Malgré quelques défauts importants, ce dictionnaire pourrait mériter le titre d’encyclopédie.

A la mort de Clément Méric, bien des commentateurs auraient été inspirés de consulter l’entrée "Skinheads" du nouveau Dictionnaire historique et critique du racisme pour comprendre que les skinheads ne relèvent pas forcément des groupuscules racistes d’extrême droite. De même, les entrées "race (biologie)" et "race (histoire)" apportent des éléments précieux au débat concernant la proposition de loi visant à supprimer le terme de race de la législation française.

Avec ses près de 2000 pages (sur papier fin), l’ouvrage contient 540 articles rédigés par 250 auteurs, tous reconnus dans leur domaine, la plupart au niveau international. Les deux index de l’ouvrage (nominum et rerum) offrent, avec un système très pertinent de renvois à la fin de chaque article, un butinage aisé. En effet, il ne viendrait à personne l’idée de lire ce dictionnaire linéairement mais le lecteur armé d’une dizaine de notes autocollantes aura vite fait de se préparer un programme de lecture conséquent, aussi instructif que plaisant car bien des entrées éveillent la curiosité ("Beauté", "Fassbinder", "football"…).

On trouve dans cet ouvrage de référence de nombreux thèmes et concepts (de "Angle facial" à "Souillure" en passant par "Banlieue", "Jazz" ou "Peuple élu"), mais aussi des auteurs traités bien sûr de façon inégale : on peut ainsi lire à la suite une demi-page consacrée à Malcom X et deux à Mandela avant de se plonger dans la dizaine de pages qu’occupe un article très fouillé sur Wilhelm Marr, le journaliste allemand qui introduisit le néologisme "Antisemitismus" dans une visée politique. Des disciplines et courants idéologiques les plus divers sont aussi assez exhaustivement présentés, qu’il s’agisse de "l’anthroposophie" raciste (aujourd’hui encore au programme dans les écoles Waldorf) ou de la "Nouvelle droite", du "Nationalisme" ou de "l’Islamophobie". Les associations ne sont pas en reste et les présentations du MRAP, de la LICRA, de la Ligue des droits de l’Homme ou de SOS-Racisme sont assez complètes.

Toutefois, après avoir passé quelques heures à lire des entrées différentes, un certain biais se dessine, en lien avec les positions personnelles du coordinateur de l’ouvrage, Pierre-André Taguieff, auteur de 29 entrées, souvent les plus longues (23 pages pour "Antiracisme", 28 pour "Différentialisme", 23 pour "Ethnocentrisme", 25 pour "Racialisme" et pas moins de 65 pour "Racisme").

Dans l’article sur SOS-racisme, par exemple, l’auteur insiste sur les attaques qui rappellent "à quel point l’antiracisme militant peine à s’extraire de la sphère politique"   . L’action politique s’opposerait donc à la réflexion scientifique des chercheurs, ce qui est pour le moins discutable. Ce passage fait écho à un extrait de l’avant-propos de M. Taguieff (d’une bonne vingtaine de pages), dans lequel ce dernier affirme que "le racisme est assurément une chose trop sérieuse pour être abandonnée aux militants antiracistes, qui, en raison même de leur engagement, ne cherchent guère à expliquer ou à comprendre les phénomènes complexes qu’ils croient bien définis et qu’ils se proposent, avec vaillance ou naïveté, d'éliminer."   . Les spécialistes de l’immigration ne trouvent pas plus de grâce à ses yeux car, selon lui, la plupart "ne distinguent pas clairement leurs études savantes de leurs conclusions militantes, marquées par un certain angélisme ou un parti pris en faveur d’une vision postnationale du monde."   . L’auteur, qui ne craint pas les répétions ni le narcissisme, avec deux fois "J’ai moi-même" sur une seule et même page   , ne semble pas avoir conscience du biais qu’il génère sur de nombreuses entrées.

Le problème de la "judéophobie"

Ayant vulgarisé le concept de "judéophobie", le coordinateur de l’ouvrage entend que l’on regroupe sous ce terme l’antijudaïsme, l’antisémitisme et l’antisionisme. De ce fait, dans les quatre pages consacrées à l’antisionisme, l’auteur se sent sans doute contraint de marquer allégeance au responsable du projet en réduisant son objet à "la forme contemporaine de la judéophobie". Cette position justifie dès lors d’évacuer toutes les formes juives d’antisionisme, qu’il s’agisse des bundistes de l’Union générale des travailleurs juifs (l’une des organisations juives les plus importantes en Pologne, Lituanie et Russie, de la fin du XIXème à la Seconde Guerre mondiale) ou qu’il s’agisse, aujourd’hui, des groupes ultra-orthodoxes comme les Neturei Karta, en Israël et aux États-Unis, ou des groupes laïcs engagés à gauche comme Hadash ou les Anarchistes contre le Mur. 

L’article "Diaspora" pose également problème car il y est question du "peuple juif" comme si celui-ci relevait de la notion de peuple au sens biologique de la génétique des populations (voir les excellentes entrées "Génétique" et "Peuple élu"). En évoquant "l’Histoire des Hébreux, depuis l’Exode jusqu’aux cultures qu’il a généré", l’auteur ne semble pas distinguer les textes religieux des recherches scientifiques et des controverses que ces recherches ont déclenchées   .

Et les Roms ?

Sans entrer dans une malsaine concurrence mémorielle, on peut aussi regretter la quasi absence du racisme dirigé contre les Roms. Dans l’index des noms, "Roms" renvoie au long article de douze pages "Populisme(s) et national-populisme", dont trois lignes (!) sont consacrées à la xénophobie anti-Roms en Europe de l’Est. Il y a cependant un petit article de deux pages sur les "Tziganes" (rédigé par une agrégée d'allemand, maître de conférences en civilisation allemande à l’Université Paris Diderot-Paris 7). Cette entrée se contente d’évoquer les persécutions dont furent victimes les Roms en Allemagne sous le Troisième Reich mais omet – si l’on devait se limiter à cette période – de rappeler que les Roms restèrent internés en France jusqu’en 1946. Les carnets anthropométriques, introduits en France en 1912 dans le cadre d’une loi visant à contrôler le commerce ambulant, et ciblant spécifiquement les Tziganes, n’auraient-ils pas mérité une entrée dans ce dictionnaire de près de 2000 pages ?

Aujourd’hui encore, le racisme dont les Roms font l’objet s’étale dans les journaux. L’actuel ministre de l’intérieur, Manuel Valls, ne déclarait-il pas, par exemple, dans Le Figaro du 15 mars dernier, que "les occupants de campements ne souhaitent pas s’intégrer dans notre pays pour des raisons culturelles" ?

Enfin, il manque dans l’index des noms quelques intellectuels contemporains comme Renaud Camus, célèbre pour avoir critiqué en 1994 la trop grande présence de Juifs sur France-Culture et auteur d’un livre, Le Grand Remplacement (David Reinharc, 2011), dans lequel il qualifie le flux migratoire de "contre-colonisation" de la France. De même, on aurait aimé voir figurer le nom de Robert Redeker qui défendait récemment encore, dans Le Figaro, une conception héréditaire de la patrie. Contributeur de ce dictionnaire, on peut espérer que ce dernier tire profit de l’entrée "Mythe des origines et idée nationale"… car malgré quelques défauts, ce dictionnaire est à mettre entre toutes les mains

 

*À lire aussi sur nonfiction.fr :
- Esther Benbassa, Dictionnaire des racismes, de l'exclusion et des discriminations (superbement ignoré dans l’état des lieux proposé par M. Taguieff dans son avant-propos.), par Jérôme Segal
- Shlomo Sand, Comment la terre d'Israël fut inventée : de la Terre sainte à la mère patrie, par Jérôme Segal