Deux fresques historiques illustrées de la presse et un essai sur le devenir du journalisme aboutissent au même constat d'une nécessaire adaptation face à la révolution numérique.

L'entrée de la société dans l’ère numérique est vue par certains comme un choc violent, une forme de "destruction créatrice   pour le support imprimé en général (livres, archives, journaux, revues...) et pour la presse en particulier, quoique cette vision apparaisse aujourd'hui assez galvaudée car il s'agit globalement d'un phénomène progressif de mutation économique et sociale autant que technologique.

Dans ce contexte, la question de la pérennité de la presse et du journalisme dans leur forme historique – bien que la période de leur "âge d'or" constitue plus une vue de l'esprit construite de manière rétrospective qu'une pure réalité – est posée par nombre d'analystes, dans un climat d'incertitude et de crainte face aux évolutions combinées de la crise économique, qui touche ce secteur comme tous les autres, et de la "mort" supposée plus ou moins rapide de l'imprimé au sein de nos sociétés touchées par "l'emprise numérique"   .

Deux récentes publications illustrées traitant de l'histoire de la presse viennent ainsi à point nommé pour évaluer avec un peu de recul cette évolution : l'une est un catalogue richement documenté issu d'une passionnante exposition qui s'est tenue à la Bibliothèque nationale de France (à Paris, site François-Mitterrand) l'an dernier (La presse à la Une. De la Gazette à Internet, BNF, 2012), l'autre est l’œuvre d'un historien spécialiste du sujet   , Patrick Eveno (Histoire de la presse française, de Théophraste Renaudot à la révolution numérique, Flammarion, 2012). Toutes deux, dans leur titre comme dans leur contenu, mettent en avant l'importance de la "révolution du web" dans le devenir de la presse à la fois comme support d'information mais aussi comme moteur de développement industriel de ces importants groupes capitalistiques que sont devenues les plus grandes entreprises de presse en France.

Dans un court essai justement intitulé L'explosion du journalisme. Des médias de masse à la masse des médias   , l'ancien directeur du Monde diplomatique Ignacio Ramonet aborde quant à lui, avec le ton critique qu'on peut imaginer, la traduction de cette évolution numérique pour le travail "traditionnel" du journaliste, de plus en plus bousculé par l'outil numérique et la multiplication des sources d'information (mais aussi de "désinformation").

Une lecture croisée de ces trois ouvrages peut ainsi faire comprendre à quel point "le monde d'hier" de la presse et du journalisme est en train d'évoluer, sans pour autant forcément décliner. Bien au contraire, ce qui peut apparaître de prime abord comme une simple innovation technologique peut être l'occasion à la fois pour toute une filière économique (en crise) et pour toute une profession (en pleine réflexion sur son sens et sa déontologie) de se réinventer et de produire de nouvelles formes d'expression, sans pour autant "tuer" le support écrit, comme chacun des trois livres le montre de manière différente.

C'est en effet précisément le sens de la conclusion de l'excellent essai d'Ignacio Ramonet : de même que "les avions ne remplacent pas les bateaux"   , certains titres de la presse étrangère (comme Die Zeit en Allemagne) démontrent que le succès des sites d'information en ligne ne signifient pas pour autant la disparition du support écrit et imprimé. Ainsi, comme le remarque l'essayiste et ancien directeur d'un journal qui compte dans le monde intellectuel, "en ces temps de changements rapides, le succès d'un site sur la Toile ne garantit nullement sa survie. […] L'information sur support papier ne sera, probablement et au mieux, pour les nouveaux sites en ligne dominants, qu'une des expressions de l'information au sein d'une plateforme numérique conçue pour émettre des flux en direction de tous les nouveaux supports technologiques (Internet, smart-phones, tablettes tactiles)"   .

Ignacio Ramonet insiste ainsi sur la crise d'identité actuelle de la presse et des journalistes face aux évolutions contemporaines, convoquant un grand nombre d'exemples étrangers – notamment la fin de la version papier (en 2012) de cette quasi-institution journalistique qu'est Newsweek outre-Atlantique –, mais également sur la nécessité pour les groupes de presse de s'adapter à la multiplication des émetteurs – blogs personnels, pure players payants ou gratuits, applications sur smart-phones...– sous peine de se voir condamnés à subir une concurrence de plus en plus déloyale de la part de supports très légers en coûts et beaucoup plus flexibles par rapport à la contrainte spatio-temporelle. L'une des plus importantes craintes que souligne Ramonet, au-delà des mouvements de concentration capitalistique et des menaces qu'ils font peser sur l'indépendance des journalistes par rapport aux propriétaires et aux actionnaires de plus en plus puissants   , est celle de voir la crédibilité de l'information mise en cause par la multiplicité des sources, eu égard à l'explosion de la fonction journalistique, chaque citoyen ou presque ayant aujourd'hui les moyens de relayer des faits, des images ou des opinions en s'appropriant des dispositifs légers comme les blogs, Twitter ou Facebook. C'est cette révolution de l'écosystème médiatique que Ramonet décrypte avec brio dans son essai, questionnant la notion de "journalisme sans journalistes" envisagée de plus en plus sérieusement par certains analystes et acteurs de la presse en France et dans le monde.

Pourtant, ce que l'on comprend avec les intéressantes fresques historiques de la BNF et de Patrick Eveno, c'est que, malgré ce changement de paradigme lié à l'arrivée de nouveaux médias, la véritable valeur ajoutée du travail journalistique, quant à elle, est loin d'être amenée à s'éclipser. En effet, malgré l'effervescence des sources et des moyens de s'informer désormais ouverts (plus ou moins) gratuitement à un "cyber-citoyen", certains genres, qui ont fait la noblesse du journalisme, continuent à être plébiscités par l'opinion publique en dehors des canaux les plus courants, tels que le reportage – l'accès aux reportages longs et illustrés dans les mooks (les revues-livres, comme XXI en France) reste assez circonscrit aujourd'hui, et peut-être pour plus longtemps qu'on peut le croire, au support papier de qualité – ou l'investigation – ainsi, surtout en cette période mouvementée, le succès assez peu intuitif d'un pure player payant comme Mediapart en témoigne-t-il de manière insolente et triomphante aujourd'hui et sans doute plus encore demain ! Jugés trop coûteux de prime abord, ces médias de "haute qualité rédactionnelle", en France mais aussi à l'étranger (Ramonet cite ainsi l'exemple de Politico.com aux Etats-Unis, site gratuit à succès qui a cependant lancé début 2011 un site payant : Politico Pro) prouvent au contraire que, malgré l'essor des "fermes de contenus" entièrement gratuites sur le web (tel le Huffington Post américain, désormais décliné en une version française, mêlant opinions, vidéos, informations de tous ordres), le nouveau système cyber-médiatique gratuit n'a pas encore réussi à trouver de modèle économique viable, ce qui explique pourquoi les grands groupes de presse traditionnels, loin de suivre tous l'exemple de Newsweek, cherchent davantage à décliner des synergies entre leur support écrit et leur plateforme Internet, plutôt que de se risquer définitivement vers les médias entièrement en ligne et entièrement gratuits.

La longue histoire des groupes de presse, illustrée de manière remarquable par l'exposition de la BNF et par Patrick Eveno – insistant non seulement sur le travail des journalistes mais aussi sur celui des dirigeants et surtout des (très) nombreux travailleurs de l'ombre qui ont contribué et continuent de contribuer au fonctionnement économique et industriel de ce secteur d'activité –, démontre par ailleurs à quel point elle est consubstantielle à l'essor de la démocratie et à la liberté d'expression. Mais sans doute est-on arrivé aujourd'hui à un moment-clé de cette histoire parallèle de la presse dite traditionnelle et de la démocratie, comme le souligne aujourd'hui Ignacio Ramonet avec l'exemple désormais bien connu de Wikileaks, car, alors que la migration progressive de l'information vers le numérique va se traduire par une réduction drastique des effectifs des grands groupes traditionnels (à l'égard desquels, en France en tout cas, le constat de Patrick Eveno est particulièrement sévère, considérant qu'ils se sont progressivement éloignés des attentes des lecteurs, en ignorant longtemps ses évolutions), c'est le rôle même de "créateur d'opinion" qui est désormais réinterrogé pour ces groupes de presse, qui ne font souvent que suivre d'autres médias plus avant-gardistes et répondre assez laborieusement au diktat de l'urgence et des marchés.

Dans ce mouvement général, l'élément le plus rassurant (et peut-être le plus important) réside dans le constat de plus en plus partagé que le déclin voire l'effondrement du modèle économique classique de la presse ne signifie pas pour autant la disparition du journalisme   et même des "journaux " eux-mêmes, quelles que soient leurs formes.