Poé/tri est une série d’entretiens inédits avec des poètes du monde entier, proposée par Frank Smith. C’est une zone d’échanges qui voudrait capter l’intensité des déclics poétiques contemporains dans la variété de leur chimie autant que de leur plasticité. Vanessa Place est une écrivaine, une éditrice (Les Figues Press) et une avocate américaine. Elle vit à Los Angeles, en Californie. Son dernier ouvrage paru, avec Blake Butler et Christopher Higgs, est ONE (Roof Books, 2012).


Frank Smith – Est-ce que la poésie pose des questions qui n’auraient pas de réponses ?

Vanessa Place – Non. Mais la poésie a des réponses qui doivent être mises en question.


La poésie est un processus de reconception perpétuelle. « La poésie est témoin », dites-vous…

Aristote a brisé les tenants de la poésie en affirmant qu’elle devait représenter quelque chose de l’individuel, en lien avec l’universel ; Kant a exercé une autre rupture en suggérant que l’universel est limité, au moins dans sa perception. Toutes ces questions sont des matières à témoignages, ainsi que les efforts fébriles qui consistent à vouloir dire la vérité.



Vous êtes à la fois post-poète, éditrice, avocate, performeuse… Votre travail procède dans un « engagement de divers registres et disciplines en dehors de ces registres et de ces disciplines ». Auriez-vous un mot pour qualifier cette façon de penser, d’écrire et d’agir ?

Une antipoète, une a-artiste, une sur-performeuse, l’Ubu-loi ? Il y a une troisième discipline, peut-être, qui n’est ni l’art, ni l’écriture, mais l’art et l’écriture, où le texte est un art, l’art un texte, la performance son contexte, où l’on est incomplet si toutes ces conditions à la fois ne sont pas réunies. Faut-il nommer cela conceptualisme poétique ? Art du langage ? L’“art de la parole” (ce qui serait une blague en anglais) ? Ou devrions-nous dire qu’Aristote a tort, désormais, qu’il n’y a pas de compétition pour faire valoir la suprématie entre la poésie et la sculpture puisque cet autre art existe ?



Vous avez publié Exposé des faits (Éditions è®e) en France, une « chronique judiciaire dans laquelle l’accusation, la défense et la littérature contemporaine confrontent leurs faits, leur langue, leur vérité ». Comment remettez-vous en question la matière même d’un livre ? Est-ce le moyen idéal pour se concentrer sur « la nécessité ; puis le chemin, le nom, la formule » (Charles Reznikoff) ?

Le but d’un livre ? La rhétorique, j’imagine. N’est-ce pas le but de tous les livres ? Certes, ils peuvent être utilisés pour permettre au papier de voler haut, ou être adressés à un être cher par les effets de l’argumentation, mais je crois que la principale justification est la persuasion. La persuasion de quoi ? Ceci est une autre question. En ce qui concerne la matière d’un livre, le livre est une trame au repos. C’est pourquoi Rosalind Krauss   a tout à fait tort quand elle prétend que la matière d’un livre est antinarrative : un livre ne peut pas ne pas devoir être lu. Et même si j’aime ce que dit ici Reznikoff, je suis plus encline à penser, quant à moi, que la forme ou la formule génère un nom, qui donne vie à une manière de dire, qui elle-même crée un besoin. L’offre, puis la demande.



Dans Notes on Conceptualisms (avec Robert Fitterman, Ugly Duckling Press, 2009), vous montrez qu’il n’y a pas de séparation entre sujet et objet, d’où le concept que vous créez, de “sobject”. Qu’est-ce que le conceptualisme induit dans le fait d’écrire ?

Il le dépouille de l’avenir, pour le rendre immanent. Dans Exposé des faits, par exemple, pour la première fois en littérature, un viol est un viol est un viol.



“Le texte a dépassé le texte, le texte subsumé, le texte surécrit”, dites-vous. Qu’est-ce qu’un tel texte ? Croyez-vous encore dans les mots ? Dans l’archive ? Dans l’allégorie ?

Je crois en tout. Comme disent les Allemands : Alles ist wahr [tout est vrai].



Gilles Deleuze dit : “Si la répétition est possible, elle est du miracle plutôt que de la loi. Elle est contre la loi : contre la forme semblable et le contenu équivalent de la loi.” Comment assumer alors l’énonciation plus que la réitération ? Comment la rendre possible ?

Deleuze a tort, dans ce cas précis, ce qui importe peu, car je crois que Deleuze parlait de la loi au regard de la science. Et il avait certainement raison en ce sens que la science n’est pas stable et que les universaux ont tendance à trahir l’universalité – en d’autres termes, nous ne savons que ce que nous pouvons dire, comme le pensait Wittgenstein. Mais la loi dans la jurisprudence est un truc de magicien : elle ressemble à un miracle, mais il s’agit simplement d’une diversion. La loi se présente comme une pure répétition basée sur la différence – la variation est effacée, toutes les variations du dire sont considérées comme négligeables. La grande contribution de Deleuze est d’avoir identifié la différence comme étant le noyau autour duquel rayonnent les similitudes. Pour rendre la réitération possible, alors – ce qui devient plus intéressant mais plus ardu –, nous devons faire selon la loi et ignorer la différence. Insister sur l’Écho en tant qu’écho. Sans complaisance avec l’affirmation de soi dans la vanité de notre différenciation.



Vous travaillez actuellement sur un nouveau livre élaboré à partir des Feuilles d’herbe de Walt Whitman…

Mon nouveau projet est la construction d’un Feuilles d’herbe contemporain. Qu’est-ce que le chant de soi-même maintenant que le poète n’a plus à être le porte-parole de tous ? Laissons, comme les populistes pourraient dire, les gens parler.



En tant que performeuse (vous êtes intervenue récemment au Whitney Museum et au MoMA à New York), comment demeurer une – dans le corps et dans l’esprit ?

On est ou Je ne suis pas.



État présent de votre esprit ?

Sous-réel
 

 

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Poé/tri 1 – Récupérer / couper / monter. Entretien avec Jean-Jacques Viton