Une synthèse réussie et atypique par un des meilleurs spécialistes de la période.

Complexe est la tâche d’intituler un ouvrage. Après avoir choisi Les quatre révolutions, Jean-Clément Martin s’est finalement rallié au titre proposé par son éditeur : Nouvelle histoire de la Révolution française. Cette nouveauté se perçoit moins dans les évènements que dans leur interprétation. En effet, l’auteur livre une analyse nuancée des années 1787-1801 qui, tout en tenant compte des apports des différentes écoles historiographiques, évite de se perdre dans les querelles qui ont jalonné la construction de l’histoire de la Révolution.

Les quatre révolutions

L’auteur propose quatre révolutions qui s’étalent des années 1770 à 1801. Dans la continuité du despotisme éclairé, Louis XV et Louis XVI lancent une révolution "par le haut" qui s’inscrit dans la dynamique des révolutions atlantiques tout en conservant des spécificités. Une partie des élites s’oppose à ces réformes et de ce rapport de force naît la dernière révolution du "monde atlantique" (de 1787 à 1792) qui clôt cette vague révolutionnaire. C’est aussi la seule qui réussit avec la Révolution américaine. L’objectif poursuivi est bien une régénération du pays mais elle est menée par le roi et ceux qui l’entourent. Suit la "deuxième révolution", née des clivages créés par d’authentiques révolutionnaires issus des dynamiques de la précédente. Pour l’auteur, il s’agit de la vraie révolution qui commence en 1792 et s’achève avec la mort de Robespierre. Jean-Clément Martin parle d’une dictature de guerre, mais selon lui, la Terreur n’a pas existé : elle serait une invention des thermidoriens pour discréditer Robespierre. À l’intérieur du pays, cette période est structurée autour des luttes factionnelles. Après la mort de Robespierre naît "la révolution confisquée" marquée par des révolutions de palais et des coups d’État, période qui s’achève avec celui de Bonaparte et surtout avec la victoire de Marengo qui lui permet de consolider son pouvoir.

La quatrième révolution se conclut de façon quelque peu abrupte. Pour l’auteur la paix de Lunéville et l’acte du concordat signés en 1801 mettent fin aux conflits nés dans les années 1770, alors que pour François Furet la Révolution française  ne "rentrait au port" qu’en 1879. Si la date de 1787 l’emporte chez de plus en plus d’historiens pour marquer le début de la Révolution, la date de fin n’est pas encore bien tranchée et les arguments proposant de la clore en 1799, 1801, 1804 ou 1815 sont tous défendables.

Parfaitement construit, le propos n’en est pas moins déstabilisant. Jean-Clément Martin parle d’une révolution d’octobre (1789) dans sa dernière révolution   . Ainsi par moment le lecteur aura le sentiment d’un imbroglio dans lequel se perd l’unité de la Révolution. Pourtant, à la fin de chaque partie, l’auteur retrouve son fil rouge qui, tout en révélant les dynamiques endogènes des différents épisodes révolutionnaires, révèle un paradigme global.

Une nouvelle histoire ?

L’auteur n’amène évidemment pas de nouveaux faits ou d’interprétation pleinement novatrice de la période. En revanche, le lecteur sera surpris de l’équilibre trouvé entre les différents évènements. Ainsi la prise de la Bastille n’occupe qu’une page   ; il en va de même pour le 27 juillet 1794. En revanche, il consacre un long passage aux réformes de Maupeou et Turgot avant de détailler les failles qui traversent la France avant la Révolution.

Autre belle surprise de ce livre : l’équilibre géographique. On appréciera le fait que l’auteur nous explique les évènements parisiens sans jamais oublier de prendre des exemples dans l’ensemble des régions françaises, ainsi qu’en Corse et dans les îles. Ces dernières (et pas seulement Saint-Domingue) sont insérées dans le raisonnement et ne font pas l’objet d’un traitement à part comme c’est trop souvent le cas. Jean-Clément Martin montre ainsi que des rébellions traversent l’ensemble de la France tout comme les îles, dans lesquelles elles sont davantage marquées par la violence structurelle du système des plantations   .

Le souci du détail et la volonté de tout expliquer font que l’ouvrage est parfois complexe. L’auteur tente d’y remédier et essaie d’être le plus clair possible. On appréciera plus particulièrement l’utilisation du récit pour raconter la journée du 10 août 1792   .

La Révolution, un objet froid ?

François Furet appelait en 1978 à faire de la Révolution un objet de débats froids entre les chercheurs   . L’ouvrage répond ici pleinement à cette attente. Jean-Clément Martin critique plusieurs écoles révolutionnaires tout en reconnaissant les apports de chacune. Il reprend ainsi le concept de "révolution atlantique" forgé par Jacques Godechot et Robert Palmer, mais il refuse un modèle unique et explique qu’il faut davantage insister sur la spécificité de chacune de ces révolutions tout en les replaçant dans leur contexte. De même, après avoir décrit les violences ayant accompagné la Grande Peur aussi bien dans les campagnes que dans les villes, il conclut : les violences et les mises à mort sont plus nombreuses que l’historiographie ne le retient traditionnellement"   .

L’auteur refuse les idées simples et sans nuance. Il parle de "mythe historique" à propos de l’opposition manichéenne forgée par certains entre les Lumières et l’Ancien Régime. C’est bien l’ensemble de la France qui a été traversé par des campagnes d’opinion en faveur des Noirs et des pauvres et qui vivait dans l’attente d’une régénération vertueuse"   . Toutefois, il avoue l’incapacité de l’historiographie actuelle à battre en brèche certaines simplifications historiographiques comme la tradition consistant à attribuer aux Girondins la mise en place du mouvement fédéraliste : rien ne justifie cette réputation, mais celle-ci a peu de chance d’être écornée"   .

Certains ont cherché et cherchent encore dans la Révolution la genèse des systèmes totalitaires, à l’image de James Eagan qui, en 1938, voyait en Robespierre le prototype des dictateurs rouge, noir et brun de l’entre-deux-guerres   . Le lecteur ne sera pas étonné de lire un rejet radical de ces théories rarement dénuées d’une vision idéologique. Il s’agit d’ailleurs d’un des seuls passages où l’on perçoit une colère de l’auteur : "il serait temps d’abandonner les jugements hérités des conflits de 1793 revus par les anathèmes des années qui suivirent la Révolution bolchévique de 1917"   . Cependant, Jean-Clément Martin récupère le concept de "brutalisation" forgé par George L. Mosse pour montrer comment les combats militaires se radicalisent à partir de 1792   .

L’ouvrage perturbe le lecteur et bouscule de nombreuses interprétations. Au premier survol, on peut douter de la capacité de l’auteur à maintenir une certaine unité dans son raisonnement alors qu’il divise la période en de multiples révolutions. Pourtant il y parvient et découpe la Révolution sur une bissectrice comme Henri Michel avait pu le faire avec la Seconde Guerre mondiale. Cette bissectrice est la première moitié de l’année 1792. Avant, la Révolution s’inscrit dans la continuité des mesures entreprises sous le régime de Louis XV, puis dans une certaine mesure de Louis XVI. Mais en 1792, il s’agit bien d’une nouvelle révolution menée par des hommes issus de la Révolution de 1789, puis de concurrences individuelles et collectives atteignant leur paroxysme à cette période. À aucun moment Jean-Clément Martin ne cède à la polémique. On ne trouvera ainsi pas de péroraison sur le combat" qu’il a mené contre les défenseurs" de la mémoire vendéenne", profitant d’un intérêt médiatique surprenant. Par sa prise de risque et son érudition, cette synthèse témoigne d’une histoire qui ne poursuit des objectifs ni idéologiques, ni personnels, mais la seule volonté d’éclairer son lecteur en se concentrant sur les seuls faits