À travers une diversité de contributions, cet ouvrage éclaire avec pertinence le sens des pratiques socio-spatiales mises en œuvre par les individus au sein des marges urbaines au Proche-Orient.  

Axé sur le Proche-Orient, cet ouvrage se propose d'explorer les manifestations de l'urbanité au sein des marges urbaines de cette région, et en particulier au prisme des mobilités et de la migration. Il s’agit donc de questionner la position des migrants et des réfugiés dans les villes d’accueil. Qu’il s’agisse des camps de réfugiés ou des quartiers informels qui se constituent à leur lisière, ces espaces sont rarement associés aux villes, ils constituent davantage des interstices, des espaces périphériques, souvent marginalisés. Pourtant, des formes d’urbanisation s’inscrivent justement dans l’élaboration et le vécu de ces espaces. Michel Agier évoquait à juste titre les "brouillons de ville"   pour décrire l’émergence des processus de socialisation, de cohabitation et d’appartenance qui émergent dans les camps de réfugiés, et qui permettent de solidifier les formes d’habitat. Par leurs manières de prendre place dans ces espaces, les migrants peuvent ainsi infléchir ce processus de relégation et construire leurs propres "mondes". Plutôt que de s’intéresser aux manques, à une catégorisation par la négative des espaces sociaux à la marge de l'urbain, les auteurs de ce livre visent donc à comprendre ce qui se joue et se construit dans ces lieux et dans ces mobilités. 

Dans la première partie de l’ouvrage, diverses contributions éclairent les enjeux liés aux camps palestiniens, à travers l’analyse de leur gestion politique dans des pays comme la Jordanie, le Liban ou la Syrie. Est ainsi abordée l’évolution des modalités de gouvernance de ces territoires, symptomatiques du rapport établi par les autorités à la question des réfugiés. Ainsi, malgré les projets de réhabilitation des camps tels qu'ils peuvent apparaître en Jordanie, plusieurs auteurs soulignent la dimension temporaire dans laquelle s'inscrit généralement leur gestion, et la marginalité socio-économique dont ils sont souvent l’objet. Paradoxalement, ces particularités sont évoquées dans les discours des réfugiés, comme un symbole politique. En effet, dans sa forme précaire et provisoire, le camp constitue un "manifeste spatial"   de la cause palestinienne et de la revendication du droit au retour. L’abri du réfugié doit ainsi être tenu "dans son apparence précaire et inachevée pour signifier le caractère provisoire du camp, renvoyant à l'ontologie de la condition de réfugié"  

Pourtant, l’attente d’un éventuel retour ne se fait pas dans un néant social ni dans un rapport neutre aux lieux dans lesquels vivent ces réfugiés. Si la notion d'exil a souvent interrogé l’absence et l’abandon d’un territoire, il convient également de s’intéresser aux conditions mêmes de l'exil et aux stratégies mises en œuvre pour y faire face au quotidien. En effet, "attente et absence emplissent l'imaginaire réfugié alors que, paradoxalement, c'est bien dans le camp et dans le présent que tout cela se passe, et que s'élabore cette perception du temps comme attente et absence"   . Même si la dimension temporaire reste la condition des camps, certains ont plus de 50 ans d'existence et l'exilé y "vit, survit, fait des rencontres, organise son existence"   . Ainsi, Nicolas Puig décrit avec finesse comment les palestiniens, suite à la destruction du camp de Nahr Al-Bahred au Liban l'ont progressivement réinvesti et surtout comment ils participent à en faire un "chez-soi", à l'investir de références communes qui leur permettent de prendre place. Il montre également comment les rites quotidiens, du café, des rencontres, des sociabilités mais également la diffusion de rumeurs participent à cimenter la communauté, et constituent alors une "forme protectrice de l'habiter"   . Dans cette perspective, diverses contributions révèlent l’importance des pratiques de proximité dans la reconfiguration identitaire de ces populations. 

Car, dans la mobilité et la migration, ce sont de nouveaux référents existentiels qui s’élaborent. Chaque migration implique en effet de nouveaux ancrages, le saisissement de nouvelles prises qui permettent à l’individu de prendre place et de s’affirmer dans un nouvel espace de vie. Ne se résumant pas à l’arrachement et à l’exil, la migration participe donc également de la construction de soi. Or, celle ci se manifeste notamment dans ces espaces temporaires de refuge, ou  dans ces lieux de passage vers un ailleurs désiré, entre le "déjà plus" et le "pas encore" des migrants   . Dans ces espaces se joue donc une ontologie inventive   , entre la fréquentation des semblables et la rencontre de l’autre, entre les liens tissés par la mobilité entre un sol quitté et une terre d’accueil. Du "parcours de la migration à la quête de réseaux et de la reconstitution des lieux de vie, l'épreuve de la mobilité jouxte ainsi une anthropologie existentielle, quand elle permet d'accomplir ce mouvement dialectique, du chaos de l'exil à une présence au monde "coûte que coûte""   . C’est à l’aune de ces réflexions que les chercheurs doivent explorer les pratiques socio-spatiales à l’œuvre dans ces territoires en marge. Par leur présence, par les activités développées et leur diffusion dans l’espace urbain, les migrants parviennent ainsi à s’inscrire dans le paysage et le quotidien urbain. Évoquant les réfugiés irakiens à Damas, Kamel Dorai montre comment, malgré leur statut précaire et leur interdiction de travail, ils parviennent à faire de certains quartiers des centralités irakiennes, au sein desquelles la culture et certaines religions spécifiques à l’Irak peuvent s’épanouir. S’insérant dans le secteur informel des marges de la ville ou développant des commerces de proximité, ces réfugiés parviennent ainsi à recomposer une société irakienne en exil. 

Comme le démontrent les différentes contributions de l’ouvrage, au delà de leur dénuement, les exilés ne sont pas pour autant démunis de compétences d’action. À travers leurs pratiques socio-spatiales, ils injectent du sens dans leurs espaces de vie, à partir duquel s’élaborent des reconfigurations identitaires et l’affirmation de soi dans un "ailleurs". Loin d’être les "non-lieux" souvent décrits, ces camps constituent au contraire des espaces vivants et dynamiques qu’habitent les exilés. 

L'un des intérêts de cet ouvrage est notamment de ne pas se focaliser sur l'espace géographique du Proche-Orient. En effet, dans le contexte actuel de mobilité facilitée, la réalité des migrations de cette région touche également les pays européens, et il se révèle ainsi de nouveaux profils de migrants, pleinement associés à la mondialisation économique, que certains qualifient de "transmigrants"   . Caractérisés par leur grande mobilité, ceux-ci se spécialisent dans la diffusion commerciale de produits d’entrée de gamme destinés aux populations peu solvables, sur des marchés extérieurs. Le portrait dressé par Missaoui et Tarrius des transmigrants afghans est d’ailleurs éclairant. En passant par certains ports turcs desquels ils amènent en Bulgarie des produits électroniques fabriqués généralement dans le sud-est asiatique, ils se révèlent de véritables acteurs commerciaux. Connectés à plusieurs pays, ces transmigrants vont et viennent, écoulent leurs produits, construisant des réseaux de distributions dont les ramifications n’ont pas fini de surprendre les chercheurs. Leur mobilité fait alors de ces individus ceux "qui apportent là-bas les produits et les idées de ceux d’ici, et ici la (re)connaissance de ceux de là-bas"   . Confrontés dans ces échanges à l’altérité, ils deviennent vecteurs de métissages, conférant ainsi une importance sociale particulière aux "territoires circulatoires"     investis. Ces quelques réflexions dépassent d’ailleurs les cas étudiés et invitent à questionner les mobilités et les échanges autant que les emplacements et les sédentarités pour comprendre comment se transforment les cultures à l’heure actuelle. 

Ainsi, la diversité des contributions de cet ouvrage permet d’éclairer le lecteur sur les enjeux liés aux marges urbaines dans le contexte spécifique du Proche-Orient, et dans lequel les mobilités transnationales transforment les espaces urbains. Mais le grand mérite de cet ouvrage est de dépasser  les traditionnelles approches liées aux politiques et à la gouvernance de ces territoires et des populations réfugiées. En s’intéressant aux pratiques quotidiennes dans ces espaces de relégation, les différents auteurs ouvrent une piste nouvelle à l’analyse, longtemps écrasée par les enjeux géopolitiques associés à leur existence. En saisissant dans la proximité les enjeux relationnels, les rapports aux lieux, ainsi que leurs évolutions dans le temps, c’est à la construction d’une ville par les usages habitants que les auteurs nous convient à assister. Ceux-ci parviennent, dans l’analyse de ces pratiques de l’habiter, à révéler les enjeux existentiels qui guident ces populations réfugiées, vivant dans un exil souvent incertain. L’appropriation et la symbolisation de ces lieux, qui évoluent au gré de leurs pratiques témoignent ainsi des marges de manœuvre dont bénéficient encore les réfugiés et les migrants. Loin d'être des agents passifs, et malgré les contraintes qui leur sont imposées, ces individus construisent et donnent sens à leur espace de vie. En y intégrant l'altérité et la culture de l'autre, ils bâtissent les fondations d’un avenir dans lequel se projeter. Cette production " par le bas " de la ville met ainsi en jeu une culture d'entre-deux à travers laquelle les exilés construisent leur monde, à la croisée des imaginaires et des cultures