* Cet article a initialement été publié sur le Portail de l'Intelligence économique

 

La proximité de l'homme à la technologie a fait évoluer les business models sous l'ère de la globalisation numérique. A la fois contributeur et intermédiaire, l'internaute est surtout un passionné qui se sert d'abord de la technologie comme vecteur, puis fait du vecteur le tout. Effrayés par ce phénomène, les industries s'opposent frontalement aux internautes, au lieu de s'appuyer sur eux en créant de nouveaux modèles d'affaire proprement numérique.

La globalisation numérique a entraîné deux phénomènes majeurs. Le premier d'entre eux est l'émergence de la technologie participative où l'internaute devient un générateur de contenu, le second est la techno-affectivité qui souligne l'attachement affectif toujours plus grand et de moins en moins rationnel que les utilisateurs entretiennent avec les outils de nouvelle technologie, comme les smart phones ou les tablettes graphiques. Ces deux phénomènes participent d'un mouvement numérique renouvelant la place de l'internaute comme acteur majeur du réseau numérique. Ce mouvement numérique alliant technologie participative et techno-affectivité est concomitant de la dissolution de l'identité humaine dans la sphère numérique. L'individu voit désormais son identité fragmentée entre les réseaux sociaux et les sites participatifs, provoquant par là une dissolution du lien avec la nation d'après Guy de Felcourt. Cette vie numérique artificielle et nouvellement créée entraine une implication toujours plus accrue de l'internaute sur la toile. Comme on peut le lire dans Culture Web publié en 2008 aux éditions Dalloz, ouvrage collectif dirigé par Nathalie Sonnac et Xavier Greffe, "la révolution technique sert de révélateur à la révolution comportementale : blogs, forums, chats, réseaux sociaux ou wiki en tout genre ont permis à chaque citoyen de passer du statut de simple récepteur à celui d'émetteur-récepteur (user generated contents) […] le Web 2.0 est considéré comme une nouvelle génération qui place l'interactivité au cœur de son fonctionnement, s'appuyant essentiellement sur la participation des internautes".

Le Web 2.0 a par conséquent donné un nouveau statut à l'internaute et celui-ci est même devenu au fil de l'évolution du web un véritable infomédiaire, c'est-à-dire un intermédiaire entre le création de d'information ou de contenu et le récepteur. Le concept d'infomédiation a été inventé par Kimon Valaskakis en 1981 et repose sur l'idée que certaines activités humaines seront médiées dans le futur par des appareils de haute technologie. La notion a pris de nos jours le sens d'une interface relayant l'information sur internet, tels que les Wikio, Amazon, Google ou encore Paperblog. En plus, des grandes interfaces précédemment citées, des communautés virtuelles participatives sont apparues, l'exemple de référence étant le forum où les passionnés et initiés se retrouvent pour débattre, informer et répondre aux questions des néophytes et des spécialistes. Les exemples récurrents de MySpace, Facebook ou Twitter ne sont que les faces émergées de l'iceberg. La participation de l'internaute s'est accrue au point de le lier durablement à une technologie désormais multi-support. De l'ordinateur portable au smartphone, l'individu est toujours connecté, quitte à être victime d'une solitude nouvelle dans le monde réel pour Sherry Turkle, directrice de département au fameux MIT. Sherry Turkle souligne l'apparition de nouveaux ressentis qui ne sont pas de l'ordre des sensations ordinaires ; le manque de contact visuel provoquerait une dilution du lien affectif. David Weinberger n'y voit cependant pas un phénomène généralisé et montre un rejet permanent de la nouveauté sous toutes ses formes visible chez Sherry Turkle. Que l'ethnographe Sherry Turkle ait tort ou raison importe finalement peu, le principal est l'émergence d'une interconnectivité permanente entre l'individu devenu d'abord internaute, rendant la technologie indispensable et se proposant comme le creuset d'innovations. Ces innovations sont redoutées par certains industries, alors que l'internaute s'impose peu à peu comme le principal consommateur du futur. Plutôt que d'essayer d'arrêter ce phénomène, il faut s'y intéresser pour construire les modèles économiques de demain.

Vers des business models numériques innovants ?

L'ère de la connectivité permanente est vue bien souvent comme une difficulté pour certaines industries qui voient une féroce concurrence émerger sur la toile, alors que pourtant des dynamiques positives se dégagent et ne sont pas toujours perçues par les géants fragilisés. Certes, les torrents, les téléchargements gratuits ou simplement le streaming mettent à mal l'industrie du cinéma et celle de la musique. Et ce piratage est perçu comme un fléau à endiguer par tous les moyens, sauf que c'est un fléau avéré pour l'ancien modèle économique de l'industrie, pas nécessairement pour un nouveau modèle numérique. La chute spectaculaire de Megaupload et la création d'Hadopi sont les conséquences d'une peur probablement non justifiée. Les difficultés de ces industries dans la sphère numérique ne doivent pas masquer les mouvements positifs sur le web, comme basiquement le financement participatif qui permet à un artiste d'être produit par des internautes. Les artistes peuvent porter leur confiance dans le numérique et pas seulement le redouter. C'est d'ailleurs aussi le cas pour les labels ou les studios de production qui devraient s'appuyer sur les communautés de passionnés pour continuer à vendre. Ainsi, l'industrie du cinéma a compris l'intérêt du phénomène et se met de plus en plus a laissé filtrer des informations volontairement pour entretenir une communauté active, notamment en matière de séries télévisées, sachant que les passionnés achèteront quand même.

L'industrie de la presse s'est, elle, numérisée en retard et à contre-coeur, alors que l'apparition des commentaires de lecteurs pour chaque article est une innovation que seul le net pouvait permettre et qui a offert la possibilité à certains médias de garder un lectorat déclinant, comme le magazine Le Point. Les journalistes officiels critiquent les bloggeurs, car ces derniers sont appréciés quand la méfiance vis-à-vis de la presse traditionnelle devient toujours plus grande. Pourquoi les journalistes ne prendraient pas exemple sur les bloggeurs en laissant leur carte de presse de côté ? Il faut être courageux pour s'adapter au numérique. Certains journalistes n'hésitent pas à ouvrir des blogs, et c'est une bonne chose. Les blogs de l'Express, du Monde ou du Figaro diversifient le contenu de base du média et permettent l'émergence de communauté dédiées à un thème en particulier. De même, la bande-dessinée trouve un nouveau souffle avec le modèle économique du "freemium", aussi appelé free-to-play. Une offre de base gratuite multi-support est proposée à l'internaute qui peut ensuite acheter du contenu supplémentaire, à l'image du projet Professeur Cyclope.Certes les suppléments payants ne sont pas forcément la panacée car l'internaute peut garder l'offre de base, cependant c'est une première démarche en faveur du numérique gratuit.

Enfin, même dans les situations les plus délicates, des idées émergent en faveur des industries les plus touchées et ces fulgurances viennent souvent des internautes eux-mêmes. L'exemple le plus parlant concerne le fansub des animés étrangers. Ce phénomène voit des internautes passionnés traduire gratuitement des animés pour une communauté de fan bien avant leur sortie officielle. Le fansub est considéré aujourd'hui comme du piratage par les producteurs d'animés. Néanmoins, d'après Hye-Kyung Lee, le fansub complète l'industrie des animés en créant une demande globalisée qui étend le marché de l'animé et lui permet d'être diffusé plus efficacement et rapidement. De plus, certains internautes proposent même aux industries d'animé de recruter des fansubbers pour améliorer la qualité de leur traduction et surtout la rapidité de sortie des produits. Cette idée s'appuie sur le fait que le succès du fansub est assuré par la lenteur de l'industrie des animés qui met des mois à sortir des animés traduits, quand les fansubbers mettent seulement quelques jours. L'arrivée de l'official fansub apparaît donc comme un exemple de modèle d'affaire proprement numérique. Enfin, pour être juste, peut-on dire que ces business models numériques sont viables aujourd'hui ? Rien n'est moins sûr pour l'heure, mais ils ont le mérite d'exister et de ne pas mettre de frein à l'imagination. Tout comme la mondialisation est inévitable, la globalisation numérique s'impose comme un fait dont il faut tirer astucieusement parti. L'internaute ne doit pas être vu comme un adversaire ou un amateur à mépriser, mais comme une aide à faible coût pour produire du contenu et le transférer. Osons le dire, le numérique est une chance pour tout industrie. S'en rendre compte serait déjà une première étape.

 

Pierre-William Fregonese, rédacteur en chef du portail de l'Intelligence économique