Rapport à l'Autre, rapport à la science et rapport au temps : comment caractériser les musées d’ethnologie ?  

Les musées d’ethnologie sont importants pour ce qu’ils révèlent de notre manière de voir le monde, tout autant que par les objets exposés.

Ce simple constat justifie à lui seul une étude plus approfondie de ces institutions culturelles, qui sont l’objet même de cet ouvrage collectif multidisciplinaire. Dans cet esprit, les auteurs articulent leur réflexion générale en trois temps. Tout d’abord, le livre commence avec l’étude des quatre grands établissements nationaux – le musée de l’Homme, le musée du Quai Branly, le musée des Arts d’Afrique et d’Océanie et la Cité nationale de l’histoire de l’immigration – ce qui permet d’emblée de mieux comprendre les évolutions dans le temps et dans l’espace des différentes conceptions scientifiques et politiques de l’altérité. Comme le note l’un des auteurs, les créations successives de musées d’ethnologie "témoignent à la fois de la division incessante du patrimoine national et du décalage permanent entre l’état de la science, l’institutionnalisation du patrimoine et les aspirations politiques des différents gouvernements du moment"   . Ensuite, l’attention des contributeurs se porte sur la manière dont les musées d’ethnologie représentent la nation, à travers les cas des musées exposant la ruralité, les traditions populaires ainsi que celui du nouveau musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Enfin, l’ouvrage s’attarde sur l’émergence de musées d’ethnologie locaux, qui a pu se réaliser grâce à la mobilisation d’acteurs misant sur le développement local et la réappropriation d’identités régionales mises à mal par la modernisation, notamment dans le Nord-Pas-de-Calais ou dans la région de Saint-Nazaire.

Au-delà de ce découpage thématique, on peut proposer une lecture alternative en s’intéressant d’une part à ce qui fonde les spécificités des musées d’ethnologie, et d’autre part à ce qui explique la dynamique du processus de patrimonialisation à travers le temps et l’espace.

Que sont les musées d’ethnologie ?

Comment caractériser les musées d’ethnologie ? Brièvement, ce sont d’institutions culturelles s’intéressant au fonctionnement, à la structure et à l’évolution des sociétés, et au sein dans lesquelles sont collectés, conservés et exposés des objets à des fins scientifiques et culturelles. Historiquement, la création de musées d’ethnologie ne remonte qu’à la fin du XVIIIe siècle, à une époque où l’on conçoit encore l’ethnologie comme une simple science des sociétés archaïques. Tout au long du XIXe siècle, ainsi que pendant la première moitié du XXe siècle, l’ethnographie reste encore perçue comme une entreprise de sauvetage des différents stades supposés de développement de l’humanité, autrement dit de l’altérité telle qu’elle est connu par la science de l’époque.

De manière manifeste, ces musées sont le lieu ou s’exposent des conceptions politiques, sociales et culturelles, ainsi que des conceptions territoriales. En effet, "l’une des spécificités des musées d’ethnologie nationale tient au fait que leur histoire est liée à l’histoire des sciences et à l’histoire politique, dont ils sont à la fois un produit et un symptôme"   . Ils sont "le lieu où sont mises en scène diverses formes d’appropriation et de représentation de l’espace"   , ainsi que des "lieux de production et de mise en scène des images d’un groupe social donné"(Mazé, Poulard, Ventura, p.14)) ; l’étude d’un espace ou d’un groupe social renvoient inévitablement ces musées à une conception politique, qu’on ne retrouverait pas de manière comparable dans un musée d’art, de science ou de technique.

Les musées d’ethnologie se caractérisent également par un rapport au temps. Alors que l’on associe classiquement les musées d’ethnologie à l’étude des sociétés passées, voire "archaïques" selon le terme de l’époque, il faut rappeler qu’ils traitent en réalité aussi bien des sociétés éloignés dans l’espace et dans le temps que des sociétés plus contemporaines. Parmi les institutions se consacrant aux sociétés passées, le musée de l’homme (1937), héritier du Musée d’ethnographie du Trocadéro (1878), figure en bonne place. Il témoigne bien d’une inscription dans des préoccupations marquées par leur époque : l’institution adopte ainsi, sous l’influence de l’ethnologue Paul Rivet, un positionnement universaliste et antiraciste dans un climat marqué par la montée de la xénophobie des années 1930. Il est donc pleinement partie prenante des polémiques de son temps, et des évolutions idéologiques et historiques de l’époque.

Enfin, le rapport à la science est essentiel pour comprendre la spécificité des musées d’ethnologie. En effet, avant d’être un élément d’attractivité, le musée d’ethnologie a d’abord et avant tout été un "musée laboratoire". Toutefois, cette orientation scientifique a pu être remise en question par le pouvoir politique, ainsi que le montre l’exemple du musée du quai Branly. En effet, face au musée de l’homme qui affichait des ambitions scientifiques, il mise plutôt sur l’esthétique. Loin de n’être qu’une simple réorganisation des musées parisiens, il témoigne plutôt d’une volonté au plus haut niveau de l’Etat, en l’occurrence Jacques Chirac, de proposer un nouveau regard sur les objets observés. Ainsi, "réfléchir sur le musée du quai Branly, c’est bien sûr observer la réorganisation du paysage muséographique parisien mais aussi s’interroger sur la dés-anthropologisation des objets ethnographiques et la façon dont ce musée reformate la vision des cultures et repositionne les scientifiques et la discipline jusque-là chargés d’observer et d’étudier ces objets"   .

Les musées d’ethnologie tournés vers la France se concentre plus spécialement sur des mondes en pleine évolution, qu’il s’agisse de l’agriculture ou de l’industrie. L’entre-deux-guerres voit par exemple le développement des musées de l’agriculture, à une époque où le monde agricole, essentiel dans la vie politique française, connaît de profondes mutations. Ces changements – exode rural, progrès technique, transformation des activités et des paysages – suscitent un intérêt scientifique nouveau dans les années 1920 en matière de sociologie rurale notamment. Cet intérêt scientifique provoque en retour des velléités de valorisation du monde rural : le Front Populaire a ainsi fait de la création des musées de l’agriculture un axe pour séduire les paysans et leur donner une meilleure image sociale. Les volontés politiques des différents acteurs impliqués oscillent entre la conservation du souvenir et la volonté de faire consensus sur l’agriculture. Cette même volonté de valorisation existe également dans le monde industriel. En effet, les écomusées (musées valorisant le patrimoine matériel et immatériel d’un territoire et d’une population) participent également de cette même dynamique, ce que l’on a pu observer pour l’industrie dans le Nord. Toutefois, note un auteur, "l’écomusée a des difficultés à trouver une place pour conjuguer exigence scientifique et refus de l’instrumentalisation, implication citoyenne et neutralité politique, intérêt pour le patrimoine et construction, en faveur du développement du territoire"   .

Institutions culturelles aux multiples facettes, les musées d’ethnologie n’échappent pas aux changements sociaux et historiques plus larges : c’est l’intérêt de la notion de patrimonialisation, qu’il convient de creuser ici.

La dynamique de patrimonialisation

L’idée de patrimonialisation permet de rendre intelligible les ressorts des changements institutionnels observés des musées d’ethnologie. Derrière ce concept, il faut comprendre un processus socio-culturel par lequel une pratique, un espace ou un bien se transforme en objet de patrimoine, digne de restauration et de valorisation ; pour paraphraser une formule célèbre, on ne naît pas "objet de patrimoine", on le devient. La patrimonialisation peut être alors considérée au choix comme une modalité ou une finalité des usages sociaux du patrimoine.

L’agriculture illustre par exemple cette dynamique de patrimonialisation : comme l’observe un contributeur, "le processus de patrimonialisation intègre de nouveaux objets liés au monde agricole : bâtiments agricoles, matériels lourds de travail de la terre, savoir-faire, mais aussi maquettes, modèles réduits, affiches. La pérennisation du modèle productiviste agricole et la disparition des agriculteurs, constatés dès les années 1960, sont indissociables de cette dynamique nouvelle de patrimonialisation du monde agricole par la muséification des campagnes"   . La même observation pourrait être faite à propos du patrimoine industriel, avec l’apparition de ce que l’on a appelé de "nouveaux patrimoines" dans les années 1970, dont la conservation et la recherche devraient permettre de rendre compte des évolutions techniques et technologiques. Cette réappropriation de la culture industrielle, matérielle et immatérielle, permet d’ancrer les territoires dans la modernité. En même temps, "la 'fabrique' contemporaine du patrimoine industriel semble correspondre à un besoin d’identification à un patrimoine plus proche du vécu des gens"   .

Cette dynamique de patrimonialisation ne peut se comprendre sans accorder une attention particulière aux acteurs la portant. La sociologie des élites peut être ici utilisée de manière pertinente : les changements institutionnels des différents musées souhaités par les gouvernants ou la sociologie de la direction des grands musées – scientifiques, conservateurs ou énarques affiliés à la majorité en place – s’avèrent autant de bons cas d’étude. Les élites politiques, administratives et muséales portent les changements institutionnels en transformant les politiques mises en place : en effet, "les acteurs du changement – les professionnels des musées eux-mêmes et leurs tutelles – entreprennent de procéder à une révision des contenus (transferts et enrichissement des collections, élargissement des thématiques d’expositions), des schèmes de pensée (adoption de la perspective comparative, promotion de l’interculturel) et des pratiques (travail en réseaux européens, composition européenne des comités)."  

Par contraste, il convient de s’intéresser également aux mobilisations émanant du bas: il apparaît ainsi que les mobilisations locales "traduisent l’arrivée de nouvelles catégories d’acteurs sociaux et politiques sur la scène culturelle et la volonté de faire valoir la légitimité des cultures issues des territoires"   . Elles ne sont pas seulement le fait des scientifiques, mais aussi des associatifs, des professionnels du tourisme et des autorités locales qui considèrent ces institutions comme des opportunités de développement économique. Ces mobilisations et les évolutions sociales peuvent également faire changer le regard que l’on porte sur les institutions, impliquant leur changement effectif : ainsi, le Palais de la Porte Dorée, créé dans la perspective de l’exposition coloniale de 1931, est devenu aujourd’hui la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Le retournement symbolique des lieux témoigne bien de l’évolution idéologique et culturelle de la France envers ses altérités (Monjaret, Roustan).

En conclusion, l’ouvrage parvient, grâce aux différents cas étudiés, à faire apparaître les spécificités des musées d’ethnologie tout en abordant plus largement la question du changement institutionnel ou encore celles des phénomènes de patrimonialisation et de politisation du domaine culturel. On admettra sans peine que le champ étudié est particulièrement vaste et les contributions riches. On pourra seulement regretter l’absence d’un épilogue nous donnant les pistes des auteurs pour poursuivre la réflexion et proposer un nouveau programme de recherche, en introduisant notamment une dimension comparative européenne ou internationale à un ouvrage essentiellement consacré à la France (le MuCEM étant par exemple essentiellement traité sous un prisme français). Après tout, sans s’éloigner de notre sujet, l’ethnologue George Henri Rivière, si important dans la réorganisation du Musée de l’Homme avec Paul Rivet dans l’entre-deux-guerres, a lui-même été le premier directeur de l’ICOM (le Conseil international des Musées). Il y aurait sans doute là de quoi poursuivre une réflexion sur ce sujet complexe, mais sur lequel l’ouvrage apporte une contribution stimulante à l’état de la littérature