Pierre Macherey recompose une histoire d’un pan de la philosophie " française", en examinant à la fois les philosophes qui la structurent et les institutions qui la diffusent.

Pour quelques-uns ce sera l’occasion d’abord de se souvenir que d’autres travaux de ce type, nécessaires, ont déjà eu lieu. C’était dans les années 1980. Patrice Vermeuren et Stéphane Douailler publiaient des textes sur Victor Cousin, Edgar Quinet, François Guizot, en analysant les liens entre la philosophie et l’Etat, au XIX° siècle. À cela s’est ajoutée, la réédition d’ouvrages dans le Corpus des œuvres philosophiques de langue française (Paris, Fayard). Pour ceux qui ont longtemps travaillé sur Immanuel Kant, le nom de Jules Barni renverra aussi à des souvenirs précis, depuis notamment que sa traduction des Critiques a été reconsidérée, dans des éditions plus récentes. Enfin, nul n’a oublié les querelles rafraichies dans les années 1990, autour d’une "philosophie française " qui serait plus "littéraire " et moins "lourde" que la "philosophie allemande ", laquelle cachait bien autre chose et peut-être un certain culte, jouxtant une image éternelle de la francité !
   
Macherey connaît ce décor, même si ce n’est pas toujours en rapport avec lui qu’il a publié successivement – dans des revues comme Europe, Futur Antérieur, Revue de Synthèses, Corpus, ... - les divers articles qui composent cet ouvrage. Aussi clarifie-t-il d’emblée sa propre hypothèse de travail dans cette synthèse : le moment où la philosophie a commencé à devenir "française", mais aussi simultanément et concurremment "allemande", coïncide avec l’avènement des États nations à l’époque post-révolutionnaire. A partir de cette époque, l’organisation globale de la société est remaniée et le statut social du philosophe change. En ce qui regarde la seule France, cette mutation a pris la forme d’une intense politisation du discours philosophique, chargé alors de valeurs pratiques. Faire de la philosophie dans ce cadre, c’était prendre position au sein de la mise en place de la forme républicaine d’organisation de la vie collective. Mais ce n’est pas tout. Ce moment correspond aussi avec l’incorporation des philosophes à un métier et à une catégorie spécifique d’agents sociaux. L’émergence d’un label officiel (de "philosophe") déborde la figure du sage pour donner lieu à celle du professeur, de l’éducateur voué comme tel à intervenir dans la vie publique. C’est dans ces conditions précises que le philosophe est lui-même devenu professeur, en même temps que la philosophie devenait de son côté matière d’enseignement, une discipline, avec son programme, ses types d’exercices et ses modes d’évaluation.
   
On comprend pourquoi l’Avant-propos s’intéresse à la manière dont la philosophie est "devenue " française, histoire d’éviter de laisser croire à une "nature" de celle-ci. Elle l’est devenue dans des institutions, l’école, destinée à cultiver l’honnête homme ou à préparer et façonner de futurs professeurs spécialisés en philosophie, mais aussi à former des citoyens, dans le contexte propre de la République parlementaire. Cette philosophie est donc destinée à un public élargi. Ainsi devient-elle "à plein titre et de plein droit " "française", de langue française, certes, mais aussi dans une langue qui est devenue celle de l’Etat – le "français national ", décrit par Renée Balibar et Dominique Laporte, il y a quelques 35 ans -, pliée aux règles de fonctionnement de l’enseignement public. Ses rapports avec les sciences et la littérature se codifient, d’ailleurs au moment même où ces "disciplines" sont elles aussi instituées scolairement. Macherey résume les débats centraux autour de ces questions dans cet Avant-propos (naissance des "sciences humaines ", au sens de Foucault, reprise de manière kantienne de l’opposition nature-liberté, question de savoir si la philosophie occupe un champ à part, souveraineté de la philosophie, ...).
   
Les études conduites par Macherey, sur des auteurs dont la vie coïncide avec l’époque de la mise en place des institutions de la France républicaine, sont au nombre de dix-sept. Elles nous placent devant la pensée de Sieyès, des Idéologues, de Joseph de Maistre, de Bonald, Guizot, Comte, Cousin, Proudhon, Renan et Barni. Elles ont chacune la précision que l’on reconnaît habituellement à Macherey.
   
Le premier chapitre/article dessine le cadre global de l’analyse. S’agissant de Emmanuel-Joseph Sieyès, Macherey se focalise sur un point : l’émergence dans son écrit (Qu’est-ce que le Tiers-état ?) de l’Etat-nation. Sieyès forge le mythe de la nation française, en rapportant cette nation à un territoire, une population dont la nature n’est justiciable d’aucun droit. L’écrit de Sieyès est certes paradoxal (appuyé d’ailleurs sur le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau), puisqu’il fait coexister deux thèmes : la rationalité du droit et l’irrationalité d’une réalité historique du peuple, l’universalisme et le particularisme, le formalisme et le naturalisme. Mais c’est le second aspect qui gouverne le premier et qui organise le legs de Sieyès. Ainsi donc, et la démonstration de Macherey traverse la déclaration de Sieyès, et la met en parallèle avec Rousseau afin de mieux faire émerger les différences, le mythe de la francité devient central. La philosophie "française" peut s’ancrer en lui.
   
Le passage à la deuxième exploration suit la même logique. Il s'agit maintenant des Idéologues. Et Macherey de confirmer la signification de sa recherche. L'idéologie est inséparable de l'effort en vue d'effectuer concrètement la synthèse entre une philosophie et une pédagogie. Dans ce dessein, les Idéologues, à partir de 1796, en la personne de Destutt de Tracy, construisent une grammaire et une logique codifiant l'exercice de la pensée. C'est grâce à ces "instruments" que le pouvoir intellectuel a joué la carte de l'insertion de la pensée scientifique dans le fonctionnement réel de la société, en rapport avec la représentation d'une société enseignante. Corrélativement, les textes publiés par les Idéologues fournissent le tableau d'ensemble d'une société organisée autour de valeurs de conformité susceptibles d'alimenter une école publique de plus en plus chargée de se substituer à l'Eglise, afin d'assurer, par le moyen de spécialistes formés à cette intention, un gouvernement des esprits. C'est au cœur de ce projet global que s'inscrit le travail de constitution du terme "idéologie". Il a d'abord été lancé pour servir au projet d'une réforme de la philosophie inspirée de Bacon, Locke et Condillac. Par là, il a rendu féconde l'étude du monde mental et moral tel qu'approché dans ce cadre. Puis, le terme a servi à muer la philosophie en science de la pensée, facilitant la démarcation entre cette philosophie et l'ancienne métaphysique. Comme on le sait la carrière du terme ne s'arrête pas là, même si elle a délimité jusque là le besoin d'une philosophie pour la démocratie et l'école républicaines. Et Macherey de conclure que les Idéologues, avec une majuscule, ont été les idéologues, sans majuscule, du type de société qu'ils cherchaient à promouvoir et à laquelle ils prétendaient offrir ses garanties scientifiques.
    
La question de l'idéologie n'est pas close pour autant. Macherey se lance, à partir de ce point de départ, dans une analyse du processus de péjoratisation de l'idéologie de Napoléon à Marx. Qu'entendre par là ? D'abord, que les Idéologues ont cru fonder une science au champ infini et à la durée de vie très longue. Inutile de souligner que ce ne fut pas le cas. Le mot "idéologie " a très vite cessé d'être le nom propre d'une discipline scientifique de pointe, pour faire son entrée dans le langage commun et commencer à y exister sous la seule formule de l'idéologie sans majuscule cette fois. La remise en question est venue des politiques, mais pas tout à fait de l'extérieur, puisque la conception de la notion jouait déjà à la fois sur le registre de la science et sur celui de l'idéologie. Cette mutation a coïncidé avec le moment où la forme républicaine mise en place par le Directoire a basculé sous le poids de ses contradictions internes et cédé la place au Consulat d'abord puis à l'Empire. Napoléon est ici la pièce maîtresse, mais à condition de ne pas confondre Bonaparte, le sabre éclairé dont la Révolution, croyait-on, avait besoin et l'empereur. Bonaparte, devenu Napoléon, est lâché par les Idéologues, qu'il dénonce à son tour. C'est alors que, pour Napoléon, l'idéologie devient un terme péjoratif, synonyme d'insoumission ou de manipulateur d'idées, vain et fumeux phraseur, fauteur d'illusion, qui se tient à distance de la réalité et de ses problèmes concrets auxquels l'idéologue substitue un jeu stérile de spéculations creuses, une gesticulation verbale. Ainsi commence une vie nouvelle pour la notion, sous la forme dépréciative de discours vague et trompeur, dont la vacuité, ajoute Macherey, ne peut impressionner que des naïfs. Ou pour préciser encore : "Le discours sur la fin des idéologies, ..., n'est pas apparu d'hier, et il a commencé à être tenu dès que le mot, soustrait au contrôle de ses initiateurs, ..., a fait sa réapparition sous sa nouvelle forme péjorative et négative".
   
Encore ne convient-il pas de laisser croire que cette construction de la philosophie "française" s’opère linéairement, sans heurts. Pour la saisir avec pertinence, il faut faire une place à ceux qui résistent à ce déploiement, et notamment à ceux qui tiennent à la "tradition ". Et ce d’autant plus qu’on a bien trop vite fait de rejeter tel ou tel penseur sous ce prétexte, devenant ainsi ignorant des contradictions internes des pensées et des novations dont certains peuvent être le moteur. Tels sont par exemple, sous la plume de Macherey, Bonald, Maistre et Chateaubriand, pour ne pas parler du jeune Lamennais. Ils ont d’ailleurs, en leur temps, été reconnus comme des novateurs. Et d’ailleurs, ils sont moins traditionnalistes qu’ils ne forgent une "nouvelle tradition". Ils se sont absolument opposés à l’esprit de la Révolution, mais ont été obligés d’inventer une solution au dilemme suivant : ou bien revenir purement et simplement à la tradition dans sa forme antérieure, ce qui de toute manière est impossible ; ou bien opposer au discours des "progressistes"  un contre-discours élaboré, dont le contenu les fait tout de même rentrer dans le mouvement qu’ils entreprennent de contrecarrer. Leur discours doit donc comporter un élément d’innovation.
Conséquence par ailleurs : leurs discours suscitent aussi des effets paradoxaux, et la dualité tradition-innovation n’est pas aussi mécanique qu’on peut le croire. D’une manière ou d’une autre, nul ne peut faire fi des exigences particulières imposées par la situation nouvelle. Le mouvement de rétrogradation entrepris, notamment en tentant de redonner vie aux croyances élémentaires et à la propagation de la foi, produit des effets inattendus. Car, loin de se focaliser sur une psychologie, ces écrivains ébauchent le mouvement de constitution d’une sociologie avant la lettre, finissant par remettre en question le sens de la tradition tout en raisonnant sur la tradition.
   
La démonstration de Macherey est toute orientée vers ces commencements de la sociologie, car il y voit le lien le conduisant à Auguste Compte, qui l’occupe longuement. Il n’est plus temps de se concentrer sur la conscience individuelle et la naissance des idées, à travers une Idéologie (ici la science). Il faut maintenant penser l’existence de faits sociaux indépendants des phénomènes de la conscience individuelle comme il faut analyser la conscience en référence aux synthèses collectives. En ce sens, Macherey a raison de faire venir au jour ces fils de la pensée qui, apparemment très éloignés, trouvent des compositions particulières (par rapprochements, transferts, déplacements). C’est donc, maintenant, à la question des rapports sociaux qu’il faut s’attaquer.
   
Afin d’entrer dans la question, Macherey pose son hypothèse. Ce concept de "rapports sociaux" est original, il appartient à l’histoire de la pensée et de la société modernes, il exprime un mode de théorisation du social lié à l’émergence d’un type nouveau de société. Le fait que ce concept se prononce au pluriel est aussi symptomatique. Cela signale une rupture théorique correspondant à une mutation de l’organisation sociale elle-même. Ce concept enfin veut renvoyer au problème de l’unité de la société, tel qu’il peut se dessiner dans une société issue de la Révolution, et dans laquelle il faut repenser le champ des représentations sociales. Il permet de confronter les nouvelles positions idéologiques : conservatisme, libéralisme, socialisme, ces trois positions dont cet ouvrage retrace pour partie la genèse, au fil de ses chapitres. Son fonctionnement, relativement au projet de l’ouvrage d’édifier les éléments constitutifs d’une philosophie "française", se manifeste dans trois textes choisis par Macherey aux fins de confrontation : le dernier texte publié par Bonald (tradition et solidarité sont les principes constituants de la société) ; l’exposé de la doctrine de Saint-Simon dans un texte de Bazard édité par Hippolyte Carnot (une théorie de l’association et messianisme de la fin de l’histoire) ; un groupe de texte du jeune Guisot. Ces efforts pour théoriser la nature propre de la société font apparaître qu’ils ont pour objet une même réalité, dont ils révèlent les aspects antagoniques.
   
C’est ici qu’intervient une série d’articles (de chapitres) consacrée à Auguste Comte, série dans laquelle fonctionnent à nouveau les éléments mis en scène au préalable. Avec Comte, cette philosophie "française" s’installe dans le dilemme de la révolution et de la contre-révolution. Et la philosophie positive contribue maintenant à informer la société de son temps, et vraisemblablement, ajoute Macherey, du moins pour une part, la nôtre, puisque ses idées ont pris corps dans des formes d’organisation sociale encore vivantes. Cela étant, qu’est-ce que ce positivisme, sinon une anthropologie naturelle et rationnelle qui repense tout l’ordre du monde en fonction d’une perspective assignée par la position de l’homme à sa périphérie (à l’encontre des croyances religieuses) ? Mais ce n’est pas tout. C’est aussi une philosophie qui conduit à un système social réconciliant ordre et progrès, au nom d’une philosophie de l’histoire inspirée par une conception de la finalité. Cet ensemble de données, Comte les puise d’ailleurs dans sa critique de la pensée des Lumières et en particulier de l’Encyclopédie (trop peu circulaire à ses yeux). Il s’appuie sur Condorcet, quoique de manière critique, puisque ce dernier a établi le principe d’une "marche" de la civilisation. Mais Comte donne à cette notion une signification "naturelle", s’inspirant de traités d’histoire naturelle (biologie et médecine). Dès lors, cette histoire présente les caractéristiques d’une évolution continue dont les moments sont à la fois différenciées et liés entre eux à l’intérieur d’un seul et unique développement dont ils constituent les étapes. En défendant ce point de vue, insiste Macherey, Comte repense la philosophie de l’histoire sous un nouveau concept, et la réinscrit dans un contexte qui n’est plus celui du XVIII° siècle : la succession des faits s’y déroule sur fond de permanence et la discontinuité apparente des événements montre une continuité fondamentale de son évolution. Il y a nécessité du progrès, parce qu’il se trouve inscrit dans un ordre initial. Dans cette logique, Macherey met alors au jour une métaphysique du positivisme.
   
Venons-en aux débuts philosophiques de Victor Cousin, qu’on "sauvera" d’emblée de l’opinion qui l’associe à une manière creuse de penser. Ce propos dissimule le fait que Cousin a été en son temps une espèce de novateur, faisant fonctionner cette "philosophie française" dont nous parlons au travers de dispositifs d’exposition et de transmission des idées, qui, faut-il le rappeler, subsistent encore de nos jours. De Cousin on retiendra qu’il fut successivement professeur et administrateur. Il est devenu le chef d’une école philosophique française, d’où sa présence dans ce volume, et s’est consacré à l’organisation de l’Instruction publique puis de l’enseignement de la philosophie. Héritier à certains égards de la Révolution française, il est aussi le produit du régime scolaire de l’Empire (par Ecole normale interposée). Ayant découvert la philosophie à l’université, il conçoit le projet d’intervenir et d’innover dans ce domaine. Ce sera fait à partir de 1818-1820. Il rejette Descartes – on notera le paradoxe, puisque Descartes, que l’on suive André Glucksmann ou non, est considéré comme un philosophe "bien français" (par opposition à la "lourdeur Allemande", disent quelques contemporains) -, affirmant préférer faire confiance au sens commun. Après deux voyages en Allemagne (et la rencontre avec Hegel, Schlegel, Schelling, Goethe, ...), il reconstitue un système philosophique, une spéculation métaphysique qui prend le nom d’éclectisme. Il s’agit de surmonter l’opposition des tendances philosophiques opposées, matérialisme et idéalisme. Cousin pense pouvoir faire la synthèse de ces principes, en s’appuyant sur l’idée d’une "raison impersonnelle" qui les comprendrait également, mais sans faire jouer une dialectique. L’objectif final demeure celui-ci : donner à la philosophie le régime d’une religion rationnelle.
   
Et tant qu’à faire de parler de "religion " dans ce cadre de la philosophie "français ", autant parler aussi de l’idéologie de la laïcité. Le chapitre XIV y est consacré. Il s’ouvre sur la question : Quel contenu assigner à l’idée de laïcité ? S’agit-il d’une évidence naturelle, universelle et nécessaire ? Macherey rappelle qu’en tout cas, elle se présente d’abord sous une forme polémique et répulsive. Son concept institue un partage. Il n’est d’ailleurs pas évident que l’idée de "neutralité " qu’on lui accole en soit le meilleur commentaire. Quant à ses présupposés, ils sont au nombre de 7 :

1 – La Laïcité se présente comme une idéologie politique dont l’orientation est nationale et républicaine.

2 - Elle s’inscrit dans la tradition des Droits de l’homme (1789), et celle du suffrage universel (1848).

3 - Elle est en corrélation avec l’esprit public. Et une idée de l’unité et de la cohésion du peuple qui ne doit pas être divisé par les croyances. Cf. Le terme Laïque : dérivé de klerikos, laïkos exprime le fait d’être du peuple (laos). Et d’un peuple qui doit être libéré par une institution spécifique : l’école, dont le rôle est de diffuser une représentation unifiée de l’organisation de la société.

4 – Elle relève d’une idéologie pédagogique : édification et formation du citoyen lui appartiennent. La République enseignante confère à ses membres une studieuse citoyenneté, scolairement sanctionnée. Implique évidemment le partage entre le temporel et le spirituel, donc la séparation de l’Etat et de l’Eglise.

5 – Elle devient ainsi une idéologie morale (passage de l’instruction à l’éducation puis à la formation). La cohésion organique qu’elle défend doit triompher : elle lie les hommes par l’entremise d’une loi qui est en dernière instance "naturelle".

6 – Alors elle apparaît sous la forme d’une idéologie sociale : le social est censé assurer la jonction entre le politique, le pédagogique et la morale (point d’appui : Condorcet, l’Esquisse, le dernier tableau). La société démocratique et laïque édifie les rapports sociaux sur la transparence et l’automatisme de la communication.

7 – En ce sens, elle est une idéologie religieuse (relier) : elle est porteuse d’une force de conviction irrésistible parce qu’elle est soutenue par la certitude du progrès collectif. Cf. Les ouvrages qui portent sur la Foi laïque (Ferdinand Buisson, Zola).

Restituer les bases religieuses (en un sens particulier) à la culture laïque, c’est faire ressortir son caractère composite. Elle se constitue ainsi en idéologie de la réconciliation, grâce à l’école de la République.  C’est tout un pan de ce système que reprend, par exemple, Jules Barni en 1868. Cette fois, nous arrivons à la fin du siècle exploré. Barni développe l’idée selon laquelle la morale est démocratique en raison de sa valeur formatrice et éducatrice. La démocratie authentique est donc morale en son essence. La morale est aussi la condition et la garantie de la politique. Elle enracine en effet les règles organisant le droit commun dans l’intimité profonde des consciences. En somme, pas de démocratie authentique sans citoyens vertueux, formés à l’idéal de dignité qui doit d’abord s’inscrire à l’intérieur de leur conscience, avant de s’appliquer à leurs rapports sociaux mutuels. Deux éléments viennent ici en avant dans la philosophie "française" : la question du rapport entre l’individuel et le collectif (Barni privilégiant l’idée d’une réciprocité complète entre l’individuel et le collectif) ; et celle de l’impératif catégorique (repris à Kant, sous l’idée d’autonomie indissociable du respect de la loi). Barni a, en ce sens, préparé et réussi l’entrée de la philosophie de Kant dans les institutions mêmes de la République française.

On pourrait encore largement commenter les richesses que l’on peut puiser dans cet ouvrage. Richesses informatives, pour tous ceux qui ne connaissent pas les philosophes cités (y compris Proudhon, Renan, dont nous n’avons pas parlé) ; richesse théorique ensuite, puisque l’idée centrale de Macherey est celle-ci : en dehors de la mythologie de la "clarté" de la philosophie française, il y a bien une réalité à faire valoir, celle de ces "petits" auteurs philosophiques qui ont fait exister une certaine philosophie dans les institutions où elle s’est renforcée et reproduite