Dans un style alerte, l’auteur se livre à une critique sans concession de la façon dont sont traités les étrangers "illégalisés".

C’est à la fois en qualité de sociologue à l’université du Havre et de militant que Marc Bernardot s’est attaqué avec brio à une remise en cause radicale de la façon dont de nombreux étrangers sont "illégalisés" dans nos sociétés occidentales, décrivant les conséquences de ce qu’il considère comme une politique volontaire d’exploitation. Qu’ils entrent légalement ou pas dans la forteresse Europe, les migrants sont broyés par le "complexe industriel d’immigration"   et privés de leurs droits les plus élémentaires pour être placés "dans les travaux de force, de soin ou de sexe"   . Les neuf chapitres de l’ouvrage se répartissent également sur près de 200 pages dans trois parties traitant de l’institutionnalisation de la "guerre aux migrants", des conséquences de l’évolution du capitalisme, et enfin d’une "culture de la chasse et du camp".

Très rapidement, le lecteur est amené à s’interroger : "captures", "déportations", "chasses", "camps", "guerres aux migrants", "pièges", "rafles"… s’agit-il de métaphores, d’hyperboles… ou l’auteur utilise-t-il ces mots dans leur premier sens ? C’est bien cette dernière option qu’il convient de retenir et le sociologue s’en explique. Si certains de ces mots, comme "rafle", évoquent la Seconde Guerre mondiale, l’auteur signale que "deportation" est usuel en anglais et que "la technique des rafles a aussi été utilisée à grande échelle à Paris (et a fortiori à Alger) durant la guerre d’Algérie." Il ajoute alors : "on peut aussi rattacher cette tradition à des techniques coloniales, comme la chasse aux esclaves marrons ou les encerclements pour affamer ou enfumer des groupes humains en rébellion, déployées par les autorités, policières ou militaires, mais aussi par des milices de colons et des propriétaires de plantations."

L’image des policiers en planque à la sortie des écoles ou encore les fausses convocations en préfecture, voilà qui évoquera les tristes passages de MM. Besson, Hortefeux et Guéant au ministère de l’intérieur, mais Bernadot va bien plus loin et décrit, de façon convaincante, les continuités historiques. Dans la période encore plus récente, l’auteur rappelle "[qu’]en 2012, le candidat à la présidentielle du parti socialiste français a[vait] proposé de poursuivre ‘la lutte implacable contre l’immigration clandestine’ et de mettre en place une ‘politique de quotas’ allant dans le sens des partis de droite et d’extrême droite."   . Dans la conclusion du livre, il lance cet appel : "Il faut dessaisir les ministères policiers de la gestion des politiques de citoyenneté, y compris d’hospitalité en les transférant aux institutions sociales non répressives et aux organisations communautaires en les décentralisant au niveau communal."

Tout au long du livre, le sociologue, qui est connu pour ses études de sociologie urbaine toujours ancrées dans une perspective historique, n’hésite pas à mobiliser les apports d’autres disciplines. Ainsi, le titre même du livre, Captures, fait référence à un modèle anthropologique de guerres de capture. Il s’agit de "guerres locales qui se sont déroulées principalement dans les confédérations iroquoises (nord-est du continent nord-américain) aux XVIème et XVIIème siècles et dans l’ancien Dahomey (Bénin actuel) aux XVIIème et XVIIIème siècles."   . La paléontologie n’est pas négligée non plus et dans son dernier chapitre, traitant de la culture de la chasse, Bernardot signale que "les paléontologues et les historiens ont montré, par exemple Alain Schnapp pour la Grèce ancienne, que ‘chasse, guerre et politique [étaient] les pointes d’un triangle qui permet[tait] aux Grecs de penser la cité face aux animaux, face aux étrangers, face aux classes dangereuses’."((p. 157)

Tout au long de son exposé, l’auteur critique les fondements mêmes de sociétés qui ont fini par considérer la citoyenneté comme "un privilège fondé sur un lien obsolète avec la nationalité"((p. 182)). Pour lui, "le processus détection/capture/sélection fonctionne (…) dans l’espace culturel et civilisationnel comme dans les domaines policiers ou économiques. En lien direct avec la déportation et l’exclusion, le dressage collectif à la détection du non-intégré, de l’indésirable et du nuisible est censé permettre aux groupes majoritaires de distinguer les parias étrangers et les marginaux de ceux, désirables, qu’il est envisageable d’accepter dans un statut minorisé."  

Ces guerres de captures décrites par Bernadot servent nos pays à plusieurs niveaux. Sur le plan économique, tout d’abord, les migrants illégalisés sont devenus nécessaires et le sociologue précise qu’alors que les "coûts de formation et d’entretien des migrants hors de leur période d’activité économique" ne sont pas pris en charge par les pays d'accueil, ces migrants consomment pour acheter des biens de consommation destinés aux "États inféodés"   . Les privatisations des guerres de capture (analysées dans le chapitre 4) ne sont que l’application du néolibéralisme à ces guerres particulières et les cas de collusions entre les sphères politiques et économiques sont légion. En quelques pages l’auteur parvient à nous monter en quoi les noms Blackwater, Halliburton, Boeing et Sodexo ont pu devenir emblématiques.

Bernardot est catégorique, "les prétendus ‘clandestins’ sont des travailleurs de l’ombre indispensables au système de production occidental. (…) Sous la menace de la délation, du camp et de la déportation, ils contribuent à la richesse des sociétés occidentales."   . La perversité du système va si loin que les sociétés privées en charge de l’application de cette politique centrée sur l’exploitation bénéficient directement des processus d’illégalisation : "les deux grands constructeurs ou fournisseurs de services, leaders français du marché de l’internement, sont aussi d’importants employeurs de main-d’œuvre illégalisée dans les pays du Nord ou à faible coût dans les pays du Sud. (…) Des vigiles ‘sans papiers’ participent à l’arrestation d’autres étrangers en situation de clandestinité."((p. 85)

Sur le plan démographique, on est en face d’un paradoxe, les migrants sont nécessaires face au vieillissement de la population mais on ne souhaite pas qu’ils soient visibles. Il s’agirait même de "limiter autant que possible la visibilité de populations, utiles comme main-d’œuvre, mais indésirables du point de vue des théories racistes et militaires"((p. 33). Le lecteur qui pensera pouvoir objecter en se souvenant d’un préfet ou même de quelques ministres " issu(e)s de l’immigration" sera renvoyé au chapitre 8 concernant la "visibilité limitée". Bernardot se réfère à l’un des principaux penseurs de l’anti-colonialime, signalant que dans la plupart des cas "l’heureux(se) nominé(e) reste la créature de celui qui l’a nommé et qui peut lui retirer ce privilège. L’auto-contrôle pointé par Frantz Fanon fonctionne à plein."((p. 140)).

La politique du logement, des foyers jusqu’aux centres de rétention en passant par les "quartiers", avec la création volontaire de ghettos pour parquer les migrants et faciliter les captures, tout ceci est analysé dans une perspective historique, d’une façon certes radicale mais globalement convaincante. On pourra regretter un ton généralement pessimiste puisque même la perspective de régularisations massives ne semble pas trouver l’assentiment de l’auteur. Selon lui, il ne s’agit que d’une forme de vidange de la machine à capturer : "lorsque les États procèdent à des ‘régularisations’ collectives (…) c’est que l’appareil de capture a fonctionné en soumettant la fraction légalisée à la discipline d’un travail flexible et d’une citoyenneté hiérarchiquement inférieure et toujours contestable. Les autres, ceux qui n’ont pas été ‘légalisés’ ou qui vont arriver, resteront pris dans le piège. L’enchaînement illégalisation-rétention-déportation est finalement devenu dans les sociétés occidentales une efficace institution d’intégration dans un statut infériorisé et insécurisé."  

Pire encore, tout ce que le sociologue dénonce, et qui ne concerne pour l’instant que les migrants, doit être considéré comme une première étape avant extension à tous les habitants. Certaines personnes qui venaient prolonger leur passeport ou carte d’identité ont pu le comprendre à leurs dépens et Bernardot signale que "déjà ciblés par des discriminations systématiques, les nationaux supposés d’origine étrangère sont en passe de devenir des citoyens en pointillés dont l’appartenance nationale est remise en cause."   . De même, sur le marché de l’emploi, les sans-papiers servent de "cobayes pour une dérégulation de l’ensemble des marchés du travail et des organisations économiques et sociales."  

Heureusement, les dernières pages rendent tout de même hommage au travail de quelques organisations comme, dans le cas français, le Réseau éducation sans frontières (RESF) ou le Groupe d’information et de soutien pour les travailleurs immigrés (GISTI). Le travail de quelques cinéastes comme Nicolas Klotz (pour La Blessure, 2005), Philippe Lioret (Welcome, 2009) ou Aki Kaurismäki (Le Havre, 2011) aurait pu être mentionné, d’autant plus que l’auteur traite en détail le cas des séries policières, mais la concision faisait probablement partie des objectifs de ce livre qui demeure militant tout en appelant, sous une forme assez radicale, à une profonde remise en question des politiques migratoires