Une étude d'un village symbolique des "évolutions problématiques" de la France actuelle.

La liste est longue des ouvrages consacrés au village ou à la France rurale ayant eu un grand retentissement. Qu'ils soient dédiés au village lui-même comme La fin des terroirs de l'historien américain Eugen Weber   ou Montaillou, village occitan : de 1294 à 1324   d'Emmanuel Le Roy Ladurie, à la ruralité comme la série portant sur l'Histoire de la France rurale éditée au Seuil   , ou au village comme symbole d'une France qui change avec les Madère et Cessac des Trente Glorieuses de Jean Fourastié, le village est un "bon client" éditorial. Cette fortune livresque révèle un attachement profond au mythe d'un village idéalisé de la part des Français comme le note le sociologue Jean-Pierre Le Goff dans La fin du village. Une histoire française   . Nul doute que cet ouvrage contribuera à alimenter cette passion française, même si cette dernière est aussi partagée par un pays comme l'Angleterre   , sans pour autant tenter de l'expliquer. Toutefois, tel n'est pas le propos de l'auteur.

 

Les effets de la modernité au prisme d'un village française

Jean-Pierre Le Goff, spécialiste de Mai 68   et des effets du management au sein de l'entreprise et de l'administration   , s'efforce de dépasser les représentations accolées au village et de montrer la réalité d'un village provençal comme Cadenet dans le département du Vaucluse. Longtemps vacancier avec sa famille dans le village (à partir de 1983), il a enquêté pendant plusieurs étés en observant et en réalisant un grand nombre d'entretiens avec des habitants. De surcroît, il a noué au fil des années des amitiés avec certains habitants, ce qui lui a permis de dépasser le statut de simple chercheur. De par son "immersion dans la vie quotidienne" des sujets, l'ouvrage peut désarçonner au premier abord : il décevra les lecteurs s'attendant à un ouvrage de sociologie classique en appelant aux théories attendues sur le sujet : pas de mention de Ferdinand Tönnies sur la distinction entre communauté et société ; la division entre "nous" et "eux"   n'est pas attribuée à Richard Hoggart mais reliée aux travaux du sociologue Laurence Wylie (1910-1995), auteur d'Un village du Vaucluse   fréquemment cité. Pas d'index, une bibliographie sommaire et un style littéraire par lequel Jean-Pierre Le Goff tisse élégamment ses observations dans un récit vivant : il ne s'agit pas d'un témoignage pur et simple pour autant. Le terme d'ethnographie serait plus approprié, dans le sens d'une étude descriptive et analytique d'un groupe donné.
Ce sont les bouleversements liés à l'avènement de la modernité (le "tournant des années 1970 et 1980"   ) que traque Jean-Pierre Le Goff : "une partie des Français sont fatigués, non pas de la modernité, mais du modernisme entendu comme une fuite en avant impliquant des sacrifices et des efforts incessants, qui mène le pays on ne sait où et le défigure d'une manière telle qu'il devient impossible pour eux de s'y retrouver. En ce sens, le "village" peut être considéré comme un phénomène social-historique qui condense les évolutions problématiques de la France d'aujourd'hui."   C'est cette transition entre tradition et modernité qui revient à chaque chapitre ; ou plutôt la coexistence, parfois conflictuelle, en passe de prendre fin, entre les valeurs des anciens et celles des modernes, les habitants historiques de Cadenet et les nouveaux venus. Finalement, dans La fin du village, Jean-Pierre Le Goff en revient aux interrogations originelles des fondateurs de la sociologie, Émile Durkheim au premier rang : comment les structures sociales et le lien social traditionnels se transforment-ils et quelles en sont les conséquences pour les individus ?

 

Une fresque propice à la réflexion

L'auteur offre ainsi une perspective globale sur le village de Cadenet à travers des chapitres portant sur les évolutions des professions, disparues comme celle des vanniers, ou bien changées comme celles de pompiers, gendarmes, instituteurs (devenus entre temps professeurs des écoles) ou des curés (du personnage débonnaire aux intégristes polonais palliant le manque de vocations). Les "mentalités" et les conceptions relatives au travail, à la solidarité, l'éducation, à la famille, etc., sont aussi abordées. De nombreux portraits symptomatiques des évolutions de la société ponctuent le récit. On retrouve les intérêts de recherche de Jean-Pierre Le Goff quand il analyse la montée du discours managérial à l'école ou à la maison de retraite (la notion de "qualité" appliquée à ce dernier lieu   fera dans le meilleur des cas rire le lecteur) ou quand il revient sur l'impact des soixante-huitards sur la vie du village. Il prend d'ailleurs un certain plaisir à décortiquer la novlangue de certaines associations ou à raconter les déboires du conseil municipal des jeunes   .

Les chapitres relatifs à l'ambiance des ateliers de vannerie par rapport à celle de l'usine ou les analyses concernant l'évolution de la sociabilité conduiront le lecteur à soupçonner l'auteur d'illusion rétrospective, de nostalgie ou de trop d'empathie envers les habitants. Certaines remarques, sur la tolérance des provençaux par exemple   , auraient peut-être mérité d'être développées et comparées à l'aune d'autres régions. Toutefois, ces quelques observations ne  remettent pas en cause la qualité indéniable d'un livre foisonnant, à la fois plaisant à lire et modeste dans ses conclusions, sans prétentions généralisatrices, mais qui font au contraire réfléchir à la société que nous construisons sans toujours la penser consciemment