Dans la brève précédente, nous avons précisé le vocabulaire utilisé par l'auteur, Pascal Krajewski, dans son ouvrage L'art au risque de la technologie, Les appareils à l'œuvre, volume I et II   . Insistons aujourd'hui sur les conséquences esthétiques des œuvres d'art technologique, disons sur le rapport de ces œuvres au spectateur, telles que les observe l'auteur.

Dans ces œuvres technologiques, remarque-t-il, le protocole commande l'action. Il commande même que l'action soit. Le spectateur est par conséquent sommé d'être un spect-acteur. Et l'auteur de citer une œuvre de David Thomas (Time Transfix IV), système de dessin optique intégré à un casque. L'auteur commente l'œuvre ainsi : "En devenant acteur, le spectateur, de passif contemplateur, devient co-actualisateur de l'apparaître de l'œuvre, en prenant sa part à son bon fonctionnement". Le spectateur est d'ailleurs appelé à nouer avec son corps un double rapport : celui de ne recevoir l'œuvre qu'en la faisant, et celui de voir son corps exposé en public au moment même de cette réalisation.

Et son analyse le pousse à souligner que ce double rapport correspond finalement à une instrumentalisation du spectateur, soumis à des règles qui ne sont pas les siennes et obligé de se soumettre aux étapes prévues du protocole.

De plus, le protocole anticipe le résultat que nul ne connaît. L'œuvre peut donc être explicable sans être prévisible.

C'est aussi le cas de l'artiste Stelarc. A plusieurs occasions et sur plusieurs machines, l'artiste a donné des performances où il s'hybride à des monstres de techniques et de technologies. Mais l'artiste actualisateur des pouvoirs de la machine lui lâche la bride. Et sa main-mise sur son œuvre n'est plus que de façade. C'est le protocole qui est aux commandes.

Et que dire de l'œuvre de Maria Shugrina, Magrit Betke et John P. Collomosse (2006), Empathic Painting ? Un logiciel vient altérer une image sur écran selon l'état d'âme qu'il décèle sur le visage de son regardeur. L'œuvre d'art rentre alors dans une boucle de rétroaction avec son vis-à-vis.

Ces exemples montre à l'évidence que l'art technologique est un art du fonctionnement et non un art du produit. Ainsi en va-t-il du web art (qui d'ailleurs parfois peut aboutir tout de même à un produit intégrable dans le dispositif).

Reste une question. Si une œuvre d'art technologique est attribuée à un artiste donné, et si juridiquement il en est le seul responsable, à côté de son nom, il est parfois signalé qu'il a travaillé avec une équipe d'experts. Certains génériques en font foi. Mais qu'en est-il du public, dont la présence n'est plus seulement nécessaire pour qu'un regard ait lieu, mais sa présence est indispensable pour effectuer le travail d'activation de l'œuvre. Ne s'agit-il pas aussi d'un co-signataire, parce qu'on lui demande plus qu'une passive réception de complaisance, un investissement conséquent, non pour admirer l'œuvre, mais carrément pour la faire advenir.

La technologie n'est sans doute pas capable de création, mais ne peut-elle pas, convenablement programmée, produire des résultats dûment appréciables comme œuvre par un récepteur. C'est déjà un aspect de la question. Mais lorsque le spectateur est dissout en acteur, que devient l'appréciation ? Un bon enchaînement opératoire ?

L'auteur cite encore de nombreuses œuvres qui interrogent tous nos concepts liés à l'esthétique. Par exemple l'œuvre Verbarium de Sommerr&Mignonneau (1999). Par exemple encore un œuvre qui tombe en panne : le robot mobile d'Harold Cohen à la Dokumenta de Kassel (1977) (au passage, rappelons que chacun d'entre nous a déjà vu dans des cartels, au Louvre, "œuvre en cours de restauration", au Centre Pompidou, "œuvre en maintenance" ; on s'étonne donc déjà moins !) ? Par exemple une œuvre de Bill Vorn, Hysterical Machines (2006), dans laquelle le spectateur déambule dans une pièce faiblement éclairée de néons, environnée de brume artificielle, du plafond de laquelle pendent des robots araignées. Le spectateur, en naviguant entre eux, devient le danseur d'un instant d'une chorégraphie qu'il n'a pas voulue.

Qui a dit que la technologie n'était pas neutre ? Encore n'est-ce pas le seul problème à envisager. Il en est un autre, portant sur le partage du sensible, sur lequel nous reviendrons dans le troisième volet de ces brèves

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr, les dernières chroniques Arts et Sciences : 
- Arts et Sciences - De la définition d'un art technologique (1/3)
- Arts et Sciences - Ann Veronica Janssens
- Arts et Sciences - Rappel sur les hybrides
- Art et Sciences - Toute la mesure du monde