Une synthèse accessible des derniers développements de l'histoire globale par l'un de ses meilleurs spécialistes.

Combien de temps faut-il à une innovation pour se diffuser dans la société ? Telle est l'une des questions les plus populaires des études de marketing. La même interrogation pourrait s'appliquer à la recherche en histoire : combien de temps faut-il pour que le renouveau d'un courant historiographique se répande dans ce qui constitue son principal débouché : l'enseignement ? Par enseignement, nous n'entendons pas celui délivré à l'université par des enseignants-chercheurs, bien informés des derniers développements dans leur discipline, mais celui qui est offert dans le secondaire.

À défaut d'apporter une réponse, le dernier livre de Patrick Boucheron contribue à l'accélération de ce processus. Inventer le monde. Une histoire globale du XVe siècle est en effet édité par La Documentation Française et s'adresse principalement aux enseignants des collèges et lycées. Dans la continuité directe du travail du professeur d'histoire médiévale qu'est Patrick Boucheron, ce court ouvrage richement illustré est un condensé d’œuvres d'envergures telles que l'Histoire du monde au XVe siècle   qu'il a dirigée dernièrement et L'Entretemps. Conversations sur l'histoire   , à propos de laquelle nonfiction l'avait d'ailleurs longtemps interviewé. Plus largement, ce livre arrive à point nommé alors que les publications marquantes portant sur l'histoire du monde se sont multipliées ces dernières années. L'histoire à part égales   de Romain Bertrand figure ainsi en bonne place dans l'introduction et la bibliographie.

Synthétiser le foisonnement

Difficile de résumer en quelques pages la richesse des évolutions de l'histoire du monde. C'est pourtant la tâche qui incombe à Patrick Boucheron dans l'introduction de ce recueil de "thèmes et documents". Pour celui-ci, l'histoire du monde est un "exercice de décentrement" qui "ne vaut que si elle ouvre à tout un monde d'histoires"   . Cet exercice se doit d'être mené à rebours de l'ethnocentrisme qu'il définit comme "[l'universalisation] d'un point de vue particulier"   , qui se donne par exemple à voir dans le cas des "Grandes Découvertes" où des expéditions, parfois hasardeuses, sont liées par des artifices chronologiques. Ainsi, certains praticiens de l'histoire globale comme Ian Morris   ont volontiers recours à l'histoire virtuelle puisqu'en "[défatalisant] l'histoire", elle permet d'imaginer qu'au XVe siècle "d'autres mondialisations étaient possibles."  

Ces mondialisations auraient pu être chinoise ou turque, puisqu'à cette époque, l'islam est l'un des principaux facteurs de décloisonnement du monde via le commerce. Il est donc indispensable d'envisager une histoire symétrique des "Grandes Découvertes" qui ne sont pas l'apanage des Européens, dont la volonté de parcourir le monde doit être resituée dans le contexte du coup d'arrêt porté à la mondialisation par la peste noire au XIVe siècle. Avant cela, il convient de parler d'histoire "connectée" entre un petit nombre d'acteurs. C'est l'asiatique Tamerlan qui relance les conquêtes, en parallèle de l'affirmation de l'Etat monarchique national qui fait régner un climat de concurrence en Europe. L'Europe et l'Asie sont les continents moteurs du "siècle des "Grandes Découvertes" [qui] fut aussi celui de la périphérisation du continent africain."  

L'introduction en forme de récit se double d'une mise au point très claire dans le domaine de l'historiographie. Patrick Boucheron propose des définitions de la world history, de la global history et de l'histoire connectée   . La première est, d'après lui, encore trop attachée au processus d'occidentalisation du monde et reste largement anglo-saxonne. Alors que "du côté des historiens [français], le courant de l'histoire connectée, illustré notamment par Sanjay Subrahmanyam, est rapidement apparu comme le mode d'acculturation de la word history dans l'historiographie française, toujours réticente à diluer l'intrigue historique dans un discours totalisant et vague."  

Mettre en avant la diversité

Les documents accompagnés de mises au point de l'auteur font la part belle aux peintures, aux photographies d'objets et aux cartes. Ils sont répartis entre plusieurs thèmes, en passant des "dépaysements" qui regroupent les grandes routes maritimes et terrestres, aux villes du monde. Pour le thème urbain, qui constitue la spécialité de Patrick Boucheron, ce dernier excelle. Il revient aussi sur de grands événements comme le frappant traité de Tordesillas en 1494   qui, loin de partager le monde comme lors des congrès du xixe siècle, répartit l'inconnu entre l'Espagne et le Portugal.

Les aspects culturels ne sont pas négligés avec les pages consacrées au "Goût du monde" ou à "L'invention des traditions" telles le nô, ce théâtre japonais aux origines politiques. Les connections sont envisagées à travers la présentation des routes commerciales asiatiques (soie, épices, porcelaines) ou africaines (or, sel, esclaves), mais aussi au prisme des explorations, européennes,bien sûr, avec Magellan, mais aussi chinoises, comme celle de l'amiral Zheng He. Le livre se clôt sur une bibliographie très raisonnée de lectures possibles pour prolonger cette brève introduction.

Finalement, c'est un support pédagogique luxueux qu'a édité La Documentation Française. À la fois par la qualité des reproductions mais aussi et surtout par celle de l'auteur, au style toujours aussi agréable. Avec ce livre, Patrick Boucheron prouve qu'il n'est pas seulement un chercheur de talent. Il est aussi un excellent professeur

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr : 
Dossier – Histoire mondiale, histoire globale, histoire connectée… qui regroupe les comptes rendus des dernières publications sur le sujet et les entretiens menés avec Patrick Boucheron et Romain Bertrand.