Poé/tri est une série d’entretiens inédits avec des poètes du monde entier, proposée par Frank Smith. C’est une zone d’échanges qui voudrait capter l’intensité des déclics poétiques contemporains dans la variété de leur chimie autant que de leur plasticité.

Stéphane Bouquet est l’auteur de cinq livres de poèmes publiés chez Champ Vallon : Dans l’année de cet âge (2001), Un monde existe (2002), Le Mot frère (2005), Un peuple (2007), Nos amériques (2010). Il a aussi publié des traductions des poètes américains Robert Creeley (Le Sortilège, Nous, 2006), Paul Blackburn (Villes, José Corti, 2011), Peter Gizzi (L’Externationale, José Corti, 2013).

Frank Smith – Qu’est-ce qu’un livre de poésie, selon vous ? Comment le langage, votre rapport à la langue, y sont mis en jeu ?

Stéphane Bouquet – Je dirais qu’un livre de poésie est une réponse à une question. Ce sont des questions très simples : qu’est-ce qu’une vie, une juste vie, et comment la vivre ? Et comment être vraiment vivant ? Ces questions n’ont pas de réponses univoques. En tout cas, aucune réponse n’est jamais vraiment satisfaisante. Écrire un livre est la tentative de répondre quand même, de proposer sans arrêt des réponses. Paradoxalement, sans doute, j’ai du mal à penser à la langue comme à l’objet de la poésie. La langue est le moyen de la poésie, selon moi, mais elle n’en est pas le but. Le but de la poésie est hors de la langue. Le but est de comprendre comment on s’inscrit dans le monde, dans le temps, dans la lumière, avec les autres. La langue est le moyen de cette inscription : vitesse de la langue, douceur de la langue, transparence de la langue. Si l’on veut, la langue est un moyen de transport qu’on se dépêche d’oublier dès qu’on est arrivés à bon port. Bien sûr, c’est un peu excessif, parce que la langue, en tant qu’elle permet la conversation, par exemple, est un élément de l’expérience de vivre. Ce que je veux juste dire, c’est que la poésie (enfin, la mienne) ne désire pas d’abord la langue, elle désire d’abord le monde, l’universel reportage, le tout-venant, la conversation – et elle se sert de la langue pour les atteindre.

Dans la présentation de In anno aetatis, vous précisez : “Que je puisse être presque n’importe qui, ou au moins beaucoup de monde.” Qui est-on – est-ce que l’on est plusieurs – quand on écrit ? Comment existez-vous, vous, avec la poésie ?

Oui, c’est quelque chose que j’ai découvert en écrivant : on est plusieurs. Ou pour le dire peut-être un plus précisément : on est plusieurs pronoms personnels. Je me suis aperçu que quand j’écrivais en prose, le “elle” prenait aussitôt le dessus. Ce n’était pas vraiment un choix stylistique, c’était une sorte de nécessité intérieure. C’était “elle” en “moi” qui écrivait de la prose. On est un “je” bien sûr, mais donc on est aussi un “elle”, on est un “nous” – une communauté – et parfois un “ils” : une sorte d’extériorité de soi à soi-même. La poésie, c’est cette façon de reconnaître le multiple, de reconnaître que la subjectivation est un processus complexe, instable, poreux. Que toute chose qui existe n’est que l’addition de toutes les autres choses qui existent, un résultat. C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai une passion pour le signe =.

Ce qui m’est apparu aussi c’est que les pronoms personnels qui existent dans la langue française ne sont pas suffisants pour dire toutes les modalités du rapport qu’on peut avoir à soi-même, toutes les façons qu’on a de se laisser occuper par les autres, le monde, les choses, les insectes. Quand je marche dans un cloître – ce que je peux faire pendant des heures, bien qu’étant totalement athée – je me laisse posséder par son silence, sa minéralité, le rythme quadrangulaire qu’il donne à ma marche, et ce que “je” deviens alors, c’est vraiment un autre pronom personnel, un “je” mais mâtiné de pierre et de carré, un pronom qu’il faudrait inventer et que, sans doute, la poésie que j’écris tente d’inventer.

Il est vrai qu’il y a comme un effet toupie dans votre usage des pronoms personnels. Le “je” peut passer au “tu”, qui lui-même peut se substituer au “il”, mais c’est souvent pour atteindre à un “nous” terminal. Est-ce que l’écriture est réconciliatrice ? Une intercession heureuse avec le monde, avec le “frère”, avec le “peuple des autres” ?

Le “nous” est l’horizon parce que c’est sans doute le pronom le plus inclusif dans la langue française. Je suis fasciné par ces mots qui regroupent le monde en très peu de lettres. Longtemps, j’ai aimé utiliser le mot “frère” pour dire cette espèce d’appartenance commune mais, maintenant, peut-être que je trouve à ce mot un côté trop familial. Je lui préfère le mot “chose”, une sorte de mot flottant, indifférencié, indéfini. Les stoïciens avaient un mot fabuleux pour dire cet état d’indifférence : le ti. Le ti existe avant toutes choses, il est la condensation du corporel et de l’incorporel, un espace où tout est ensemble et possible. Ce n’est pas que je crois au ti, mais je trouve fabuleux que ces deux lettres recueillent le monde en elles. Donc, oui, l’espoir est d’entrer en contact avec le monde. L’espoir est la “mondialisation” de soi – si l’on reverse ce mot souvent honni de mondialisation du côté de l’utopie du partage.

Vous précisez vouloir avec l’écriture de poèmes “créer de la vie commune si possible, bâtir une étreinte”. La poésie est un acte d’espoir ? Où vous reconnaissez-vous dans cette conjonction parole poétique/désir ?

Je crois que la poésie et le désir sont exactement la même chose. La poésie, c’est l’espérance que le monde est là et qu’il va nous laisser entrer, venir. Ou qu’il va venir en nous, entrer. La poésie est comme le désir, l’espérance d’une circulation universelle, d’un abouchement généralisé. Dans le désir, comme dans la poésie, on est appartenus autant, et même plus, qu’on s’appartient. Le mot grec éros vient d’un verbe qui voulait dire “verser”. Par le désir, on se verse dans le monde ou le monde nous verse dessus ; par la poésie aussi. C’est pourquoi, sans doute, la fluidité rythmique a autant d’importance pour moi : elle est l’équivalent langagier de ce geste de verser.

Est-ce que l’on peut parler, vous concernant, d’autobiographie ou d’autoportrait poétiques ?

Autobiographie ou autoportrait, je ne sais pas. Mais “auto”, oui, dans la mesure où j’écris toujours à partir de moi. Ce n’est pas que ce “moi” m’intéresse particulièrement, mais c’est le meilleur instrument que j’ai trouvé pour sentir, enregistrer, les vibrations du monde. “Moi” ce n’est pas un sujet, c’est une caisse de résonance, un sismographe que j’essaie de régler toujours plus finement. À la fin du poème, ou du livre, j’espère bien que “moi” a cessé d’être “moi”, et qu’il est devenu un espace de sensations. Thoreau disait : “C’est toujours la première personne qui parle.” Il a raison mais à condition d’ajouter que, sous la première personne, il y a toutes les autres.

Votre écriture est de type protéiforme. Vos cinq livres de poésie publiés à ce jour forment un tout, où se mêlent notes, vers, proses, fragments, pensées, bribes de récits… Qu’est-ce qui préside pour vous à la forme d’un vouloir-dire ?

L’intuition. J’écris quand même beaucoup à l’intuition. Mais ce que je sais, c’est que je n’aime pas les délimitations trop claires, les frontières trop strictes. Être à la frontière est toujours mon espérance : à la frontière entre moi et les autres, à la frontière entre les langues, entre les genres littéraires aussi. Être dans le voisinage de. Je cherche toujours à construire un poème (au sens où chaque livre constitue un unique poème rapiécé) qui soit aussi un récit, une réflexion, et même qui apporte des éléments de savoir. Jean-Claude Pinson reprend souvent le mot que Barthes a lui-même repris je ne sais où : poikilos, bariolé, hybride. Je reprendrai volontiers ce mot à mon tour : il ne s’agit pas du tout d’écrire un livre total, mais un livre qui n’ait pas d’identité précise, repérable. Un livre qui soit volontiers fourre-tout et tout à la fois. Je crois qu’il s’agit toujours du même mouvement : renoncer à l’identité définie pour devenir indéfini, plus vaste, plus partagé et partageur. Je militerais volontiers pour un poème qui “communique”, comme on dit d’une chambre d’hôtel qu’elle communique sur une autre.

Le poète, la poésie, ne sont pas seuls ?

Ils s’efforcent de ne pas l’être. Mais ce n’est pas gagné d’avance. La poésie est sans doute une activité de dé-solitude. Pas tellement parce qu’elle permettrait d’atteindre des lecteurs (ça peut arriver cependant, même quelques lecteurs, même un lecteur, pourquoi ne serait-ce pas suffisant ?) mais parce qu’elle désenclave le sujet, elle lui fait échapper à la prison solipsiste. Dans Nos amériques, par exemple, la notion de voisin est essentielle. Ce que les voisins voient de nous, ce qu’ils nous laissent voir d’eux. On est dans l’enclos de soi-même, mais de l’autre côté de la haie, il y a toujours l’espoir d’être ensemble.

On est dedans le monde, dans votre texte, mais parfois aussi en retrait. Quel est votre rapport à la contemplation, à la méditation ?

Il me semble que la méditation permet d’inventer un rapport au temps, ou plutôt à la durée. Mes premiers poèmes étaient plutôt courts, voire très courts (peu de vers et brefs). Je crois qu’à l’époque je pensais que la vie ne pouvait avoir lieu que par instant, de manière discontinue. Nous ne sommes pas toujours vivants et la brièveté du poème était une façon de prendre acte de la dimension épiphanique de la vie. Quelques secondes d’intensité et de longues heures de vide. Aujourd’hui, j’ai tendance à vouloir faire tenir ensemble le vide et le plein. La méditation par son rythme plus ample, par sa façon de laisser les choses venir, est un exercice de disponibilité. Elle permet d’affiner le sismographe dont je parlais tout à l’heure. On se rend accessible au monde qui vient, même quand le monde ne cristallise pas en émotion, en choc esthétique, en désir. Même quand il passe de manière indifférente. Je suis de plus en plus tenté par l’idée de méditation poétique : l’idée d’une langue souple et fluide comme un fleuve qui coulerait tranquillement le long des rives des choses et qui prendrait simplement acte de ce qui est. C’est une des raisons de mon goût croissant pour les distiques (les strophes de deux vers). J’ai l’impression que ces deux vers étreignent le fleuve de blanc qui est entre eux.

Certaines découpes de votre texte constituent des élégies, mais minorées, à basse tension…

Oui, l’élégie fut une forme de départ pour moi. J’ai commencé à écrire dans la hantise de la mort. Et puis, petit à petit, je me suis dis que l’élégie à haute dose n’apportait rien de positif, en tout cas à moi. C’était simplement le constat qui s’accumulait en vain que la perte gagnait toujours. Je me suis rendu compte que l’élégie comme forme de vie ne pouvait absolument pas procurer même le début du commencement du bonheur. Alors j’ai pris la décision de “minorer” l’élégie, de la transformer en partie en éloge au sens poétique, c’est-à-dire en acquiescement à l’existence. Bien sûr, le fond de perte n’a pas disparu, mais contre lui j’essaie d’accumuler des preuves de l’existence.

Une constellation d’auteurs vient cerner plusieurs de vos ouvrages, anciens ou contemporains, français ou étrangers. Comment prendre appui sur les livres des autres ? Est-ce la condition nécessaire d’une “respiration” ?

Je ne conçois pas d’écrire sans les autres. D’abord parce que je ne crois pas que j’aurais écrit si je n’avais pas d’abord lu. Et si je ne continuais pas à lire. Intégrer les autres dans les livres est une façon de leur faire un contre-don. D’autre part, pour moi, la littérature est d’abord une conversation. Je n’écris pas parce que j’aurais quelque chose à dire (je n’ai rien à dire, j’ai plutôt à témoigner de ce qui est). J’écris pour alimenter la conversation, pour continuer à tresser le fil. C’est pour cela que je n’ai jamais compris le désir de rupture en art, le goût des avant-gardes, l’envie d’originalité : si je ne peux pas faire parler les gens ensemble, les morts et les vivants, les vivants et les vivants, écrire me semble de peu d’intérêt. Je ne veux pas du tout faire table rase, je veux continuer à parler avec. C’est aussi pour cela que je suis un grand partisan de la notion d’intertextualité, ou même de plagiat : incorporer l’autre en soi, ça me semble très désirable.

Vous intervenez également dans le champ cinématographique, notamment en tant que scénariste. En quoi votre écriture poétique serait-elle trouée ou pas par des situations de type cinéma ?

C’est une question qu’on m’a souvent posée et à laquelle je n’ai jamais vraiment su répondre. Je suppose que le cinéma m’a donné une acuité dans la saisie des situations, un sens du micro-récit. Il est vrai que beaucoup de mes textes de prose s’organisent en une suite de paragraphes indépendants comme des suites de séquences. Sans doute, aussi, la dimension très visuelle de mon écriture (dont à vrai dire des lecteurs m’ont rendu conscient) est liée au cinéma, même si je ne sais pas bien si le cinéma m’a poussé à être plus visuel, ou si c’est mon goût du regard qui m’a conduit au cinéma. À vrai dire, l’art qui me semble le plus proche de moi n’est pas le cinéma mais la danse. Débarrassée du langage, la danse me semble pouvoir créer des zones de proximité entre êtres humains vraiment fascinantes. C’est un peu illusoire, bien sûr, mais j’ai la sensation que la danse est un pur art du toucher, et j’aimerais que la poésie devienne cela : que le langage soit posé sur les choses, qu’il les touche simplement.

Vous menez aussi une activité de traducteur de poésie. Comment cette pratique de la traduction depuis l’américain vers le français travaille/transforme votre propre langue ?

Disons que la traduction donne des pistes, des outils. J’ai pour l’instant traduit deux types de poètes. Robert Creeley et Paul Blackburn, qui ont comme point commun de tenter de ramener la poésie à la vie la plus quotidienne. Une poésie ancrée dans leurs vies, dans leurs villes, et qui vire souvent à la notation, au croquis, au journal. Leur question, ça serait quelque chose comme : à quelles conditions vivre au jour le jour est-il supportable ? Et puis Peter Gizzi, dont L’Externationale se poserait plutôt une question comme : que reste-t-il de communauté entre nous, humains d’aujourd’hui ? Est-ce que dire simplement “tu” suffit à fonder cette communauté ? Je les ai choisis parce que j’aimais leurs questions, que je les partageais, et il est certain que j’y ai appris des choses même si je ne sais pas forcément quoi. Un sens du concret certainement, un sens de la vitesse que permet l’américain, une malléabilité grammaticale, un goût de l’ellipse, une envie de tenir tous les registres ensemble – du plus trivial au plus métaphysique.

Vous travaillez actuellement à un nouveau livre ?

J’ai fini un livre, Les Amours suivants, qui doit sortir à l’automne. Comme le pluriel l’indique – j’aime beaucoup les pluriels – c’est un éloge du multiple. Ce qui finalement (je m’en aperçois en l’écrivant) n’est vraiment pas très original pour moi.

État présent de votre esprit ?

Un sentiment sombre d’années 1930. Mais je suppose que c’est passager



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