Une présentation, bien informée et agréable à lire, des enjeux du redressement productif.

Pierre-Noël Giraud et Thierry Weil, tous les deux professeurs à Mines ParisTech et participants au laboratoire d’idées “La Fabrique de l’industrie” expliquent dans ce petit livre à destination d’un large public pourquoi il faut se préoccuper de redresser notre industrie et comment procéder. À un rappel historique, succède une présentation argumentée des causes du déclin de l’industrie française et de ce qu’il conviendrait de faire pour l’enrayer. L'ouvrage se conclut, dans une envolée, sur une proposition d’objectifs et de méthode(s) pour une négociation avec les grands pays émergents.

 

La mesure et les causes du déclin de l’industrie française

Les auteurs retracent rapidement l’histoire des trois révolutions industrielles qui, en deux siècles et demi, ont transformé nos vies. À la troisième, “à la fin du XXe siècle […] Internet et les transports par container font s’effondrer les coûts de transports des informations et des biens, suscitant l’émergence de firmes globales qui optimisent à l’échelle mondiale leurs chaînes de conception-production-distribution et mettent tous les pays en compétition pour la localisation de leurs activités”   . C’est ce que l’on peut voir par exemple sur l’iPhone 3G conçu aux États-Unis, assemblé en Chine, à partir de composants issus principalement du Japon, d’Allemagne et de Corée du Sud.

La diminution du poids de l’industrie dans le produit intérieur brut ou encore dans la population active, aussi impressionnante soit-elle, tient en partie à l’externalisation par les entreprises industrielles des services qu’elles ont renoncé à réaliser elles-mêmes, à l’augmentation de la productivité, plus rapide dans l’industrie, et enfin à l’augmentation de la richesse, qui s’accompagne d’un accroissement des services consommés. La balance commerciale de l’industrie constitue un indicateur plus pertinent pour mesurer le déclin de celle-ci, expliquent les auteurs. Or, la France consomme aujourd’hui plus de biens manufacturés qu’elle n’en produit, et on ne peut pas compter sur les services pour le compenser. Les exportations (ou importations) françaises de services marchands ne représentent en effet que 30 à 35 milliards d’euros (avec des soldes de signe variable selon les années, inférieurs à 3 milliards d’euros) sur un total de l’ordre de 500 milliards d’euros et un déficit de 25 milliards en 2011, 71 milliards en comptant l’énergie. On pourrait toutefois leur objecter que la valeur des biens exportés incorpore des services pour une forte proportion et que la distinction ci-dessus a donc moins de sens qu’il y paraît. 

Quelles sont les faiblesses de l’industrie française ? Les différents auteurs qui se sont penchés sur ce sujet dans la période récente s’accordent généralement sur son positionnement insuffisamment haut de gamme. Ces faiblesses tiennent notamment à un dialogue social peu constructif et à un encadrement d’usine plus nombreux (par rapport à l’Allemagne), à des relations entre donneurs d’ordre et fournisseurs peu coopératives et aux manques de la formation professionnelle, aussi bien initiale que continue, alliés à une mauvaise image de l’industrie. Souvent relevé, le faible niveau de l’investissement en R&D des entreprises françaises serait surtout dû, selon les auteurs du livre, à une spécialisation sectorielle qui fait peu de place aux secteurs de moyenne-haute technologie ; plutôt que d’en être la cause, il serait ainsi une conséquence du positionnement ci-dessus. Mais la difficulté française de s’appuyer sur le potentiel de la recherche publique est également rappelée. À quoi il faut ajouter un accès au financement qui reste difficile pour les petites et moyennes entreprises. Par ailleurs, “les arbitrages politiques et économiques ont […] souvent été rendus au détriment de l’industrie ou de l’entreprise en général, qu’il s’agisse de la fiscalité, du financement de la protection sociale ou du cadre légal et réglementaire”   . Ceux-ci ont alors pesé sur les marges des entreprises, qui ont fortement baissé en dix ans. Les auteurs évoquent à ce propos, sans y insister, le niveau élevé du coût du travail, lié aux cotisations sociales, ainsi que les limitations que le droit du travail met aux licenciements de CDI et les effets pervers (sic) de celles-ci, avant de mentionner les contrôles “tatillons” qu’exercerait l’administration sur les entreprises ou encore la méfiance du corps social envers les activités industrielles et leurs nuisances   .

Le manque de compétitivité hors coûts et de différenciation suffisante des produits oblige les entreprises à rogner leurs marges pour préserver leurs parts de marché face à des concurrents aux coûts de production plus faibles, ce qui restreint leurs possibilités d’investir, au risque de s'enfoncer dans une spirale déclinante. Le diagnostic est ici très proche de celui que dresse le rapport Gallois. On notera que les auteurs n’évoquent ni le rôle des grands groupes français, qui ont pourtant souvent préféré l’extraversion à la consolidation de leurs bases nationales, ni l’assimilation du travail à un coût, que Gabriel Colletis dans L’urgence industrielle !   identifie comme les causes principales du déclin de l’industrie française (avec les politiques d’austérité et de rigueur responsables de la faiblesse de la croissance et les illusions dans lesquelles est tombée la politique industrielle). Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’ils diffèrent également sur les orientations à prendre et les moyens à mettre en œuvre.

 

Pourquoi faudrait-il préserver et redévelopper notre industrie ?

Ce déclin est-il grave ? Oui, en premier lieu, parce qu’il faudra bien, tôt ou tard, rembourser l’endettement contracté pour financer le déficit commercial et donc revenir à une situation d’excédent. Or, ni les exportations de services, qui restent limitées en valeur, y compris dans les pays qui se sont spécialisés dans ce domaine   , ni l’exportation de biens et services de haute technologie ou de marque n’y suffiront. Ces derniers ne représentent en effet que 12 et 6% respectivement de la valeur ajoutée industrielle en France, contre 15 et 5% en Allemagne et 18 et 8% aux États-Unis (selon une étude de 2011 du McKinsey Global Institute citée par les auteurs). Mais aussi parce que l’industrie reste le cœur de l’innovation et de la croissance, y compris de la croissance verte, et que le développement des services s’appuie largement sur cette base matérielle en transformation permanente   . De plus, elle est également le gage d’une limitation des inégalités. Car a contrario “une société composée d’un petit groupe de “nomades” [produisant des biens et services exportables] très qualifiés, toujours moins nombreux mais de plus en plus riches car compétitifs dans l‘économie globale, et d’une importance croissante de “sédentaires” cantonnés à la fourniture de biens et services locaux aux premiers (et à eux-mêmes) serait […] de plus en plus inégalitaire, ce qui finit toujours par avoir un coût et par entraver l’innovation et la compétitivité”   . Ce passage emprunte aux travaux menés par ailleurs par P.-N. Giraud (Cf. Des fissures dans la mondialisation, le livre a fait depuis l’objet d’une édition révisée). On peut être plus réservé sur l’application chiffrée qu’il en tire en calculant le nombre de “nomades” sur la base du taux d’ouverture des différents secteurs au commerce international, sans considération pour les services que leur production incorpore (Cf. la remarque ci-dessus). Enfin, dernière raison de se préoccuper de la désindustrialisation : les conditions de la compétition internationale ne sont pas immuables et, en particulier, l’augmentation des salaires dans les pays émergents est désormais rapide ; préserver le patrimoine technique et le capital humain constitués sur une longue période est ainsi le gage d’un redémarrage possible de ces activités.

Que peut-on apprendre des autres ? Les auteurs commentent rapidement la situation de quelques autres pays. Les États-Unis se sont engagés dans un développement très inégalitaire, axé sur leur maîtrise des hautes technologies. La Chine, dans une course de longue haleine pour rattraper les pays riches en suscitant les investissements directs et en se dotant progressivement de moyens technologiques propres, qui devrait normalement la conduire à se tourner désormais davantage vers son marché intérieur. L’Allemagne poursuit quant à elle une politique d’offre rigoureuse, en tirant parti, outre de son positionnement sur les biens d’équipement, des “concertations et coopérations au sein des fédérations industrielles, comme au niveau des territoires, et [de] l’habitude du dialogue aussi bien au sein de l’administration […] qu’au sein des entreprises et des branches industrielles”   (Cf. la note de Jacqueline Hénard pour La Fabrique de l’industrie). La Suède, “pour favoriser le plein emploi et amorcer la transition énergétique, [… ] a allégé les charges pesant sur le travail, réduit les impôts sur les sociétés, mis en place une fiscalité écologique, qui ménage la compétitivité des entreprises mais qui pèse sur le consommateur final”   , cela en procédant de manière très concertée. Ce qui donne un panel d’orientations possibles, à défaut de modèles à reproduire.

 

Les voies et les moyens du redressement

Le redressement dépend tout d’abord des actions que pourraient entreprendre les entreprises elles-mêmes, expliquent les auteurs. La montée en gamme est indispensable, même s’il ne faut pas pour autant renoncer à chercher à réduire les coûts en perfectionnant les procédés et en rendant plus efficace l’organisation de la production et de la distribution. Cela suppose de former une main d’œuvre qualifiée, de promouvoir un dialogue social constructif (les auteurs renvoient ici aux propositions du rapport Gallois et à l’accord sur la sécurisation de l’emploi), de favoriser un “capital patient”, d’investir dans l’acquisition d’équipements modernes (la France étant, semble-t-il, très en retard en matière de robotisation par rapport à l’Allemagne ou même l’Italie) et d’innover sur le plan organisationnel et managérial (les auteurs évoquent ici le lean, dont les applications ont cependant été parfois très néfastes – Cf. le dossier pourtant nuancé que la revue d’ergonomie Activités vient de lui consacrer), d’investir parallèlement dans les réseaux, écosystèmes locaux, filières, réseaux cognitifs, et dans les territoires, en cherchant à développer des relations fortes avec les autres acteurs locaux.

Comment les pouvoirs publics peuvent-ils aider les industriels ? Tout d’abord, en leur garantissant un environnement institutionnel stable et favorable, en mettant en place une fiscalité qui n’obère pas leur compétitivité et encourage des comportements vertueux d’investissement dans des procédés sûrs et durables (notamment en évaluant, pour la taxer, l’empreinte environnementale sur ce que nous consommons et non sur ce que nous produisons, préciserons plus loin les auteurs). Ensuite, en encourageant la construction de relations confiantes entre les parties prenantes et en stimulant les collaborations. Enfin, en cherchant à faire évoluer les règles du commerce international dans un sens plus équitable   . Là encore, les auteurs rejoignent les points essentiels du rapport Gallois. L’État devrait ainsi se préoccuper des impacts sur la compétitivité industrielle de toute nouvelle mesure qu’il envisagerait de prendre et, parallèlement, s’engager à maintenir dans le temps les dispositifs existants en faveur des entreprises. Et également, investir dans le système d’éducation et de diffusion de la culture scientifique, technique et industrielle, en articulation avec les régions en ce qui concerne en particulier la formation professionnelle. Mais aussi, veiller à l’adoption et à l’application (par des transcriptions des directives européennes plus rapides qu’aujourd’hui) de mesures favorables à un développement harmonieux et à une réindustrialisation de l’industrie européenne, en évitant que la concurrence entre pays pousse chacun au moins-disant social et fiscal (les auteurs prennent l’exemple du dumping fiscal irlandais et de l’accès à une main d’œuvre sous payée en Allemagne, la plupart du temps d’origine étrangère (sic)). Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi adopté à la suite du rapport Gallois permettra d’alléger la charge d’impôt qui pèse sur les entreprises (il portera finalement sur les salaires jusque 2,5 fois le SMIC ce qui concernera davantage l’industrie que le montant de 2.500 euros initialement prévu). Mais l’État pourrait également intensifier les mesures favorisant les investissements des entreprises dans la montée en gamme ou la mise en réseau des acteurs (abondement à des fonds d’investissement sectoriels, soutien et coordination des pôles de compétitivité et autres clusters, instituts et centres de recherche), en articulation le cas échéant avec les collectivités territoriales.

L’intérêt des pays émergents est que nous restions des territoires prospères et innovants, écrivent les auteurs. Or, le jeu mondial actuel dans l’industrie est un “jeu non coopératif” qui nous éloigne de l’organisation optimum   , comme le montre la très insatisfaisante répartition des emplois industriels entre les grandes régions du monde   . Que négocier alors avec les grands pays émergents ? Deux voies paraissent praticables, expliquent les auteurs. La première consisterait dans des accords entre les gouvernements européens et ceux des grands pays émergents (auxquels les États-Unis et les autres membres du G20 pourraient bien sûr s’associer) pour atteindre les objectifs suivants : le recentrage des économies des grands pays émergents sur leurs marchés intérieurs, y compris en laissant s’évaluer leur monnaie, afin de réduire les immenses inégalités qui persistent ou se creusent en leur sein ; la délocalisation de leurs industries de main d’œuvre non qualifiées exportatrices en Afrique et en Asie du Sud pour initier l’industrialisation et le rattrapage économique de ces pays ; la réindustrialisation de l’Europe et des États-Unis (ce qui supposerait également des accords entre les gouvernements européens et les entreprises globales)   . Et, dans le cas où un tel compromis ne serait pas possible, il existerait encore pour l’Europe un plan B   , à savoir appliquer aux firmes des pays émergents ce qu’ils font aux nôtres, c’est-à-dire leur imposer un contenu local pour accéder à nos marchés, cela y compris dans les domaines de technologies et de recherche, lorsqu’ils sont à la frontière technologique. Cet ouvrage brasse large et ses préconisations sont à plusieurs niveaux. Commençons par balayer devant notre porte, même si cela ne doit pas nous dispenser de nous doter d’un cadre général de pensée, nous recommandent les auteurs, ce qui paraît en tout cas relever d’une excellente méthode