Un texte passionnant et ambigu qui relate le séjour de Panaït Istrati en URSS, aux côtés de Nikos Kazantzaki.

Panaït Istrati : de la Roumanie à la France

“Pour être sublime, l’art exige la lâcheté et l’égoïsme irréprochables, ou, tout au moins, demande-t-il à l’artiste de ne considérer la souffrance humaine que comme une matière à inspiration objective. Je ne le savais pas”   . Dans Pour avoir aimé la terre, Panaït Istrati exprime ainsi sa douleur et son incompréhension face à l’indifférence de l’art et des hommes. Sa lucidité, sa générosité, son art de conter, en font un grand auteur de la littérature française, quoique le public l’ignore trop souvent.

Mais parler de littérature française, n’est-ce pas déjà mal s’exprimer ? On a tenté de définir Istrati de bien des manières différentes : écrivain roumain d’expression française, écrivain français d’origine roumaine, écrivain francophone, écrivain de langue française… Rien de tout cela ne rend vraiment le génie de celui qui, né à Braila en Roumanie d’un contrebandier grec et d’une paysanne roumaine, apprit le français à 33 ans. Encouragé par Romain Rolland, son mentor, il se met à écrire tout aussi tard, en français, et accède immédiatement à la gloire littéraire. Que de chemin parcouru pour l’autodidacte qui avait vécu de tous les petits métiers et dans tous les pays : garçon pâtissier, mécanicien, homme-sandwich, peintre en bâtiment, domestique ! Clandestin parfois, révolutionnaire au grand cœur, Istrati n’est pas si différent de ces haïdouks qui peuplent ses livres.

Mais l’histoire ne finit pas aussi bien qu’elle avait commencé. En 1927, Panaït Istrati se rend en URSS pour le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre. Cruelle désillusion. En 1929, il publie le récit de ce voyage, dans un texte intitulé Vers l’autre flamme : ce sera un scandale dans le milieu littéraire français, qui n’accepte pas que l’on critique la Russie soviétique. Nous sommes plusieurs années avant Retour de l’URSS de Gide, qui connaîtra un accueil similaire. Romain Rolland se détourne de Panaït, Henri Barbusse l’assassine à coups de mots. Istrati retourne en Roumanie et y meurt en 1935. Mais le pire, sans doute, est sa mort éditoriale : les maisons se détournent de lui, puis il est oublié. Ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’on le découvre à nouveau : juste revanche de l’Histoire. Plus récemment, l’intérêt semble s’être encore accru, comme en témoigne la publication de ses œuvres (quasi) complètes aux Éditions Phébus en 2006.

“Accroché aux hommes”


Une toute nouvelle parution témoigne de ce regain d’intérêt : il s’agit du texte d’Eleni Samios-Kazantzaki, La Véritable Tragédie de Panaït Istrati. Eleni Samios-Kazantzaki fut l’épouse de Nikos Kazantzaki, le grand écrivain grec dont les livres Zorba le Grec, La Liberté et la Mort, ou encore Le Christ recrucifié, ont fait le tour du monde. En 1927, c’est en compagnie de Nikos et d’Eleni que Panaït traverse l’URSS (n’oublions pas également la compagne de Panaït, Marie-Louise Baud-Bovy, dite “Bilili”, présence éthérée et triste tout au long du livre). En somme, ce texte qu’Anselm Jappe édite et présente magnifiquement, est le pendant à Vers l’autre flamme d’Istrati   . Qu’y trouve-t-on ? Un portrait vivant de Panaït Istrati, parfois aimant, parfois acide, toujours poétique. De Kazan à Moscou, de la Géorgie à l’Arménie, la narratrice nous emporte et nous décrit l’URSS, ses régions, les femmes portant des seaux de lait, les contes géorgiens sur la reine Tamara. Le texte est fait de bric et de broc, cousu d’ellipses temporelles et de retours en arrière, de citations de lettres, d’articles, de conversations.

Mais l’intérêt du livre réside sans doute dans les relations qui se dessinent entre ces quatre individus, ou plutôt, entre Istrati, d’un côté, et Nikos et sa compagne, de l’autre. Leurs différences fondamentales affleurent de plus en plus au fil du texte, comme lorsqu’ils découvrent l’acharnement du pouvoir soviétique contre les koulaks. Istrati, révolté, dégoûté, crie au scandale. Nikos reste pragmatique, et exhorte Panaït à fermer les yeux sur ces injustices : “Tâche de voir le cercle entier, ne t’enlise pas dans le détail chaud et vivant mais parfois partial et borné. Tu risques de perdre de vue l’ensemble à cause d’un fait isolé, où tu as certainement raison. […] L’homme périt, tombe en cendres, mais la flamme, à travers d’autres corps, poursuit son cours, insatiable. Je suis fidèle à cette flamme, Panaït, voilà pourquoi je souffre à ma façon, mais je comprends et j’ai confiance. Voilà pourquoi j’aimerai sans trébucher cette réalité souvent si atroce de l’URSS, qui est devenue, à notre époque, la proie préférée de la Flamme. Tandis que toi, mon Panaït, accroché aux hommes, tu cours un grand danger, en suivant ta propre humeur sentimentale…”   . Laïus qui restera sans effets, comme on le sait. Istrati, c’est tout à son honneur, refusera de s’allier ne serait-ce qu’une seconde de plus aux idéologies qui écrasent tout sur leur passage, hommes y compris.

On peut donc douter de la déclaration finale d’Eleni Samios-Kazantzaki, selon laquelle (et justifiant ainsi son titre) la véritable tragédie d’Istrati aurait été de ne s’être jamais vraiment détourné de l’URSS. “Quelle fut la dernière pensée, le dernier regret de notre Haïdouk ? Quelle vision emporta-t-il dans la tombe ? […] Sa maison, la Russie soviétique, qu’il aima malgré tout jusqu’à son dernier souffle… Je crains fort que, peut-être, cette minute de vérité fut la vraie tragédie de Panaït Istrati”   . Loin de là, la véritable tragédie de Panaït Istrati a été d’aimer les hommes au point de vouloir les sauver d’eux-mêmes. Non seulement ils ne se sont pas laissé faire, mais ils l’ont puni d’avoir essayé. Voilà ce qui transparaît dans cet ouvrage que l’on ne saurait trop conseiller de lire

NB : Les archives de Panaït Istrati sont conservées à l'IMEC.