Ce témoignage graphique retrace la chute de Ngo Dinh Diêm, président autoritaire du sud Vietnam entre 1955 et 1963, à travers les souvenirs d'enfance de Marcelino Truong.

 Fils d’un diplomate vietnamien marié à une Française, le jeune Marcelino quitte les États-Unis après avoir goûté au rêve américain. Une étape par Saint-Malo dans la famille maternelle coupe un voyage dont la destination est Saïgon. Là-bas, durant deux ans (1961-1963), l’enfant s’immerge dans une nouvelle culture et découvre les à-côtés de la guerre. Le retour en Europe précède de quelques semaines la fin tragique du président Diêm.

Diplômé de Sciences-Po Paris, une fois son agrégation d’anglais obtenue, Marcelino Truong décide qu’il ne sera pas professeur. Autodidacte graphique, il perce dans l’illustration en travaillant pour la presse nationale et publie ses premières planches dans le magazine Métal Aventure. Au début des années 1990, Truong signe Le Dragon de bambou, une bande dessinée dans laquelle sont dépeintes les différentes strates de la société indochinoise de l’entre-deux-guerres. En suivant les pas de Marcel Clément-Rivière, un héros métis, le lecteur rencontre les principaux protagonistes de l’ancienne colonie, depuis la foule annamite jusqu’au riche colon, en passant par les missionnaires catholiques ou les triades chinoises.

 

Oncle Hô versus oncle Sam

D’un point de vue historique, Une si jolie petite guerre revient en détail sur la période 1961-1963, phase durant laquelle l’on passe d’un conflit local à la manifestation physique de la guerre froide. Suite à l’indépendance obtenue en 1954, le Vietnam est divisé en deux. Au nord, une République populaire, communiste, se met en place sous la coupe d’Hô Chih Minh, oncle Hô. Au sud, Ngo Dinh Diêm, catholique et nationaliste, devient le rempart des États-Unis, oncle Sam. Assez vite, Diêm se proclame chef d’État de la nouvelle République du Vietnam. Devant la victoire pronostiquée du nord communiste, il refuse le référendum d'autodétermination prévu en 1956. La réunification est ajournée. Désormais, chaque entité tente d’agrandir son territoire par les armes. L’arrivée de John Fitzgerald Kennedy à la Maison Blanche (1961) entraîne un accroissement de l’aide américaine en hommes et en matériel (le projet Beef up). Diêm, sous perfusion américaine, impose sa vision, aidé en cela par ses frères, Thuc l’archevêque et surtout Nhu, qui le seconde dans sa tâche. Nhu, telle l’éminence grise, œuvre dans l’ombre de ce président autoritaire. Dévot et célibataire, Diêm laisse sa belle-sœur, Madame Nhu, prendre la place de première dame.

Truong Buu Khanh, le père de l’auteur, quitte son poste d’attaché culturel à l’ambassade vietnamienne de Washington pour rejoindre Saïgon en tant que traducteur présidentiel. Promu directeur de l’Agence Vietnam-Presse, il côtoie les premiers correspondants de guerre sur place, Neil Sheehan d’United Press International (UPI) ou David Halberstam du New York Times. Pour les jeunes journalistes, Saïgon offre alors un puissant cocktail d’aventure et d’exotisme avec cette si jolie petite guerre toute proche. Pas besoin d’autorisation pour se rendre sur le terrain. Tandis que le projet Beef up se concrétise par une flotte d’hélicoptères, Marcelino Truong résume ce que sera le conflit à venir. Un dialogue sur une pleine page met en scène l’officier de l’Armée de la République du Vietnam et Neil Sheehan à la fin d’une mission : "Vous avez vu ? C’est moche hein la guerre contre-insurrectionnelle ! Bon, dans deux heures vous serez sous la douche… Puis vous fumerez votre herbe, vous vous taperez votre petite pute vietnamienne et vous la trouverez bandante, finalement, cette guerre… Et la prochaine fois, vous ferez les photos que vous n’avez pas osé faire aujourd’hui. Et nous vous laisserons les faire. Et vos photos nous feront beaucoup de tort. Mais c’est ce qui nous distingue de ceux d’en face."

 

Madame Nhu

La retranscription graphique des lettres envoyées en France aux grands parents maternels mesure la portée des dégâts collatéraux au sein de la famille Truong. Développant un trouble bipolaire, le syndrome maniaco-dépressif, la santé mentale d’Yvette Truong sert de baromètre. Quelles sont les limites du voyage ? Dans la chaleur de l’appartement à Saïgon, l’étrangère ayant suivi son mari dans un pays en guerre jongle entre la belle-famille et la domesticité, l’ennui mondain et le délitement de l’exécutif. Dans le même temps, elle accouchera d’un quatrième enfant.

Tout au long de l’ouvrage, le portrait de la mère troublée se juxtapose à celui de Madame Nhu, la première dame officielle, dont l’activisme politique caricature le programme de Diêm. À la tête d’une milice féminine et féministe, les Jeunes Républicaines, "Madame" engage les Vietnamiennes dans le conflit, en réponse à l’adversaire du Nord. Si la volonté d’émanciper ses congénères passe par des détails symboliques – elle modifie la robe traditionnelle en lui donnant un col échancré moins guindé que le col chinois habituel – son ambition personnelle trouve dans le pouvoir un véritable épanouissement. Photogénique, la première dame s’affiche en couverture de Paris Match ou du New York Times pour justifier ses prises de positions. S’inspirant du credo catholique, elle participe au renforcement moral du pays et use son mandat de député. Les lois concernant l'adultère sont renforcées, le divorce est rendu plus difficile et l'avortement devient plus que jamais illégal.

En février 1962, un attentat physique contre ce pouvoir hors sol se solde par des dégâts matériels. L’attaque aérienne du palais présidentiel terrorise la famille Truong – résidant non loin de là – plus qu’elle n’ébranle le clan Ngo Dinh. La crise bouddhiste sonnera le glas de la Diêmocratie. Au départ, une brimade de Monseigneur Thuc autour du drapeau bouddhique conduit à l’immolation publique par le feu d’un bonze en juin 1963. Des photos de l’événement, reprises par la presse internationale, sensibilisent l’opinion publique. En tournée aux États-Unis dans son rôle de faire-valoir du régime familial, la jusqu'au-boutiste Madame Nhu compare l’acte sacrificiel à un "barbecue". Le mot de trop. Peu à peu, JFK lâche Diêm. Un coup d'État initié par la CIA renverse ce régime le 1er novembre 1963. Le lendemain matin, Ngo Dinh Diêm et son frère Nhu sont arrêtés puis exécutés.

Derrière l’histoire personnelle se lit un épisode de l’Histoire du Vietnam. Bien que relevant de l’autobiographie, Marcelino – enfant de cinq ans – n’est jamais seul. Dès lors, Une si jolie petite guerre présente le quotidien d’une famille, d’une parenté élargie aux oncles et aux grands parents, une langue, une cuisine. Un troisième cercle de lecture raconte les domestiques, dont le fidèle Chu Ba, incarnation du peuple vietnamien, intégré en périphérie de la famille. Truong se souvient de leurs conditions de vie, des choix ou plutôt l’absence de choix.

 

Une narration graphique

Sur vingt chapitres, Marcelino Truong pose son style, sobre et délicat, proche du “ réalisme poétique ”. Une longue pratique de l’illustration donne à chaque case sa pertinence. Truong compose. La rhétorique, ce "procédé qui plie la forme de la case à l’action qu’elle enferme " est classique, maîtrisée. La densité du récit nécessite une pagination que l’album standard (48 p.) ne peut satisfaire, rendant toute expérimentation graphique plus aléatoire avec cette production (280 p.). De nombreuses pleines pages colorisées et plusieurs doubles pages permettent d’apprécier cette ligne claire assez franche sans être orthodoxe, presque mécanique. Truong est à l’aise dans les décors orientaux. Ici, les lettres manuscrites, dont certaines sont reproduites, autant que le témoignage direct de Truong Buu Khanh, confèrent à l’ouvrage une valeur historique indéniable. Au-delà du contact paternel avec la présidence, une documentation conséquente est mise en perspective par le biais d’un travail de couleur. Une alternance chromatique cadence la lecture. Le rose rouge couvre le souvenir tandis que les dégradés de bleus racontent l’Histoire.

Une si jolie petite guerre revient sur une période méconnue, l’entre-deux-guerres du Vietnam. Si la formation universitaire de l’auteur s’est diluée dans la pratique de son art, il analyse avec mesure la montée en puissance du conflit vietnamien. Comment un JFK en quête de légitimité intérieure joue les apprentis sorciers, soutenant la minorité catholique au pouvoir avec la même volonté de contrecarrer les communistes chinois. "Décidément, au Viêtnam, tous nos “ libérateurs ” – qu’ils soient de gauche ou de droite – préféraient la voix des armes à celles des urnes"

 

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