Où il est question du dossier "Hitler et les Allemands" paru dans le Nouvel Observateur du 25 juillet 2013.

1933-2013. Le compte est rond et dans cette période de surabondance mémorielle, elle est prétexte à de nombreuses expositions à Berlin et dans le reste de l’Allemagne retraçant l’année 1933 durant laquelle le parti nazi a conquis le pouvoir. Comme tout événement mettant en scène le nazisme, ces expositions attirent le public en masse. Cela témoigne évidemment d’une curiosité des Allemands pour les heures sombres de leur passé. Toujours réduits à ce régime et à cette période de l’Histoire, il n’est pas étonnant et plutôt sain que nos voisins d’outre-rhin cherchent à comprendre l’Histoire de leur pays.

Mais voilà. Entre l’Histoire et le mythe, il n’y a qu’un pas. Et lorsque les événements sont complexes et qu’on peine à les comprendre, la distance s’efface en un instant. Pour ce qui est du nazisme, ce mythe a un nom, et une figure, et une moustache : Hitler. Hitler fut en effet très tôt un personnage, construit comme une marque publicitaire   . Son image mythique, quasi-christique, de sauveur du peuple allemand, et son contraire, celle de l’effroyable tortionnaire, cohabitent toujours fortement dans l'imaginaire contemporain, créant une lecture stéréotypée d'un phénomène historique et culturel complexe. Ce dossier du Nouvel Observateur, en se focalisant sur la figure d’Hitler, ne fait pas exception. Et pour tous ceux qui ont étudié précisément le nazisme, cette idolâtrie, qui revient régulièrement dans le traitement médiatique du nazisme, agace.

 « Oui, Hitler fait vendre » assure Odile Benyahia-Kouider, la correspondante à Berlin de l’hebdomadaire qui signe le papier introductif du dossier. Et puisque toute fortune est bonne à prendre, la Une joue les racoleuses. Drapeau allemand déstructuré ou le noir devenu brun écrase le rouge et mange progressivement un socle jaune d’or qui occupe la moitié bas de la page. Symbole facile de l’année 1933. Représentation efficace de la victoire du parti nazi, dont la couleur politique était le brun, sur leurs ennemis jurés, les communistes, les rouges. Illustration aisée du grignotage progressif de cette masse jaune et précieuse qui pourrait représenter l’Allemagne des années 1930 : « L’un des États les plus avancés du monde »   . Autre symbole iconique fort : ces yeux, tirés d’une photo d’Hitler jeune   . Ces yeux qui ainsi cadrés semblent voir, déjà, le destin inévitable qui attend le jeune Hitler. Ces yeux, enfin, qui couronnent, dans une mise en abyme assez étonnante, une moustache faite du code barre de l’hebdomadaire.

Le titre promet en noir, rouge et jaune : "Hitler et les Allemands : Comment il les a séduits et comment il les obsède encore". Ce titre est révélateur et annonce la teneur et les faiblesses du dossier. Si l’on s’en tient à la syntaxe, il est intéressant de remarquer que c’est Hitler le sujet. C’est lui qui séduit et obsède la masse passive des Allemands, indéterminés, non-individués. Ce n’est pas les Allemands et Hitler, c’est bien Hitler et les Allemands. Sans s’en rendre compte, les auteurs de cette Une nous resservent la représentation de la prétendue "Communauté du peuple" [Volksgemeinschaft] unie et homogène à laquelle les propagandistes nazis réduisaient sans cesse les Allemands au mépris d’une réalité sociale et culturelle bien plus contrastée. Mais, encore aujourd’hui, cette image est restée dans les esprits, reprenant les théories de la psychologie des foules en vogue parmi les penseurs conservateurs de l’époque. Une masse, féminine, émotive, indivisible, est aisément manipulable par un être viril, fort et, en un mot, extraordinaire   . Dans la propagande nazie, cet individu si prodigieux, si unique, si charismatique, n’est nul autre qu’Hitler. Et, aujourd’hui encore, on lui passe toutes les formules emphatiques : "Un orateur sans égal"   devenu "l’incarnation moderne du diable"   mais dont toute l’audace oratoire repose, selon Ian Kershaw, sur de "vieux truc[s] de comédiens".

Heureusement, l’historien britannique vient sauver ce dossier, qui se partage sinon entre Hitler et une description des lieux emblématiques du nazisme dédiés au tourisme noir, que l’on pourrait croire sortie d’un guide de voyage. L’idée d’interviewer Ian Kershaw dans un média grand public est toujours une excellente chose. Il est, sans conteste, l’un des plus grands spécialistes actuels de la question. Dans cet entretien, il déconstruit la plupart des clichés qui sont repris dans le reste du dossier. Tout d’abord le fait qu’Hitler, malgré son aisance à l’oral, n’aurait certainement pas pu conquérir les foules sans l’aide d’un consortium de puissants bourgeois bavarois et de certains militaires haut-gradés qui l’ont soutenu dès le début des années 1920.

L’historien britannique rappelle ensuite le climat politique singulier de l’Allemagne du début des années 1930, le ras-le-bol d’une démocratie ressentie comme imposée par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale et l’anticommunisme jusqu'au-boutiste des milieux conservateurs. Mais d’autres variables méritent d’être évoquées : l’orgueil national blessé par la défaite en 1918 alors même qu’aucune troupe ennemie n’avait foulé le sol de ce qui était encore l’empire prussien ; la situation économique déplorable du fait de la crise de 1929 ; la politique du pire poursuivie par le parti communiste persuadé que l’arrivée au pouvoir des nazis déclencherait inévitablement une révolution prolétarienne ; le montant écrasant des réparations de guerre grevant substantiellement le budget de l’État, et bien d’autres facteurs moins évidents encore.

Grâce à cet entretien, le Nouvel Observateur évite l’un des écueils les plus insupportables du traitement médiatique du nazisme qui consiste à réduire Hitler, et avec lui l’ensemble du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale, à un cas psychologique. France 2, au contraire, n’avait pas eu cette clairvoyance lors de la diffusion d’Apocalypse Hitler le 25 octobre 2011. Le film avait été suivi d’un "débat" entre un psychologue, les réalisateurs du film et Mathieu Kassovitz, qui y incarnait la voix off. Aucun historien. Comme s’il était possible de comprendre le phénomène Hitler indépendamment de tout le contexte dans lequel il est advenu.

Par ailleurs, la construction même du documentaire était problématique et traduisait cette perspective biaisée. Déjà à l’époque, Julie Maeck, chargée de recherche à l’Université libre de Bruxelles, critiquait la pertinence de la démarche : "Vouloir retracer l’avènement du nazisme par le biais étriqué de la biographie d’Hitler ne permet pas de dégager les problématiques liées au contexte économique, social et politique, qui a permis son accession au pouvoir. Apocalypse Hitler scelle un retour aux thèses intentionnalistes lancées dans les années 1950, selon lesquelles toute l’histoire du nazisme était en germe dans Mein Kampf."   . Perspective qui devait certainement beaucoup à la caution historienne de ce film : Jean-Paul Bled, éminent germaniste, qui a signé de nombreuses biographies des membres de la famille royale d’Autriche et des grandes figures de la Prusse des XVIIIe et XIXe siècles mais n’a jamais travaillé sur le nazisme.

Plus généralement, cette représentation témoigne d’une méconnaissance du nazisme de la part de la très grande majorité des Français. Assez peu d’historiens en France travaillent sur la question et peu d’entre eux ont accès aux sources en allemand. Les ouvrages traitant du sujet sont peu traduits. Depuis une vingtaine d’années, les écrits des principaux auteurs anglo-saxons ont été progressivement rendus accessibles aux lecteurs francophones, mais un effort important reste à faire du côté des travaux qui se penchent sur des aspects précis du régime nazi et de la société allemande de l’époque. Ce qui est plus surprenant encore, c'est la déconnexion entre les connaissances produites par certains universitaires sur cette période historique et les représentations que l’on en trouve dans les grands médias. Il n’est donc pas étonnant de retrouver un peu partout des représentations de l’Allemagne nazie dépassées depuis plus de cinquante ans. Malgré l‘entretien avec Ian Kershaw, le dossier du Nouvel Observateur ne déroge pas à la règle.

Odile Benyahia-Kouider y prétend qu’une "Hitlermania" se développerait actuellement en Allemagne, ce qui est loin d’être aussi clair. La plupart des exemples donnés pour soutenir cette thèse datent des années 2000. Le film de Bernd Eichinger sur les derniers jours d’Hitler, La Chute, date de 2004.  Le film satirique de Daniel Levy, Mon Führer la vraie, véritable histoire d’Adolf Hitler de 2007. L’exposition présentée au Musée d’Histoire Allemande, à laquelle le Nouvel Observateur a emprunté le titre, remonte à 2010. Seul le bestseller   , Er ist wieder da de Timur Vemes est paru cette année. Mais cet intérêt pour le chef du IIIe Reich n’est pas nouveau. Comme le dossier le rappelle, l’hebdomadaire Der Spiegel a consacré 40 couvertures au chef suprême du IIIe Reich et ce depuis 1947. On pourrait aussi citer la pièce de théâtre Mein Kampf (farce) dont une version française a été proposée par Jorge Lavelli dès 1992.

Tous les autres exemples donnés dans le texte d’Odile Benyahia-Kouider concernent le nazisme et non Hitler en particulier. Les 120 000 livres parus sur la question ne font certainement pas du Führer leur sujet central   . De même, les révélations à répétition sur le passé SS de certains personnages célèbres en Allemagne comme Horst Tappert (mieux connu en France sous les traits de l’inspecteur Derrick) ou Günther Grass concernent plutôt la SS. Celle-ci n’avait pas besoin d’Hitler pour séduire et attirer à elle les jeunes gens, ne serait-ce que par la forme de ses uniformes taillés pour flatter et viriliser la silhouette masculine   .

De manière générale, plus qu’Hitler, c’est le nazisme qui attire toujours les spectateurs en grand nombre et de façon ambivalente : par rejet ou par fascination, et parfois même les deux confondus   . Rappelons que les expositions prévues à Berlin cette année traitent de l’année 1933 dans son ensemble et pas seulement d’Hitler. De même, l’exposition Crimes de la Wehrmacht avait dû faire face à une affluence impressionnante en 1995 à Hambourg, ce qui avait entraîné une programmation dans de nombreux musées d’Allemagne et d’Autriche. Un débat public enflammé avait alors éclaté outre-rhin sur la responsabilité de la Wehrmacht dans les crimes de guerre et dans les crimes contre l’humanité perpétrés notamment sur le front de l’est   .

Quoi qu'il en soit, malgré le dégoût ou la fascination, les Allemands au moins en discutent. On pourrait tout aussi bien soutenir que bien des Français ont été séduits par Hitler dans les années 1930 et 1940. Pourquoi alors ne pas faire une exposition Hitler et les Français ? Ou plutôt les Français et le nazisme ? Ou encore les Autrichiens et le nazisme ? Car l’Allemagne contemporaine a bon dos de porter quasiment seule la responsabilité du nazisme et d’être la seule à ouvrir des débats publics sur son passé. Or l’hypothèse historique de la Sonderweg, la spécificité allemande qui aurait prédestiné ce pays à un régime tel que le nazisme alors que les autres pays en seraient immunisés, a depuis longtemps été mis de côté par la plupart des historiens   . Enzo Traverso le rappelle : c’est dans les massacres coloniaux et la pensée coloniale qu’il faut chercher les racines de la violence nazie. C’est donc l’Occident dans son ensemble qui a un problème avec le nazisme, et par conséquent avec Hitler   .

Certes, nous sommes là face à un dossier journalistique et non pas devant une étude scientifique. Le propre du journalisme d’aujourd’hui est la polyvalence, ce qui amène par définition à traiter des sujets dont les auteurs ne sont pas spécialistes. Sans parler de l’urgence dans laquelle sont écrits de nombreux articles. Le texte d’Odile Benyahia-Kouider soulève d’ailleurs des questions essentielles. Le malaise provient plutôt de l’emballage, des titres et de l’orientation générale du dossier. Et ces choix doivent être questionnés.

Certes, il y a des expositions en ce moment à Berlin pour le Gedenkjahr (la commémoration) de l’année 1933. Il est légitime d’en parler. Mais en mettant en avant le fait qu’Hitler avait des qualités « sans égal[es] » et en ne se souciant que marginalement de l’épaisseur et de la complexité de la situation sociale et politique de l’Allemagne de l’époque, ce dossier tend à perpétuer le mythe Hitler et, de manière générale, celui de l’homme providentiel. Dans un contexte politique et économique de plus en plus crispé et crispant, cela ne peut qu’être dangereux.

Si l’on observe la maxime d’Albert Camus qui fait de la résistance à l’oppression l’un des engagements fondamentaux du journaliste, ce dernier se doit d’en déconstruire toutes les figures, passées comme présentes. Et ce, même si cette déconstruction va à l’encontre de l’injonction absolue qui régit la presse actuelle : la nécessité de marketer l’information et de la vendre quoiqu’il en coûte par ailleurs. Dans ce contexte, en Allemagne comme en France, Hitler n’est pas un marronnier comme les autres

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr
- L'aura du Führer, la recension de l'ouvrage Adolf Hitler - La séduction du diable de Laurence Rees, par Nicolas Patin.
- Adhérer au nazisme : l'Allemagne sous le IIIe Reich, la recension des ouvrages La Fin. Allemagne 1944-1945 de Ian Kershaw et Vivre et mourir sous le IIIe Reich. Dans l’intimité des Allemands de Peter Fritzsche par Nicolas Patin.