Un recueil de photographies et de souvenirs intimes pour réveiller la mémoire des "opérations répressives de masse".

Le recueil documentaire publié par Tomasz Kizny est remarquable à plus d’un titre. Il fait suite à ses précédents volumes de photographies sur le Goulag et à plusieurs expositions de photographies réalisées sur l’Union soviétique depuis sa fin en 1991. Le présent volume offre une analyse détaillée des mécanismes répressifs qui ont touché 1 millions cinq cents mille personnes et provoqué en URSS plus de sept cent cinquante mille victimes.  L’ouvrage très richement illustré contient des analyses permettant de détailler les mécanismes de la terreur (rédigés par Nicolas Werth), de comprendre la mémoire du totalitarisme stalinien (Arseni Roguinski) et d’interroger le silence post-soviétique (Christian Caujolle).

La mise en perspective historique rédigée par l’historien Nicolas Werth revient sur le processus et la mise en place de la grande terreur. Les différentes opérations intitulées "opérations répressives de masse" ont touchés des groupes cibles : koulaks, allemands, polonais. Entamées le 25 juillet 1937, elles s’achèvent du jour au lendemain le  17 novembre 1938. Si la face émergée de cet iceberg répressif a été les grands procès des vieux bolcheviques, les purges ont fait la majeure partie de leurs victimes chez les sans partis et les petites gens. Comme le montrent les documents reproduits dans le présent volume, Staline a impliqué la totalité des membres du bureau politique dans la mise en place de la terreur, alors même que le régime met en scène une vie devenue meilleure et plus gaie sur fond de modernisation économique et sociale et de mobilisation de la population. C’est peut être un des paradoxes qui rend la mémoire du totalitarisme communiste complexe. Elle émerge difficilement dans la Russie post soviétique. Outre le pouvoir qui multiplie les entraves à une analyse sereine du phénomène communiste, comme le souligne avec tristesse Arseni Roguinski, les évolutions sociales rendent plus populaire la téléréalité que la lecture de Varlam Chalamov ou Alexandre Soljenytsine.

Ce livre s’inscrit dans la continuité de plusieurs livres parus en Russie et dans les anciennes démocraties populaires, et à la suite du combat mené par les équipes de Mémorial. Il s’agit d’un livre de mémoire  – comme ceux qui peuvent exister à propos de la Shoah. Le photographe et écrivain Tomas Kizny a extrait une centaine de portraits de victimes anonymes du communisme. Jusqu'à récemment, l’origine de ces photos était mystérieuse : elles ont été réalisées entre la fin de l’interrogatoire et l’exécution. Paradoxe notoire, si le NKVD – la police politique – voulait qu’ils soient damnés et oubliés à jamais, les photographies réalisées leur redonnent une mémoire. Les photographies alternent avec des extraits de journaux intimes datant de la grande terreur et parcourus par un sentiment d’angoisse particulièrement prégnant : ainsi la bibliothécaire et actrice polonaise Emma Korzeniowska, dont le conjoint, Tomasz Rozalski, serrurier et ancien membre du Parti communiste polonais est arrêté le 9 septembre 1937 avant que le père et la belle mère d’Emma le soient à leur tour, écrit-elle : "l’ange de la mort tourne autour de moi […], je voudrais que tout se termine". L’immense majorité des auteurs de ces textes sont ouvriers, employés, anciens paysans sans attache avec le Parti communiste, témoins tragiques et involontaires de la construction du socialisme.

Un autre intérêt de l’ouvrage est de retracer les procédures d’interrogatoire. En langue française, excepté le travail de Pavel Chinsky, Micro-histoire de la grande terreur   , les travaux sur les procédures inquisitoriales du NKVD sont rares. Pour ce faire, l’ouvrage s’appuie sur des extraits significatifs des mémoires des agents du NKVD chargés d’obtenir les aveux des victimes : arrestations arbitraires, pressions physiques, torture blanche et violences physiques sur les personnes sont le lot régulier des victimes, auquel s’ajoutent la surpopulation carcérale et les mouchards transformés en détenus. Suit la mise en perspective des procédures d’exécution : les tribunaux prononcent les peines sans possibilité d’appel et les agents du NKVD exécutent dans la majeure partie des cas d’une balle dans la nuque leur victime, comme l’a reconstitué Andrej Wajda dans son film Katyn, ou alors, cas exceptionnel, d’une nouvelle technique de mise à mort utilisée par le responsable du groupe opérationnel de la prison de Boutovo Isaï Berg : l’élimination par le gaz.

Comme pendant des décennies dans la forêt biélorusse, les lieux de mise à mort sont restés secrets. Tomasz Kizny livre des photos des vestiges de ces non-lieux de mémoire. Aujourd’hui, dans ces forêts et ces prisons autour de la région de Moscou, il n’existe parfois qu’une affichette signalant qu’il s’agissait d’un lieu d’exécution. Il faut que des archéologues puissent effectuer des fouilles sommaires pour que des restes d’ossements soient retrouvés, comme dans la décharge de Tomsk, ou que le hasard permette de découvrir des charniers, comme le long du fleuve Ob. L’auteur resitue ainsi les principaux lieux de mise à mort redécouverts à ce jour. Il souligne aussi le travail presque anonyme et solitaire des gardiens de la mémoire que sont les animateurs des équipes de l'association Memorial, comme Veniamine Glebov qui a ouvert un musée avec tous les objets retrouvés dans les charniers et les fosses communes à Voronej, ou Iouri Dmitriev  qui exhume les archives de Carélie afin de retrouver les indices des crimes, tout comme les enfants et petits-enfants de victimes du système communiste qui aujourd’hui tentent d’entretenir le souvenir des crimes contre l’humanité