Stéphane Bouquet dresse un portrait non consensuel de celui que l’on considère souvent comme le dernier cinéaste classique d’Hollywood.

"Une grosse brute veut faire mal à un petit garçon. Il n’ose pas lui taper dessus, pas vraiment, pas aussi directement. A la place, il lui dit : tu n’as pas de père et tu as une petite bite." (à propos d’Un Monde parfait, p.7)  "Une pute opportunément nommée Delilah (un nom de castratrice) ne peut s’empêcher d’éclater de rire en voyant l’instrument ridicule d’un cow-boy. (…) Bien sûr le cow-boy ne s’en trouve pas ravi et se rebelle immédiatement en tailladant le visage de la pute. S’ensuit tout un western de vengeance et de résurrection." (à propos d’Impitoyable, p.9). Dès les premières pages du livre, le ton est donné : quelques descriptions de séquences cultes de la filmographie de M. Eastwood, pas les plus fines certes, ce que Stéphane Bouquet appelle le "dick humor".

Extraits révélateurs de cette notion que l’acteur/réalisateur incarne encore aujourd’hui en grande partie au cinéma  : la virilité. En tous cas une certaine forme de virilité, que l’on peut considérer dans une large mesure comme réactionnaire ; il s’agit très souvent d’un univers masculin archétypal dans lequel le plus fort domine. De ses premiers westerns à ses films plus récents comme Million Dollar Baby ou Gran Torino, Eastwood n’aura en effet cessé d’incarner cette image figée de l’homme fort et taciturne, qui plie mais ne rompt pas. Il représente en permanence cette forme d’héroïsme surannée, dont le manque d’épaisseur psychologique accompagne une immense puissance d’action et de résolution de conflits. Ses héros ont souvent des problèmes de communication (Million Dollar Baby, Gran Torino) ou d’ordres affectifs (Les pleins pouvoirs) mais tout ceci est relégué au second plan, car la tâche du héros eastwoodien-type est, depuis L’Inspecteur Harry, de résoudre des situations qui dépassent sa propre personne, qui concernent l’ensemble de la société.

Il est l’homme qui sauve l’Amérique, qu’il considère en danger et dont il veut faire perdurer l’image qu’elle avait d’elle-même dans le cinéma classique hollywoodien. Il personnifie en fait sa propre vision du Bien, de son Amérique, celle qui se sacrifie pour autrui, à l’instar du personnage de Walt Kowalski dans Gran Torino, afin que les diverses communautés puissent continuer à vivre en harmonie. Il est "Christ Eastwood" (p.43).

Il ne fait pas toujours un cinéma réaliste (Space Cowboys) et en a très probablement conscience car là n’est pas son intention. Comme le dit très bien Stéphane Bouquet dans ce livre  : "Le miracle eastwoodien est qu’il fait comme s’il était, toujours, à la hauteur, et que tellement de spectateurs semblent d’accord pour le croire."   . Il en est souvent de même des films dans lesquels il joue sans les avoir réalisés, ou des personnages principaux de ses films qu’il n’incarne pas lui même (à l’exception peut-être de Minuit dans le jardin du bien et du mal, Mystic River et J. Edgar dans lesquels les personnages ne semblent pas être des modèles pour Eastwood). Dans L’échange par exemple, Christine, le personnage interprété par Angelina Jolie, mène un combat personnel pour retrouver son fils ; au-delà de son histoire personnelle, elle découvrira un scandale national.

Le héros eastwoodien agit comme un médecin diagnostiquant et soignant, autant que faire se peut, les maux de la société américaine. Le cinéaste présente ce qu’il considère comme des exemples ou des remèdes, même lorsque l’action a lieu en dehors de l’Amérique. Dans Invictus, il prend l’exemple de l’Afrique du Sud postapartheid pour présenter ce qu’il considère comme une solution pour le vivre ensemble. Ainsi, Nelson Mandela (Morgan Freeman) se servira de la coupe du monde de rugby (sport viril par excellence) pour réconcilier les communautés de son pays, et peut-être éviter une guerre civile. Ces sujets sont souvent évoqués dans le cinéma de Clint Eastwood car, comme l’explique très bien Stéphane Bouquet dans ce livre, si l’on peut estimer les valeurs du cinéaste quelque peu désuètes, voire réactionnaires, on ne peut en revanche le taxer de racisme (qu’il dénonce explicitement dans Jugé Coupable). Eastwood évoque par ailleurs à plusieurs reprises les liens entre communautés, la question de l’intégration notamment, dans Créance de sang et Gran Torino par exemple.

Ce dernier film est un modèle du mécanisme eastwoodien  : le héros en apparence raciste (pourtant lui-même descendant de l’immigration polonaise à Détroit) finit par se sacrifier pour une autre communauté que la sienne, au nom de la défense des valeurs éternelles de l’Amérique. Il est encore ici question de virilité, d’autodéfense. "Ce que montre Gran Torino dans une séquence chez le coiffeur où Walt apprend à Tao les codes de la masculinité et où cette fois fois-ci ce sont les Italiens, les Irlandais et les Polonais – les immigrés d’avant – qui en prennent pour leur grade, c’est que Walt appartient au vieux code de la masculinité, quand l’injure raciale ou ethnique n’était pas nécessairement une forme d’exclusion mais pouvait aussi fonctionner comme une reconnaissance de l’autre, de l’altérité de l’autre et même de la puissance de l’autre. Chercher l’autre par des injures raciales, c’est – ou c’était – une façon de le compter parmi les joueurs."   .

Son diptyque Mémoires de nos pères/Lettres d’Iwo Jiwa est également assez représentatif de ce que Clint Eastwood considère comme un héroïsme universel, ne se cantonnant pas à une Histoire ou un territoire. Ainsi, même si leurs histoires personnelles sont peut-être moins étoffées, les militaires japonais de Lettres d’Iwo Jiwa incarnent, aux yeux d’Eastwood, un héroïsme largement comparable à ceux de Mémoires de nos pères. Ce projet de double film avait précisément comme finalité de montrer cet héroïsme universel à travers les combattants des deux camps. En revanche Lettres d’Iwo Jiwa a une particularité : sa séquence de combat sur la plage ne ressemble pas, visuellement, à une séquence classique du cinéaste. Car s’il est évident que l’on peut considérer Clint Eastwood comme un réalisateur classique hollywoodien – peut-être le dernier – cela concerne autant le fond (le récit et les valeurs défendues par les personnages) que la forme : un film d’Eastwood est souvent mis en scène, éclairé et monté de manière très simple, avec des valeurs de plans ordinaires, un style qui ne laisse guère de place à l’expérimental, mais semble être au contraire être pleinement au service de l’intrigue. Or, dans Lettres d’Iwo Jiwa (produit par Steven Spielberg), la séquence de l’attaque sur la plage ressemble beaucoup à celle d’Il faut sauver le soldat Ryan, ce qui tranche avec le classicisme habituel du cinéma d’Eastwood.

Si l’on peut éventuellement déplorer que Stéphane Bouquet se concentre uniquement sur la cinématographie récente du cinéaste (depuis les années 1990), son ouvrage demeure très pertinent, et souvent plaisant. Clint Eastwood est aujourd’hui quasi-unanimement reconnu comme un très grand cinéaste, bénéficiant à chacun de ses films d’éloges que nombreux doivent envier, et rares sont les critiques à donner des coups de pied (gentils tout de même) à son piédestal : celui-ci n’en est que plus réjouissant !