Péripéties de voyage d'un homme d'affaires et spécialiste des questions énergétiques, Arnaud Duval.

Pour découvrir la Corée du Nord, certains de nos contemporains n'hésitent pas à recourir à des subterfuges dignes des plus efficaces services de renseignement. Néanmoins, il n'est plus nécessaire de se faire passer pour un thuriféraire du régime   pour obtenir un visa de court séjour. Les défis économiques auxquels la République populaire démocratique fait face facilitent dorénavant l'obtention du sésame indispensable. Si certains voyageurs, sans projets entrepreneuriaux ou caritatifs, parviennent à entrer dans le pays   , d'autres viennent étudier le plus sérieusement du monde les potentialités d'un économie ayant connu ces deux dernières décennies un sous-développement rapide. L'homme d'affaires et spécialiste des questions énergétiques, Arnaud Duval, appartient à cette deuxième catégorie. Une sincérité comportementale qui ne l'a fait échapper toutefois en rien au contrôle omniprésent et tatillon des agents du Bowibu, la Sécurité d'État. Une expérience qui ne l'a pourtant pas détournée de son approche sans apriori idéologique.

A. Duval dépeint, dans son premier livre publié, ses péripéties de voyage, les comportements de ses interlocuteurs politico-administratifs, ceux de ses compagnons de route et de rencontres. Une vision intimiste, nourrie à l'expérience d'une longue pratique de la Chine communiste, et illustrée de digressions historiques,politologiques et sociétales. Ce récit est un voyage dans le temps, une plongée dans une société constamment motivée par des harangues idéologiques. C'est également l'exercice unique d'une confrontation avec un monde imaginaire, aussi réel que virtuel. Une aventure qui vous renvoie au plus profond de vous même. Elle laisse malheureusement le lecteur, comme le voyageur, aussi bouleversé qu'impuissant. En effet, comment ne pas être interloqué par un régime orwellien où les caméras vidéos sont autorisées mais pas les téléphones portables étrangers ou les ordinateurs ? Une entreprise de répression à grande échelle puisque 40% de la production de charbon seraient assurés par le système carcéral. Un espace politique où s'exprime un nationaliste victimaire et de combat mais aussi empreint, dans ses interstices, d'expressions poétiques inattendues : les barres HLM peuvent être dénommées les "appartements harmonicas" en raison du bruit faible et gémissant qui accompagne les courants d'air en hiver et le moyen de transport le plus fréquemment employé de voyage en "voiture n°11", en référence aux déplacements de tout à chacun sur ses deux jambes.

Au fil des pages, la Corée du Nord apparait être un monde où s'agitent des hommes et des femmes réduits à compter sur leurs uniques forces individuelles et à agir comme des Homos Economicus contre toute logique industrielle. Néanmoins, avec optimisme, A. Duval décrit une société nord-coréenne obscure mais productrice d'une ingéniosité déconcertante   et pleine d'énergies, ces dernières ne demandant d'ailleurs qu'à être mieux utilisées par les Grands Leaders. Mais, ce ne sont pas les tournées d'orientation, si prisées par les trois générations de dirigeants suprêmes qui se sont succédées, qui y changent quoi que ce soit. La société nord-coréenne n'est pas seulement totalitaire, c'est une société de castes, régentée par le contrôle des antécédents familiaux (seongbun) et modelée par un régime judiciaire de "culpabilité par association". Dans ce contexte, A. Duval ose, contre l'avis de la plupart des prospectivistes, affirmer qu'il ne croit pas à l'effondrement brutal et imminent du régime et pas d'avantage à l'éventualité de réformes structurelles majeures, à la mode chinoise ou viêtnamienne. Il faudra donc que les équilibres politiques fondamentaux internes soient mis en cause pour que Kim Jong-un adopte, à l'image de ses aînés chinois, une politique nord-est asiatique pragmatique selon le précepte zhengleng jingri (politique froide, commerce chaud). Il faudra aussi plus que la jovialité affichée du "Jeune général" pour convaincre les investisseurs de s'intéresser au développement économique d'un pays dont toutes les "ouvertures" passées se sont toutes traduites par des échecs   .

Pour devenir véritablement attractive, la Corée du Nord devra bouleverser son état d'esprit de coopération. Aujourd'hui encore, l'aide impérialiste est vécue comme un moyen d'agression, et rien de moins, si l'on en croit les éditoriaux de la presse du parti unique, qu'une toxine dangereuse porteuse de pauvreté, de famine, de mort. Ce n'est pas avec de telles diatribes que l'on invite des investisseurs étrangers dans un pays où ils n'auront déjà pas d'eau chaude plus d'une heure par jour à l'hôtel et devront se déplacer sur des réseaux de transport intérieurs d'un autre âge, comme en témoignent les camions communautaires qui sont les seuls véhicules à assurer le transport public dans les campagnes. Il conviendra aussi de ne pas remettre en cause de manière incessantes les réformes les plus emblématiques comme celles des marchés paysans (nongmin sijang) et/ou privés (janmadang)   .

Face à un pays aux pratiques si éloignées des sociétés de marché, on referme ce récit de voyage en se disant que décidément il est bien loin le temps où le père de Mme ParkGeun-hye, la présidente sud-coréenne qui prendra ses fonctions fin février à la Maison Bleue, exhortait ses compatriotes, à "faire aussi bien que le Nord, si ce n'est mieux"   . Il est vrai qu'en moins d'un demi-siècle, la Corée du Sud est devenue vingt fois plus riche que son voisin du Nord. L'outil industriel en état quasi-comateux de ce dernier n'a pu assurer l'avènement en 2012 d'un pays puissant et prospère pour le centième anniversaire de la naissance de Kim Il-sung et doit se contenter maintenant de pourvoir aux programmes militaires assurant la pérennité et le prestige du régime du "Génie des génies", puisqu'ainsi a été désigné le fils du Cher Dirigeant Kim Jong-il

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr :
- La recension de l'ouvrage de Blaine Harden, Rescapé du camp 14 : De l'enfer nord-coréen à la liberté, par François Danglin
- La recension de l'ouvrage de Eunsun Kim et Sébastien Falletti, Corée du Nord. 9 ans pour fuir l'enfer, par François Danglin