La dernière livraison (Automne 2012) de la revue Sociologie et sociétés constitue un événement heureux pour tous les lecteurs du sociologue et philosophe Georg Simmel (1858-1918), particulièrement dans l'espace francophone. S'il n'est plus vrai de dire que Simmel soit encore dans l'oubli, son œuvre et sa fécondité pour les sciences sociales et la philosophie restent encore relativement méconnues. La réception de Simmel en France n'est certes pas nouvelle. Elle fut très notable de son vivant, puis connu des étapes importantes avec les travaux de Vladimir Jankélévitch, de Raymond Aron ou de Julien Freund. Les trois dernières décennies ont été le théâtre d'un certain essor des études simméliennes, et l'on doit faire mention du rôle joué, entre autres, par Liliane Deroche-Gurcel, Patrick Watier ou Jean-Louis Vieillard-Baron. Cette réception s'est toutefois faite en pointillé et s'est régulièrement concentrée sur des points très – trop ? – circonscrits de l'oeuvre (tels le discours sur la modernité, la sociologie formelle ou les essais d'esthétique). Depuis quelques années, nous assistons à une intensification et à une grande variété du recours à Simmel dans le monde francophone, comme en témoignent les numéros spéciaux des revues Sociétés   et Emulations   ou les travaux de Danilo Martuccelli   , André Orléan   ou Aurélien Berlan   , pour ne citer qu'eux. Le numéro de Sociologie et Sociétés coordonné par Denis Thouard et Gregor Fitzi vient confirmer et renforcer ce mouvement.

À cet égard, la contribution de G. Fitzi pourra retenir particulièrement l'attention. Celui-ci montre en effet l'intérêt du recours à Simmel pour penser le multiculturalisme (ou plutôt la "multi-nationalité" ou la "poly-ethnicité"). Nous ferions en effet face à de nouvelles modalités de la "crise de la culture" que Simmel a tant contribué à décrire. Une des spécificités de la forme actuelle de la crise serait la "tendance à réduire artificiellement l'horizon de la fonction socio-structurelle de la culture (…) [en] limitant la tâche intégrative de la culture au domaine identitaire". Fitzi montre que le problème de l'individuation dans la société différenciée tel que Simmel et à sa suite Plessner puis Luhmann l'ont développé aide à établir un diagnostic sur notre situation et à penser les conditions de l'intégration par la culture.

Nous ne pouvons faire droit à toutes les riches contributions du volume, telles la précieuse mise au point de Florence Hulak sur la philosophie de l'histoire de Simmel qui vient notamment corriger le caractère unilatéral des analyse de Raymond Boudon – qui fait de Simmel un "individualiste méthodologique" – ou l'article de Hans-Peter Müller qui démontre l'ampleur et la fécondité des développements simméliens sur l'individualité et l'individualisme : celui-ci rappelle qu'une appréhension non réductionniste de ces questions requiert de procéder, comme Simmel, en les considérant de manière à la fois anthropologique, structurelle, culturelle et éthique. Faisons enfin mention du bel article introductif de Denis Thouard, "Comment lire Simmel ?", qui se confronte à la difficile question du style et de la méthode du philosophe berlinois. Il est bien sûr question de son essayisme, mais pour le distinguer de ceux de Benjamin ou d'Adorno, desquels on le rapproche souvent. Les remarques sur la prévention de Simmel pour l'écriture et la fixité du langage éclairent d'un jour nouveau la mise au second plan de la forme scientifique, et les développements sur son "épistémologie relativiste" permettent de comprendre la singularité et la fécondité de son attitude intellectuelle – dont tout ce volume de Sociologie et sociétés atteste.

Un autre intérêt du recueil est la présence d'une traduction inédite (par Barbara Thériault) d'un texte de Simmel court mais important : La transformation des formes culturelles (Wandel der Kulturformen, 1916)   . Le texte occupe une place intermédiaire entre les deux grands essais Le concept et la tragédie de la culture (1911)   et Le conflit de la culture moderne (1918)   . Alors que le premier décrit le caractère tragique de la culture moderne en les termes d'une autonomisation et d'un accroissement exponentiel de la quantité de culture objective (sciences, droit, technique, etc.) rendant très difficile sa réappropriation par l'individu (et donc une authentique culture individuelle), le second essai, plus métaphysique et mettant de côté la question de la culture individuelle, part de l'opposition entre la vie (créatrice) et les formes objectives de la culture et en décrit les modalités actuelles. Le texte traduit ici peut être considéré comme une préparation à ce dernier. Il y est en effet question de la "contradiction [entre la vie et les formes] [qui] est la véritable et perpétuelle tragédie de la culture"   et des formes contemporaines de cette tension dans la peinture (valorisation de l'expression au préjudice de la forme dans l'expressionnisme et le futurisme) ou la religion (repli subjectiviste sur l'"intériorité de l'âme" et "attraction (…) de la mystique supraconfessionnelle"   ), toutes choses qui préfigurent clairement le texte de 1918. Cet article exige toutefois d'être lu attentivement pour lui-même. 

Il y est d'abord affirmé que la description de la tragédie de la culture est une extension hors du champ économique de la thèse marxienne du conflit entre les forces et les moyens de production. Cette précision qui ouvre le texte est d'autant plus précieuse que les textes de Simmel sont pauvres en références explicites. Ensuite, et surtout, l'article interpelle par ce qu'on y lit sur la philosophie, la crise qu'elle traverse, et les réponses possibles à cette crise. Ses difficultés présentes seraient essentiellement dues à l'obsolescence des oppositions conceptuelles classiques (liberté/nécessité, corps/esprit, unité/multiplicité, etc.) : "les concepts fondamentaux et les fonctions méthodiques qui sont, depuis leur conception dans la Grèce antique, appliqués à la matière du monde pour en tirer les images philosophiques du monde, ont, je crois épuisé tout ce qu'ils pouvaient offrir à cet effet."   Simmel envisage deux manières de sortir de l'impasse : soit en reconnaissant la validité simultanée des termes de l'opposition – ceux-ci étant alors envisagés comme "différents points de vue" également nécessaires – soit en recourant à une "tierce possibilité"   qui vient supprimer l'opposition. De fait, dans ses textes, Simmel suit selon les cas l'une ou l'autre de ces voies. Ainsi par exemple décrit-il tantôt l'individualité comme le lieu de processus simultanés d'individualisation et de socialisation, tantôt tente-t-il de l'appréhender à l'aide du concept de "loi individuelle", censé dépasser l'opposition entre la loi et la liberté, l'universel et le particulier   . Si les deux possibilités sont envisagées dans le texte de 1916, celui-ci invite plutôt à la production de concepts tiers. Simmel paraît ainsi s'éloigner du relativisme épistémologique établi dans la Philosophie de l'argent (1900), qui reposait sur la thèse de la réciprocité et de la co-détermination des principes contradictoires et non sur la possibilité de leur dépassement   . L'article traduit ici est donc d'un très grand intérêt pour comprendre la tâche que Simmel s'assigne en philosophie et le relatif recul du thème du relativisme dans ses derniers écrits. 

On ne peut donc que se réjouir de l'ampleur de cette publication qui participe du renforcement des études simméliennes dans le monde francophone et témoigne de la fécondité sur ce point des échanges internationaux – les auteurs sont en effet français, italiens, allemands et canadiens et le numéro repose déjà sur un travail de traduction. Cette nouvelle impulsion est d'ailleurs déjà destinée à avoir des suites : en collaboration avec Bénédicte Zimmermann, Denis Thouard organise l'hiver prochain à l'EHESS un colloque international dont le titre est "Différenciation et réciprocités. Regards simméliens sur la société contemporaine". Cet événement accompagne la transformation de l'important Centre de recherches interdisciplinaires sur l'Allemagne (CRIA) de l'EHESS en... Centre Georg Simmel