La critique sociale n’a pas disparu, le philosophe allemand Axel Honneth en est un représentant. Il renouvelle aujourd’hui les thèses de la Théorie critique (Ecole de Francfort) à partir des déchirements de la société contemporaine.

    En langue française, nous disposons de lui quelques travaux qu’il était absolument nécessaire de compléter. Lui ? Axel Honneth, philosophe allemand contemporain, héritier de la Théorie critique (née à la fin des années 1920, à Francfort), successeur, en 2001, des premiers dirigeants de l’Institut de recherche sociale (dont Max Horkheimer, Adorno, ...), développe sa théorie de la société et son approche de l’économie et de la politique, en continuité avec cette Théorie. Il rencontre la tradition marxiste, la repense dans le cadre d’une théorie sociale, l’articule à la psychanalyse, à la sociologie, et ne cesse de travailler à trouver des modes de coopération entre la philosophie sociale, ces sciences et l’étude de la culture. Son concept central est déployé dans l’ouvrage Lutte pour la reconnaissance (2000). Chacun entend bien dans ce titre la reconsidération du concept hégélien de reconnaissance, dont la portée est sans aucun doute renouvelée d’autant qu’il fait l’objet désormais d’une réactualisation et d’une nouvelle discussion. 
   
Le recueil d’articles ici présenté éclaire l’ensemble des démarches de Honneth, puisqu’il s’étend largement sur ses concepts et démarches fondamentaux, et permet de mieux saisir son positionnement, tant philosophique, sociologique que relatif à la psychanalyse. Pour ceux qui suivent de près ses publications, ils y trouvent rassemblés des articles bien connus en langue allemande, mais laissés de côté par le public français par difficulté d’approche. Pour les autres, un tel recueil offre une opportunité : aborder cet auteur à partir de textes assez brefs pour faciliter la compréhension des concepts centraux et assez divers pour donner une perspective explicite à une pensée importante pour la fin du XXe siècle certainement, éventuellement pour le début du XXIe siècle.
   
Ainsi trouvons-nous, successivement, des articles répartis en quatre parties : Les origines d’une tradition de pensée (examinant la logique de l’émancipation, le travail et l’agir communicationnel, l’œuvre de Lukacs) ; Les transformations de la Théorie critique (sur Max Horkheimer, l’anthropologie de la connaissance de l’Ecole de Francfort, la théorie de Jürgen Habermas) ; Psychanalyse et Théorie critique (psychanalyse et théorie de la reconnaissance, la théorie du soi présocial) ; Actualité de la Théorie critique (redéfinition de la Théorie critique, préservation d’une tradition, théorie de la justice). Un seul d’entre ces articles a été publié auparavant en français dans la revue Travailler (2007).
   
Intéressons-nous d’abord à la logique de l’émancipation, d’autant que ce concept est remis en jeu de nos jours, par le truchement de Jacques Rancière. D’emblée Honneth le rattache au marxisme, et à son potentiel de stimulation théorique. Mais c’est pour constater aussi que le marxisme n’est plus le mouvement de pensée indépassable de notre époque, aux yeux de beaucoup, qui préfèrent l’historiciser (le dévaluer, par conséquent, ajoute-t-il). L’idée de Honneth, dans un article qui date de 1989, est de renouer avec les intentions de Marx, en tenant compte des critiques adressées savamment par des chercheurs. En faisant le détour par la philosophie analytique, on constate que les remises en question du marxisme portent sur son réductionnisme économique (base-superstructure), et son incapacité à penser la logique propre des superstructures. C’est ce pourquoi de nombreux chercheurs ont tenté d’autres analyses, dont on ne peut d’ailleurs pas ne pas tenir compte. Par exemple : en pensant l’agir stratégique des acteurs, en reconstituant une théorie de la culture, en développant une analyse du pouvoir social. Parmi les auteurs cités, auprès desquels nous avons beaucoup à apprendre (en général anglo-saxons), il y a Michel Foucault. Tous, affirme Honneth, choisissent un autre paradigme que le marxisme pour analyser la société. Mais, ajoutent-il, ils revoient Marx « à la baisse ». Honneth choisit de revenir à lui, par le biais de la question de l’émancipation. Car Marx liait la thèse de l’émancipation à l’objectif d’une analyse de la société. En étudiant alors le concept de travail chez Marx, Honneth renoue effectivement avec Marx, ou plutôt ses « intentions », et met en place son propre paradigme, celui de la reconnaissance (par Hegel interposé). La question traitée est donc celle-ci : comment pouvons-nous à nouveau réunir en une seule théorie de la société l’analyse du capitalisme et le projet d’émancipation, si nous ne disposons plus de l’articulation catégoriale qu’offrait le paradigme marxien du travail (et dans des situations de travail qui ont radicalement changé) ? 
   
Un chapitre suivant, dont la rédaction est antérieure de 9 ans (1980), précise à cet égard comment retravailler la relation entre objectivation, aliénation et émancipation. Pouvons-nous encore penser de nos jours un contenu émancipateur du travail social ? Même si l’on ne souhaite pas faire passer au second plan la pratique de domination politique, il n’en reste pas moins que la conception du travail et son interprétation (anthropologique et politique) donnent ou non une visée révolutionnaire à la théorie. On sait qu’il est de plus en plus difficile d’expliquer les ambitions émancipatrices du prolétariat sur la base des expériences dans le travail. Le travail et la conception de ce dernier ont changé de nature. Du coup, ce même processus de changement des formes a réduit le rôle joué par le concept de travail dans le développement de la théorie sociale. Cela retire aux formes du travail la force de développement subjectif que Marx avait assigné à l’activité de travail. En quoi il importe de réélaborer un concept critique de travail (à l’occasion, à l’encontre de ceux qui déportent expressément la question de l’émancipation en-dehors de cette sphère).
   
Ces deux premières analyses permettent de déboucher sur plusieurs articles qui, cette fois, passent par d’autres objets. Notamment, par la question de la culture. En 1990, Honneth rédige un article sur le jeune Lukacs, dont on sait qu’il a fait de la crise de la culture le centre de son œuvre. Honneth précise d’emblée que ce ne sont pas les moyens philosophiques mis en œuvre par le philosophe hongrois qui l’intéressent, mais la problématique à laquelle il tente de répondre. En effet, la question qui habite Lukacs est celle des conditions culturelles d’une socialisation équilibrée et réussie. La crise de la culture « actuelle » se manifeste dans l’état d’aliénation de l’homme moderne. Quelles en sont les causes ? Les troubles de l’intégration culturelle, et par conséquent les pathologies sociales. Honneth entreprend alors d’exposer cette pensée, mais dans le but de clarifier les problèmes qui se posent aujourd’hui dans le domaine de la théorie sociale, et moins pour célébrer « l’anticapitalisme romantique » de l’auteur (l’expression est de Lukacs même), par ailleurs construit à partir du déchirement particulier lié aux formes de vie des sociétés modernes industrialisées. Quoi qu’on en pense, par ailleurs, c’est cette dimension qui, chez Lukacs charge l’avenir de la tâche de créer les conditions qui permettront de sortir de cette situation. Enfin, même si le modèle sur lequel il établit son diagnostic est périmé, il reste que ses analyses du morcellement de la société, de la souffrance sociale, et des anticipations normatives demeurent importantes. La place faite à une culture esthétique comme mode de réalisation d’une socialisation équilibrée prête à réfléchir à nouveaux frais aux concepts requis par une théorie sociale.
   
Suite à ce chapitre, il est extrêmement intéressant de lire le suivant (1986) consacré à Horkheimer. Allons à l’essentiel, puisque ce philosophe est tout de même bien connu. Ce que Honneth prend en charge dans ce chapitre, c’est globalement l’idée selon laquelle la théorie sociale ne peut se dispenser d’une théorie de ses propres origines et développements. La théorie de la société ne peut être réduite à une conséquence des pratiques de transformation de la nature. La théorie tente à la fois de rendre conscientes ses propres conditions historiques constitutives et d’anticiper son contexte politique d’application. Conséquence : la pensée de Horkheimer est débordée de l’intérieur. Elle est obligée de concevoir les tâches de la théorie à partir d’un cadre interdisciplinaire et à partir d’une diminution de la domination de la théorie économique. Sociologie, psychologie, psychanalyse obligent à formuler une catégorie de culture ainsi qu’une catégorie d’institution culturelle qui n’avaient jusqu’alors pas droit de cité dans la théorie sociale. Honneth rappelle à cet égard qu’en tant que théoricien de la culture, Benjamin s’était intéressé aux changements occasionnés par le processus de modernisation capitaliste dans les structures de l’interaction sociale, dans les formes narratives de l’échange d’expériences et dans les conditions sociales de la communication. Il avait retenu que ces changements déterminent les conditions sociales dans lesquelles le passé historique entre dans l’imagination créative des masses et acquiert ainsi une importance actuelle.
   
En tout cas, si une partie de ces débats paraît vieillie, occasion nous est donnée grâce à cet ouvrage, en 2013, de reformuler une histoire des débats autour du marxisme ou internes à certains pans du marxisme, après tout pas si lointains, puisque les textes ici publiés couvrent une période qui va des années 1976 à 2008, pour la date de l’article le plus récent.
   
Un des articles demeure paradigmatique : celui qui concerne Adorno et Habermas, compte tenu à la fois de la position de chacun de ces protagonistes et des enjeux soulevés. L’article est rédigé en 1976. Il avait pour but d’analyser le déplacement argumentatif opéré dans la Théorie critique entre Adorno et Habermas. Il faut comprendre d’abord que la rédaction de l’article suit l’exposé par Habermas de sa propre Théorie critique de la société, dans les volumes de L’Agir communicationnel. L’article est annoté à nouveau en 1982, alors que Habermas a intégré dans sa théorie sociale une esthétique jusqu’alors extérieure ou réservée à Adorno. D’une manière ou d’une autre, Habermas introduit dans la Théorie critique un déplacement argumentatif qui équivaut, dit Honneth, à une réorientation intellectuelle ou à un changement de paradigme. Honneth reconnaît là quelque chose que beaucoup masquent (en tout cas à l’époque) : qu’il n’y a pas de continuité dans la tradition francfortoise. Et l’article tente de rendre compte de cette trajectoire qui fait passer la théorie critique d’une philosophie sociale marquée par le fascisme à une théorie de la société qui s’appuie sur un double travail : de clarification théorique (y compris épistémologique), et d’ouverture sur l’interdisciplinaire. Mais il tente de montrer que cette réorientation trouve déjà sa source chez Adorno, autrement dit que ce changement de la théorie est interne à la Théorie critique même. Habermas finalement renoncerait aux ambitions théoriques fortes de la tradition de l’Ecole. Adorno avait déjà replié la théorie sur une résignation évidente. Habermas s’essaye à la sortir de sa posture défensive, tout en acceptant l’idée qu’elle ne peut plus se réclamer d’un mouvement prolétarien de masse. La théorie critique devient une théorie de la communication.
   
Précisons encore. Adorno, montre Honneth, conçoit l’expérience historique comme catastrophe. Le fascisme constitue toujours chez lui un point de repère, parce que le point culminant d’un processus universel de réification. Cela lui permet une double critique du matérialisme historique évolutionniste (il n’y a pas de progrès linéaire et cumulatif de l’histoire), et de l’hégélianisme de gauche selon lequel la conscience du prolétariat parvient dans le marxisme à la conscience de soi. Et comme on le sait, avec Adorno, la philosophie sociale critique bascule dans un travail pessimiste d’autodémystification qui ne laisse subsister que les figures d’une théorie des œuvres d’art. La conscience de masse est désormais gérée par l’industrie culturelle et dissociée de toute expérience vécue. Seul l’art authentique incarne encore des modes de conscience soustraits à la contrainte sociale d’une logique abstraite de l’identité.
   
Quant à Habermas, selon Honneth, il travaille d’abord par " écarts " et " abstraction " relativement à Adorno. Dès lors, il développe son travail de différenciation conceptuelle en opérant notamment sur le concept de " rationalité " (dans ses liens avec le rapport entre l’émancipation par le travail et l’émancipation sociale). Ainsi s’ouvre-t-il un accès à une reconstruction de la théorie marxiste par des voies indépendantes de la tradition francfortoise. Par différence avec Adorno, Habermas se situe d’emblée dans la perspective d’une théorie de l’action. Il s’efforce de montrer le lien entre les formes de rationalité et les types d’action. Il introduit ainsi une interprétation pragmatiste de la raison instrumentale. Au travail social, seule forme de pratique que la Théorie critique prenait en considération, il ajoute une autre forme, essentielle, à savoir l’action communicationnelle. Travail et interaction constituent le nouveau fond de la théorie, mais de ce fait, la « rationalité esthétique » perd aussi sa force critique. La nouvelle théorie proposée par Habermas mobilise explicitement un certain nombre d’hypothèses d’une théorie générale de la société et des structures d’action qui la constituent. Mais selon Honneth, ce déplacement se paie de l’affaiblissement de l’ambition critique de la théorie, le processus d’émancipation sociale est neutralisé.
   
Plusieurs articles déploient cette lecture de Habermas. Ils confèrent plus d’ampleur aux propos ici rapportés. Mais ils n’énoncent pas encore le point original de la démarche propre de Honneth, et qui donne son titre, finalement, à cet ouvrage : la notion de déchirement. Il faut attendre les derniers chapitres du livre (la quatrième partie) pour que l’on puisse revenir sur la notion de reconnaissance, par laquelle Honneth est connu en France. Et Honneth de cadrer sa perspective dans la droite ligne de ses remarques précédentes : il s’agit à nouveau de faire l’effort de défendre un concept émancipatoire et humain du travail. L’auteur reconsidère alors le diagnostic à porter sur la société contemporaine (2001, ...), et sur ses déchirements. Il a recours aux ouvrages de Robert Castel. Il reformule la question qui l’intéresse : comment la catégorie de travail social peut s’inscrire dans le cadre d’une théorie de la société qui soit tel qu’à l’intérieur de cette théorie la perspective d’une amélioration qualitative ne soit plus purement utopique ? Encore faut-il lire dans cette formule la question des conditions de reconnaissance, notamment d’une reconnaissance promise par la société. L’objectif qu’il s’assigne est donc celui-ci : montrer que l’idée d’une organisation juste de la division du travail (afin d’échapper à l’idéal d’un travail artisanal holistique, qui revient en avant dans de nombreux commentaires, de nos jours), développée, par ailleurs, initialement par Emile Durkheim, est dotée d’une force normative au pouvoir mobilisateur bien plus puissant qu’il n’y paraît à première vue.
   
Enfin, on lira avec plaisir l’un des derniers articles de ce recueil, constitué de la conférence inaugurale de Honneth à l’occasion de son investiture comme directeur de l’Institut de recherche sociale.
   
Tel qu’il est composé, et que Honneth ait donné ou non son aval à cette composition (ce n’est indiqué nulle part), l’ouvrage présente un panorama fort explicite du travail de l’auteur. Il entraine à de nombreuses discussions auxquelles les théories de la société ne sauraient échapper de nos jours, si elles veulent déboucher sur une pratique de l’émancipation. Avec cet ouvrage, nous sommes replacés au cœur de débats fondamentaux, dans lesquels la parole de Honneth mérite d’être répercutée