Une rêverie sur l'existence au sein de mondes possibles.

Depuis de nombreuses années, Pierre Bayard enchante ses lecteurs par de merveilleux essais, tous plus stimulants et originaux les uns que les autres, dans lesquels il en va essentiellement d’une réflexion sur le travail de l’écrivain, l’acte de lecture et le processus d’interprétation. Au bonheur de l’écriture s’allient toujours chez lui le brio de l’érudition et l’inventivité de ses thématiques, dont porte témoignage le titre de ses livres, toujours alléchant : Qui a tué Roger Ackroyd ? , Comment améliorer les œuvres ratées ?, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?   .
 
Son dernier opus, portant le titre lui aussi interrogatif Aurais-je été résistant ou bourreau ?, se révèle tout aussi jubilatoire que les précédents, à cette différence près, toutefois, que l’auteur se donne ici un sujet apparemment plus philosophique. En effet, la question que pose Pierre Bayard est de savoir de quelle façon il se serait comporté s’il était né, non pas en 1954, mais en 1922, et s’il avait donc eu 17 ans en 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale – s’il s’était retrouvé, donc, exactement à la place qu’occupait son propre père à cette époque. Qu’aurait-il fait si le fils avait été à la place du père, ou encore si le fils avait été son propre père ? Aurait-il rejoint les rangs de la résistance, ou serait-il devenu un bourreau et un collaborateur ? 

Or cette question n’a rien d’inouïe en philosophie, et renvoie même très directement à l’aporie de Diodore et au labyrinthe de la liberté tel que Leibniz l’a théorisé, en sorte qu’il est difficile, pour le lecteur philosophe, de ne pas lire le nouvel essai de Pierre Bayard dans cette perspective. L’auteur nous y invite lui-même, dans une certaine mesure, en mobilisant un certain nombre de références étrangères au domaine de la littérature stricto sensu, et relevant plutôt de la psychologie, de la sociologie et de l’histoire (mais point, il est vrai, de la philosophie). Le concept même de "personnalité virtuelle" qu’il élabore, et qui porte à lui  seul tout le poids de la réflexion, possède – à l’insu, semble-t-il, de l’auteur qui n’en souffle mot – une généalogie philosophique des plus respectables puisqu’il a été avancé par Bergson lui-même en plusieurs textes décisifs qui auraient mérité d’être au moins cités   .

Et pourtant, il nous semble que la pire manière de lire l’essai de Pierre Bayard serait de le faire dans une perspective philosophique. Car, sur ce point, bien des critiques pourraient lui être adressées. Il serait losible ainsi de souligner le caractère très discutable de l’interprétation de la célèbre expérience de Stanley Milgram qu’il avance (selon laquelle des hommes ordinaires, placées dans des circonstances extraordinaires, sont capables de commettre le pire), en ne tenant aucun compte des nombreuses critiques plus ou moins dévastatrices que Milgram a essuyées, à commencer par celles d'Hannah Arendt qui s'est élevée énergiquement contre l'usage que Milgram faisait de sa théorie de la banalité du mal, comme le rappelle très justement Valérie Hartouni dans un chapitre passionnant de Visualizing Atrocity   . L'on pourrait aussi regretter le manque de rigueur avec lequel le concept central de personnalité virtuelle est élaboré, où l’opposition entre le virtuel et le réel ne donne lieu à aucune thématisation satisfaisante. Plus grave encore, peut-être, il faut avouer que, d’un point de vue philosophique, l’hypothèse directrice de l’essai de Pierre Bayard n’a guère de sens, et un lecteur chagrin pourrait s’étonner que les leçons du labyrinthe de la liberté aient pu être si superbement ignorées, comme si Leibniz n’avait pas fait justice une bonne fois pour toutes des incohérences et des paralogismes auxquels conduit le type de voyage dans le temps inauguré dans ce livre.

Rappelons que le labyrinthe de la liberté, tel que le définit Leibniz, consiste principalement dans l’existence d’un sophisme courant, qui conclut de la nécessité de tous les événements, y compris les événements futurs, à l’inutilité de l’action   . Formulé abruptement, ce sophisme énonce que puisque les choses qui arrivent doivent de toute façon arriver comme elles le font, il est inutile de faire quoi que ce soit pour essayer de modifier le cours des événements. Leibniz note que l’idée que l’avenir est nécessaire dans un sens qui exclut la possibilité d’agir sur lui peut provenir de l’idée de la prédétermination et de la connaissance par Dieu de tout ce qui arrivera : si une chose doit arriver, Dieu sait qu’elle arrivera ; et, inversement, s’il sait qu’une chose arrivera, elle ne peut pas ne pas arriver (puisque « X sait que p » implique que p).

La thèse de Leibniz est que la prescience divine ne menace pas par elle-même la liberté de l’action humaine parce qu’elle n’ajoute certainement rien à la détermination. Certes il y a bien eu choix divin à l’origine, mais ce choix est uniquement celui qu’il a fait en une seule fois (et une fois pour toutes) du meilleur des mondes possibles, et non des décisions prises individuellement à propos de tel ou tel être humain particulier, qui ont fait que celui-ci sera sauvé et cet autre damné. En toute rigueur, Dieu ne décide pas d’octroyer ou de refuser la grâce à quelqu’un, puisque celle-ci est, comme tout le reste, déjà comprise ou non comprise de toute éternité dans la notion individuelle de la substance singulière concernée.

Pour cette raison, il n’y a guère de sens à se demander, du point de vue de Leibniz, si un même individu pourrait faire une chose dans un des mondes possibles et une chose différente dans un autre parce qu’un individu ne peut appartenir qu’à un seul monde possible. Un individu qui appartient au monde que Dieu a créé (et qui est le meilleur de tous) ne peut en même temps appartenir à un ou plusieurs mondes différents et moins bons, sauf à être un autre individu. Aussi, lorsque nous formons une proposition hypothétique irréelle à propos de ce que ferait probablement un individu dans certaines circonstances, si elles se réalisaient, nous le faisons généralement en nous référant notamment à certaines dispositions que nous lui attribuons et que nous avons elles-mêmes déduites de son comportement effectif dans des occasions réelles. Mais une des conséquences de la doctrine de Leibniz est qu’en toute rigueur une disposition possédée par un individu ne pourrait pas se manifester réellement dans d’autres circonstances que celles dans lesquelles elle se manifestera effectivement au cours de son existence, puisque ce même individu, placé dans d’autres circonstances que celles-là, serait littéralement un autre individu. La notion complète d’un individu, considérée sous l’aspect du possible, contient par définition toute la suite des circonstances qui donneront lieu en son temps à chacune des actions qui sont incluses dans sa notion. Un individu courageux ne pourrait donc pas avoir d’autres occasions de se montrer courageux que celles qui lui seront réellement offertes. Lorsque donc nous formulons une proposition contrefactuelle à propos de quelqu’un ou à propos de nous-mêmes considérés dans d’autres circonstances que celles dans lesquelles nous nous trouvons réellement, nous ne réussissons à parler d’un individu que parce que nous utilisons une notion qui n’est pas véritablement celle d’un individu – ou, en tout cas, pas celle d’un individu.

Mais croira-t-on sérieusement avoir "réfuté" l’essai de Pierre Bayard en développant cette argumentation et en lui faisant ainsi doctement la leçon ? La chose serait tout aussi ridicule que si l’on cherchait à "réfuter" Mulholland Drive (2001) de David Lynch en montrant que les vingt dernières minutes échappent à toute interprétation rationnelle et constituent proprement la part de rêve de ce film devenu depuis, à juste titre, un film culte. Le fait que l’expérience de pensée à laquelle nous invite Pierre Bayard ne soit pas réellement pensable ne retire rien à la puissance de la rêverie dont l’auteur esquisse justement les potentialités étonnamment inventives. A telle enseigne que nous serions enclins à voir dans l’essai de Pierre Bayard une critique implicite de la philosophie, en ce que son ordre des raisons peut avoir pour effet dommageable de brider l’imagination et de retenir la pensée sur la pente de la rêverie.

C’est ainsi que l’on peut mieux comprendre, nous semble-t-il, l’expérience initiale par laquelle s’ouvre le livre – celle d’une étonnante permutation des places en vertu de laquelle le fils devient, le temps d’une rêverie, son propre père, car c’est précisément le propre de la rêverie que de brouiller les distinctions interindividuelles et de court-circuiter les dimensions temporelles. Comme le disait Bachelard, il n’y a pas de cogito qui vaille pour un rêveur qui traverse les folies de la nuit : "Dans les quarante ans de ma vie de philosophe, j'ai entendu dire que la philosophie reprenait un nouveau départ avec le Cogito ergo sum de Descartes. J'ai dû aussi énoncer moi-même cette leçon initiale. Dans l'ordre des pensées, c'est une devise si claire! Mais n'en dérangerait-on pas le dogmatisme si l'on demandait au rêveur s'il est bien sûr d'être l'être qui rêve son rêve ? Une telle question ne troublait guère un Descartes. Pour lui penser, vouloir, aimer, rêver, c'est toujours une activité de son esprit. Il était sûr, l'heureux homme, que c'était lui, bien lui, lui seul qui avait passions et sagesse. Mais un rêveur, un vrai rêveur qui traverse les folies de la nuit, est-il si sûr d'être lui-même? Quant à nous, nous en doutons. Nous avons toujours reculé devant l'analyse des rêves de la nuit. Et c'est ainsi que nous sommes arrivé à cette distinction un peu sommaire qui cependant devait éclairer nos enquêtes. Le rêveur de la nuit ne peut énoncer un cogito. Le rêve de la nuit est un rêve sans rêveur. Au contraire, le rêveur de rêverie garde assez de conscience pour dire : c'est moi qui rêve la rêverie, c'est moi qui suis heureux de rêver ma rêverie, c'est moi qui suis heureux du loisir où je n'ai plus la tâche de penser"   . Lu dans la perspective d’une poétique de la rêverie, l’essai de Pierre Bayard donne alors toute la mesure de sa puissance et de sa beauté