Une traduction qui permet de découvrir l'oeuvre tant neuroscientifique que philosophique de Benjamin Libet et son impact sur les débats au sujet de la conscience et de la liberté.

Le livre de Benjamin Libet écrit trois ans avant sa mort en 2007 et traduit pour les éditions Dervy sous le titre L’esprit au-delà des neurones, témoigne d’une vie de recherche qui aura influencé autant les neurosciences que nourri nombre de débats en philosophie. D’ailleurs l’ouvrage, rétrospective des travaux et des découvertes du chercheur, porte un sous-titre programmatique qui atteste de cette double-entrée philosophique et scientifique : Une exploration de la conscience et de la liberté.

Les travaux de Libet sont connus pour avoir mis en évidence l’existence d’activités neurales avant que n’émerge la pensée consciente. Autrement dit, que le cerveau travaille à notre insu et, en amont, prépare nos décisions conscientes, nous laissant ainsi avec l’impression quelque peu troublante qu’il (le cerveau) "décide" pour nous.

Si le livre poursuit un objectif de mise à disposition du grand public, des philosophes, des scientifiques, des cliniciens en charge de maladies ou de troubles mentaux, un ensemble de découvertes au sujet des bases cérébrales des phénomènes de la conscience, il ne se réduit pas à un exposé de protocoles, de comptes-rendus et de résultats d’expériences. En effet, l’ouvrage rend compte d’une pensée et d’une réflexion inhérente à l’étude même d’un problème d’emblée difficilement appréhendable par la science : l’expérience subjective consciente. Ainsi, dès l’introduction, l’auteur pose toute une série de questions philosophiques au sujet de ce que pourrait être une science de la conscience : existe-t-il une approche scientifique du problème esprit-cerveau ? Comment étudier la relation entre le cerveau et l’expérience consciente ? Où se trouvent dans le cerveau les mécanismes de l’expérience consciente ?

Mais au-delà de ces questions, Libet ouvre les portes du laboratoire des neurosciences pour y faire entrer des positions métaphysiques, prenant partie, justifiant, et soutenant ses propres thèses. C’est ainsi que dès l’introduction il revendique une forme de dualisme (non de la substance mais des propriétés) et un antiréductionnisme combatif – thèses qui formeront le socle de toute sa recherche empirique.

La base du travail expérimental de Libet consistera à prendre en compte, de façon effective, l’accès conscient du sujet en première personne à ses états mentaux. En effet, une partie du problème de l’étude des phénomènes de la conscience provient du fait que l’on ne peut pas extraire de critères objectifs indépendamment du sujet. Il est vrai que c’est immédiatement et directement que nous accédons à notre douleur alors que le médecin qui nous ausculte n’en aura toujours qu’un accès indirect. On peut dire alors que le sujet est conscient en 1ère personne alors que l’observateur n’infère l’existence de phénomènes de conscience chez un sujet qu’en 3ème personne. Libet, lui, contrairement à l’examen béhavoriste, ne se contentera pas du comportement perceptible en 3ème personne mais intégrera ce à quoi le sujet accède, ce dont il témoigne, pendant qu’il observera les corrélats neuraux de ces états de conscience.

Le livre rend compte de deux grandes séries de travaux qui, d’une manière générale, montrent, pour le dire simplement, qu’il faut du temps au cerveau pour qu’il puisse faire quelque chose. Mais ce n’est pas tout ! Libet interprétera chacun de ses résultats à la lumière de la philosophie et prendra partie dans nombre de débats. Les expériences relatives au délai de la perception consciente, par exemple, constitueront une objection à la thèse philosophique de l’identité esprit-cerveau. Quant à celles sur la préparation de l’intention d’agir, elles fonderont une explication "réformée" du concept de libre-arbitre.

Ce que révèlera la première série d’expériences de Libet (décrites dans le chapitre 2) c’est que la perception consciente d’un stimulus pour un sujet ne se fait qu’après qu’une activité cérébrale inconsciente de plusieurs centaines de millisecondes ait été enregistrée. Ce résultat amène alors à penser que le temps "subjectif" dont nous faisons l’expérience consciente se trouve légèrement décalé par rapport au présent des mécanismes cérébraux ; autrement dit, que nous sommes en présence d’une déconnexion entre les qualités observables dans le cerveau et les qualités mentales. Libet écrit ainsi, après avoir expliqué que le cerveau procédait à une correction, que nous vivons "subjectivement, dans un présent antidaté" c'est-à-dire que le présent "subjectif" est celui d’un événement sensoriel du passé.

Si les interprétations de ces résultats empiriques ont été critiqués par les philosophes Daniel Dennett et Patricia Churchland en particulier, elles ont cependant permis à Libet, de nourrir son objection à la théorie de l’identité de l’esprit et du cerveau initiée par certains philosophes (U. Place, H. Feigl, J.C. Smart) à la fin des années 50 du siècle précédent et de se démarquer du dualisme cartésien. En effet, la déconnexion entre les qualités du substrat neuronal et celles des phénomènes de la conscience, disqualifie selon lui la théorie de l’identité : les propriétés de la conscience ne sont pas des propriétés du cerveau. Selon Libet, en vertu de sa découverte liée au "référage"   rétrograde subjectif dans le temps, il n’existe pas d’équivalent neural à l’opération mentale de la perception consciente. Toutefois, cette proposition, selon Libet, ne suppose pas l’existence de deux substances   , dans le sens cartésien mais correspond à une propriété émergente irréductible. Autrement dit, la conscience ne peut exister sans le cerveau, mais les propriétés de la conscience ne sont pas des propriétés physiques du cerveau. C’est pourquoi, selon Libet, "l’esprit est au-delà des neurones".

La deuxième série d’expériences de Libet ouvrent directement les questions relatives à nos décisions (chapitre 4) : Sont-elles volontaires ? ou encore, échappent-t-elles à notre contrôle ?

C’est grâce à l’ingéniosité d’un dispositif expérimental   dans lequel il fut demandé à des sujets d’appuyer sur un bouton et de bien prendre note de la position du point précis au moment où ils décidaient de fléchir le poignet, que la déconnexion entre le temps neuronal et l’émergence de la conscience a conduit Libet à construire une nouvelle interprétation du libre-arbitre. Il s’est en effet, aperçu que le laps de temps entre le mouvement de flexion du poignet et l’activité produite dans le cerveau, dit « potentiel de préparation motrice », allait de 300 à 500 millisecondes. Ainsi, alors que vous pensez prendre une décision, à votre insu, un groupe de neurones prépare l’émergence de votre intention.

Cette expérience cruciale, répétée à plusieurs reprises par Libet lui-même, reprise et raffinée par d’autres neurobiologistes comme Patrick Haggard de l’Institute of Cognitive Neuroscience and Department of Psychology, de l’University College de Londres a toujours été confirmée, voire accentuée   : "Le mécanisme menant à un acte volontaire est initié par le cerveau inconsciemment, bien avant que la volonté consciente d’agir n’apparaisse"   .

Alors que pour certains neuroscientifiques (P. Haggard, S.Harris, D. Wegner) une telle connaissance ne peut que nous amener à conclure que le libre-arbitre n’est qu’une illusion, Libet lui, interprète différemment ses propres résultats. Ainsi, à la question, "La volonté consciente a-t-elle un rôle à jouer dans l’exécution d’un acte volontaire ?" il répond par une autre mesure de temps. En effet, Libet détecte qu’entre l’émergence de l’intention et l’activation musculaire du mouvement, 150 millisecondes sont disponibles et constituent un temps assez long pour enrayer le processus en cours : c’est le veto conscient. Autrement dit, le libre choix serait une sorte de pouvoir de dire "non" ou encore d’inhiber un geste, un comportement. Mais un tel veto ne se doit-il pas d’être initié lui aussi par une autre activité neuronale antérieure ? Ici, la réponse de Libet est importante et marque son engagement dualiste : "Je propose […] que le veto conscient puisse ne pas nécessiter, ou être le résultat direct de processus inconscients lui étant antérieurs"   .

La suite du livre renforce cette approche du mental émergent et que l’on ne peut réduire au physique. C’est la conception de l’état mental conscient (EMC). Ici encore Libet soutient son engagement métaphysique en soutenant que l’EMC n’a d’existence que dissociée des catégories physiques existantes   . L’état mental ferait partie d’une catégorie phénoménologique à part. Non descriptible à partir du total des manifestations physiques observables de l’extérieur, il demeure accessible au seul individu. En conséquence, aucune preuve directe ne pourra être obtenue par un observateur extérieur. Libet ici, à l’instar des philosophes qui évoquent l’existence d’un fossé explicatif infranchissable entre les savoirs sur la conscience et ceux du cerveau (Joseph Levine) ou qui, qualifiant le problème de "difficile", spéculent sur une autre physique qui prendrait en compte les propriétés du phénomène de la conscience comme un trait fondamental du monde (David Chalmers), flirte ici avec une version que certains pourraient nommer "mystérieuse" au sujet de la conscience et que Dennet n’hésite pas lui à qualifier de "réactionnaire"   .

Benjamin Libet prend donc un risque philosophique qu’il défend et justifie. Mais ce que tout cela nous montre, si nous avions encore besoin de le faire, c’est que la science, inévitablement, tôt ou tard, va à la rencontre de la métaphysique. Et cela Libet au XXIème siècle - comme Descartes au XVIIème - le sait et nous le prouve en restituant, à la fin de l’ouvrage, cette discussion imaginaire entre Monsieur Descartes et le neurobiologiste américain.

Ce livre qui nous parle de science de façon concrète en nous décrivant des travaux expérimentaux et de philosophie en prenant à bras le corps des problèmes métaphysiques apparaît donc comme une contribution capitale à l’élaboration d’une science de la conscience. L’édition française, excellente traduction des travaux de Libet, est ici bordée d’une préface d’Axel Khan et d’une longue postface de Jean-François Lambert, qui accentue la posture philosophique antiréductionniste de Libet et condense, ce qui est une position discutable et qui reste à démontrer, l’intérêt philosophique du travail de Libet à la mise en défaut de la théorie de l’identité esprit-cerveau. Enfin, on pourra être quelque peu troublé de voir cet ouvrage de science et de philosophie paraître dans une collection intitulée "Sciences et spiritualités" (et avec le soutien de l’Université Interdisciplinaire de Paris). Les voies qui nous conduisent à la conscience seraient-elles, à ce point, impénétrables ?