Une vision à hauteur d’homme des processus de persécution et d’extermination, qui en renouvelle la compréhension.

Changer d’échelle pour voir autrement, changer d’échelle pour voir d’autres choses, tel est le postulat méthodologique de l’ouvrage Pour une microhistoire de la Shoah. Ce titre en forme de manifeste offre un constat simple : alors que l’ouverture des archives soviétiques a conduit à une nouvelle et durable vague de travaux sur la Solution finale, avec de larges synthèses et des monographies de qualité, il semble de plus en plus difficile aujourd’hui d’apporter quelque chose de nouveau à ce champ historique si spécifique. Utiliser un angle local permettrait-il un renouvellement ? Ce livre s’inscrit dans le sillage de la publication remarquée de Claire Zalc et Nicolas Mariot, Face à la persécution. 991 Juifs dans la guerre   , centrée sur l’étude des Juifs de la ville de Lens. C’est en organisant une journée d’étude les 9 et 10 juin 2011, dont le livre présent est la publication, et un colloque international les 5 et 7 décembre 2012 sur le même sujet que les auteurs creusent ce sillon, avec pour ambition de modifier un certain nombre d’idées reçues sur les processus d’extermination. Ici, "local" n’est pas synonyme de "monographie" : il ne s’agit pas, dans une tradition labroussienne, de collectionner les pièces de puzzle pour ensuite obtenir une peinture générale, mais, dans l’héritage de la microstoria, de voir ce qu’il y a de général dans le local, et d’analyser "l’exceptionnel normal"   .

Autant le dire, le pari est réussi et le livre, alors qu’il s’agit d’une publication de journée d’études sur des thèmes relativement pointus, apporte, même pour un lecteur non spécialiste, un nombre impressionnant d’informations inédites et surprenantes. L’ensemble donne l’impression de rentrer dans une description beaucoup plus concrète que ne le permettent certains ouvrages plus généraux. Le lecteur est amené à découvrir de nombreux processus que l’échelle générale ne permet pas de connaître, et à remettre en cause un certain nombre de certitudes. Qu’est-ce qu’une politique de persécution ? Les policiers avaient-ils le choix ? L’antisémitisme des populations locales a-t-il joué un rôle déterminant ? Qui, parmi les survivants d’une famille déportée, se souvient de quoi ? À partir du postulat méthodologique de la microhistoire, le livre soulève de nombreuses questions.

Famille

Les premiers chapitres sont centrés sur un groupe social spécifique : la famille. En n’étudiant pas de groupes sociaux beaucoup plus larges – nations, peuples, régions – mais une unité relativement étroite, la lignée, Paul-André Rosenthal illustre parfaitement cette capacité de renouvellement du changement de perspective méthodologique : l’analyse de la "généalogie mentale" d’une famille persécutée lui permet de mettre à jour des résultats étonnants. On supposerait qu’au sein de la fratrie Cisinzki, tout le monde possède les mêmes souvenirs de la période traumatisante de la guerre. Il n’en est rien. Les "cartographies mentales"   mises en place par l’auteur montre comment au sein de cette lignée, les connaissances et les souvenirs divergent radicalement. Alors que l’un des frères, Jean-Michel, ne parvient à donner des informations que sur onze membres de sa famille, sa sœur reconstitue le parcours de vingt d’entre eux. Outre la manière dont cette méthode interroge en profondeur la notion même de famille ou de généalogie, elle remet en cause la chronologie de la Shoah. En effet, la "traque et le meurtre collectifs ont littéralement fait exploser la lignée"   , et cette explosion se lit encore aujourd’hui, dans la mémoire. Cela permet de "ne pas clore à 1945 l’histoire de la Shoah"   . On retrouve le même genre de constat dans le chapitre rédigé par Hélène Frouard.

Territoire

Un grand nombre d’articles se fonde sur un changement d’échelle géographique, en étudiant des territoires réduits : Lens   , le Lot-et Garonne   , certains districts des Pays-Bas   , Paris   , Berlin   … Là encore, un grand nombre de connaissances inédites surgissent de ce changement de focale. La double étude de Marnix Croes et Peter Tammes sur les Pays-Bas est, à ce titre, particulièrement riche. Les deux auteurs s’interrogent sur le "paradoxe néerlandais" : comparé à d’autres pays, le taux de survie des Juifs hollandais est extrêmement bas, puisque 73% des 140 000 Juifs néerlandais ont été déportés. De nombreuses études se sont penchées sur cette question en essayant de faire varier divers facteurs pour comprendre ce phénomène à l’échelle nationale : ce chiffre est-il la conséquence d’un antisémitisme préexistant dans la population locale ? Est-il lié au degré de fermeture de la société hollandaise, où les communautés coexistent sans se mélanger ? Est-il lié, enfin, à l’efficacité du système répressif SS et à la mise en place d’un Reichskommissariat ?

En changeant d’échelle et en comparant non plus les Pays-Bas à d’autres pays, mais les différents districts du pays entre eux, l’article offre des réponses très éclairantes : il montre ainsi que la proportion d’électeurs du parti d’extrême-droite NSB avant la guerre n’a pas eu d’impact sur l’efficacité de la déportation ; il montre qu’une forte proportion de catholiques dans telle ou telle région – qu’on associe souvent à une hostilité supérieure envers les Juifs – n’a pas eu d’impact non plus. En s’intéressant aux individus persécutés, à une échelle encore plus petite, les auteurs montrent que les Juifs allemands et autrichiens sur le sol hollandais avaient de meilleures chances de survie que les juifs néerlandais, car ils avaient plus d’expérience et surent en tirer profit   . Marnix Croes montre comment la richesse influait beaucoup sur le taux de survie, mais comment, lorsqu’on s’intéresse à la temporalité, rester plus longtemps ne signifiait pas survivre plus longtemps. Ici, les articles rejoignent les conclusions de l’étude de Nicolas Mariot et Claire Zalc sur les Juifs de Lens, qui peignent l’incroyable complexité des stratégie de fuite et l’effet de nasse des différentes politiques d’identification puis de déportation des autorités locales et d’occupation.

En s’intéressant à la destruction d’un îlot insalubre de Paris réputé juif, Isabelle Backouche et Sarah Gensburger battent en brèche l’idée par trop simpliste d’une administration municipale nécessairement aux ordres de Vichy : en accélérant la destruction des immeubles et l’expulsion des locataires juifs, la municipalité ne cherchait pas à s’aligner sur la politique de persécution ; elle cherchait à profiter de "l’effet d’aubaine" que représentait le fait de ne pas avoir à reloger les personnes expulsées. Il ne s’agissait donc pas d’une mesure de  Vichy, ni une mesure faites sous Vichy, mais d’une mesure à l’ombre de Vichy   . Christoph Kreuzmüller montre lui aussi, à Berlin, que les idées reçues sont parfois trompeuses : l’aryanisation des biens juifs ne fut entreprise que très tardivement dans la capitale. En 1938 – jusqu’à la Nuit de Cristal – la ville de Berlin ne fut jamais le cœur des ténèbres, mais un refuge pour les Juifs persécutés dans d’autres territoires. Entre 1933 et 1938, le nombre de commerces juifs augmenta dans la capitale.

Interaction

Du territoire, la fin du livre passe à une étude locale des relations d’interaction entre "bourreaux" et "victimes" : Ivan Ermakoff, réutilisant les catégories qu’il a modelé dans son ouvrage de référence   étudie la police et la gendarmerie françaises ; Tal Brutmann, l’aryanisation en Rhône-Alpes ; Virginie Sansico, le système judiciaire français ; Jan Grabowski, la société rurale polonaise.

Dans chacun des cas, les auteurs montrent l’impossibilité de dresser un constat trop général : zèle, consentement, répulsion, insubordination et sabotage coexistaient au sein, par exemple, de la police française. Ivan Ermakoff montre comment les opérations de ratissage de la population juive – souvent perçue par le grand public comme des modèles d’efficacité – furent en réalité des échecs du point de vue de l’administration et des autorités d’occupation. Les sentiments contrastés des agents de police expliqueraient les différences très importantes entre les régions dans leurs politiques d’arrestations : il suffisait parfois d’un homme, comme à Montpellier, pour faire basculer le sort de dizaines de Juifs.

Les deux contributions de Virginie Sansico et Jan Grabowski sont, à ce titre, plus unilatérales : la première montre comme la justice régulière française s’est montrée sans pitié et sans état d’âme envers les populations juives qu’elles avaient pour rôle de réprimer. Jan Grabowski est encore plus direct : sans le "zèle et (la) bonne volonté" des populations locales polonaises, l’extermination n’aurait pas été possible. Il est trop simple de "faire porter l’unique et entière responsabilité des crimes sur les épaules de l’occupant allemand"   .

L’ouvrage ne tombe pas dans l’écueil de l’accumulation des monographies : tous les auteurs essayent de s’interroger sur la généralisation possible de leurs conclusions. Pour autant, ce cadre local est en soi intéressant, car il apporte autant d’informations qui d’ordinaire n’ont pas leur place dans des synthèses plus générales. Le militantisme méthodologique n’est pas absent de l’ouvrage, et amène plusieurs auteurs à développer longuement leur positionnement : Ivan Jablonka livre ainsi les conclusions que son étude sur l’histoire de ses propres grands-parents lui a inspirées, en terme d’égo-histoire et d’utilisation d’un "je" méthodologique. Toutes ces réflexions de méthode sur la microhistoire éloignent parfois l’ouvrage de son cœur thématique, et auraient peut-être plus d’impact à être isolées pour elles-mêmes. Mais on perdrait alors l’intérêt essentiel, celui de voir les postulats de méthode si bien défendus par les résultats innovants qu’ils permettent d’obtenir