Dans un ouvrage tonique, Fabienne Brugère cherche à montrer qu’une authentique politique de l’individu doit être fondée sur la modernité du soutien.

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En 1966, Claude Lefort soulignait que la démocratie ne pouvait s’accommoder de l’enfermement des hommes dans les limites d’un statut ou d’une fonction. C’est sous l’égide de cet important philosophe politique, disparu en 2010, que Fabienne Brugère situe sa réflexion. On ne peut dès lors être surpris de la volonté, plusieurs fois exprimée dans l’ouvrage, de concilier la gauche avec l’individualisme. Mais l’équivocité de ce dernier terme exige une clarification.

L’auteur distingue, d’une part, des individualismes négatifs (ou destructeurs), que l’on pourrait nommer atomistes parce que supposant l’individu indépendant de tout lien social et, dès lors, favorisant le repli sur soi, et, d’autre part, positifs (ou constructifs), insistant sur la sociabilité et l’existence hors marché. Il s’agit donc, dans cette dernière perspective, de penser l’autonomisation du politique par rapport à l’économie et de valoriser "le travail de l’imagination, les sentiments, la prise en compte du collectif" (p. 38). Et, plus fondamentalement encore, de combattre les effets de la pure malchance.

A cet effet, F. Brugère prône une politique du soutien, laquelle incarnerait une troisième modernité. Dans la première, le socle de ressources nécessaires au développement individuel est constitué par la propriété privée, non seulement celle des biens mais aussi et surtout celle de soi, au sens donné à celle-ci par John Locke (propriété intrinsèque de l’homme), les deux étant profondément liées puisque l’"on ne peut pas être propriétaire de sa personne si l’on n’est pas propriétaire de biens" (p. 47). Dans la deuxième, on devient propriétaire de droits indépendamment de la propriété de biens privés. L’Etat social est ainsi l’agent de la démocratisation de la vie publique. Cette modernité est en crise, de nombreux individus ne bénéficiant pas des protections nécessaires pour se construire et s’épanouir. De surcroît, la dépendance à l’égard de l’Etat-providence, l’assurance de l’assistance promise, diminue paradoxalement la solidarité effective, celle que l’on pourrait attendre de nos proches, amis ou voisins.

Dès lors, il importe de recréer du lien, ce qui passe par une nouvelle façon de penser la protection des individus. Donner une réalité aux droits sociaux, c’est donc sortir des protections attachées à l’appartenance catégorielle et saisir l’individu dans son altérité substantielle. Cette troisième modernité vise donc à rendre celui-ci capable. Cet objectif à visée universaliste implique néanmoins de s’intéresser, au niveau de sa mise en place, à des rouages déterminés et localisés, tout particulièrement ceux qui se situent dans la sphère du travail. D’autant que le sentiment de vulnérabilité ne se limite pas aux plus démunis mais concerne également l’individu intégré qui, trop souvent, souffre d’une insuffisante estime de soi. En conséquence, "le soutien est l’allié de la reconnaissance" (p. 57).

On le voit, F. Brugère place sa réflexion sous le patronage des théoriciens de la reconnaissance, notamment Axel Honneth. Elle ne limite évidemment pas cette nécessité de la reconnaissance à ceux qui subissent des discriminations liées à leur appartenance ethnico-culturelle. L’attention au genre est très présente, celui-ci étant "un instrument pour cerner des relations de pouvoir qui se font au profit de déterminations masculines" (p. 59). Le genre étant relationnel, il permet donc de corriger, dans une perspective émancipatrice, les identités discriminantes liées au sexe. La parité est par conséquent perçue comme un outil pour construire un individualisme positif et garantir aux femmes l’égalité morale à laquelle elles ont droit.

On doit souligner que l’auteur accorde une attention bienvenue à des philosophes qui ont fermement critiqué les dangers d’une politique stricte de reconnaissance. Ainsi elle cite opportunément l’interlocutrice inspirée d’A. Honneth, Nancy Fraser. Pour cette dernière, il convient de réinterpréter la reconnaissance en termes de statut. Aussi, ce qui devient important dans la non-reconnaissance, n’est-ce pas la dépréciation de l’identité collective mais la subordination sociale. Il importe, par conséquent, de rendre optimales les chances de participation au destin d’une collectivité en dénonçant les lois, les règlements administratifs, les pratiques professionnelles, etc. qui permettent l’existence de citoyens de seconde zone. On sera donc particulièrement attentif aux situations de vulnérabilité qui, écrit l’auteur, créent un droit à la sollicitude. Je partage bien entendu l’inspiration de la réflexion de F. Brugère. Je regrette cependant qu’elle passe sous silence les importantes analyses de Ronald Dworkin qui, précisément, proposent une figure de la justice comme sollicitude. De même, je suis surpris de l’absence de référence, ne serait-ce qu’en note, à la notion de "classes de vulnérabilité" énoncée par Philpp Pettit et prolongée par Cécile Laborde.

Dans la même famille de pensée, on ne s’étonnera évidemment pas des nombreuses références aux théoriciens des capabilités, au premier rang desquels on trouve Amartya Sen et Martha Nussbaum. L’un des grands mérites de ces derniers est de réussir à concilier l’examen des situations concrètes et l’exigence de théorisation. Cette dernière emprunte, et c’est tout son intérêt, des voies différentes de celles privilégiées par les philosophes contractualistes. Plutôt que de labourer le sillon creusé par Hobbes, puis par Locke, Rousseau, Kant et, bien entendu, Rawls (et encore Dworkin ou Nozick), Sen exhume, au sein des Lumières, une autre tradition. A ce qu’il nomme l’institutionnalisme transcendantal, il oppose la pensée comparative présente chez Smith, Condorcet, Mary Wollstonecraft, Marx ou John Stuart Mill. Une des façons les plus simples de mesurer ce qui sépare les deux approches est de dire que là où la première se demande quelles seraient les institutions parfaitement justes, la seconde choisit de poser la question de savoir comment faire progresser la justice. Autrement dit, cette dernière se concentrera sur des réalisations alors que la première privilégiera les dispositifs (pp 76-81). Sen et Nussbaum partent en effet de l'existence effective et se demandent si les êtres humains ont la possibilité réelle de réaliser les capacités qui sont inhérentes à l'accomplissement d'une vie digne d'être vécue. De là, ils remontent aux institutions et aux politiques publiques en vue de les évaluer et, éventuellement, de les réformer. Dès lors, une politique des capabilités "consiste à corriger les inégalités d’accès à l’espace public urbain […] Il s’agit d’élargir la “carte mentale” des filles et des femmes quand elles se déplacent dans la ville, tant la neutralité de l’espace urbain n’existe pas" (p. 80). Démarche réaliste, sans doute plus consciente que celle des rawlsiens de stricte observance des limites et des imperfections propres à toutes les sociétés humaines. On ne sera donc pas surpris de l’insistance sur le rôle de l’éducation citoyenne (pp. 81-84). C’est dans cette approche perfectionniste, plus ou moins avouée (sauf erreur, le terme n’est pas mentionné), que s’inscrit la pensée de F. Brugère