Quel peut-être le point commun entre une assertion selon laquelle "Le monde marche avec lenteur vers la sagesse", et un constat tragique comme "Les malheurs de nos pères ne nous ont point détrompés : nous éprouvons les misères dont nos fils seront frappés"   ? La réponse apparaît aussi simple que troublante : ces apophtegmes poétiques émanent d’une même égérie du siècle des Lumières, d’un même monument du roman national français, d’un même esprit dont le XXIème siècle est persuadé d’avoir cerné la pensée; en un mot, de Voltaire lui-même.

Sans doute artificielle et réductrice, cette contradiction n’en interroge pas moins, dans nos sociétés contemporaines, l’image d’Epinal d’un XVIIIème siècle tout de progressisme homogène et de brillantes avancées philosophiques. Perçu comme un moment majeur de l’élaboration des valeurs occidentales, le XVIIIe siècle est en effet traditionnellement lié à l’émergence d’une pensée philosophique novatrice face à un ordre politique, moral et intellectuel en plein délitement. La diffusion des idées nouvelles culminerait finalement avec la Révolution et la chute de l’Ancien Régime, qui concrétisent dans la sphère politique ce que les Lumières avaient préparé dans la sphère culturelle. L’expression de "siècle des Lumières" est à ce titre symptomatique d’une représentation commune, selon laquelle le XVIIIe siècle s’incarne tout entier dans la naissance et la diffusion d’une pensée progressiste qui, face à un christianisme obscurantiste et rétrograde, libère les esprits en propageant les valeurs luministes. Bien souvent, les grands thèmes du progrès des lumières sont opposés à des conceptions chrétiennes qui constituent leur contrepoint exact, formant le socle d’une sorte d’"anti-progrès" obscurantiste, dont l’utilité conceptuelle est surtout de construire la définition de son opposé : la tolérance combat la persécution, la liberté intellectuelle défait le joug spirituel, la raison éclairée triomphe de l’obscurantisme, et Voltaire écrase l’"Infâme".

L’acmé du roman historique

Or, cet état de fait, qui a longtemps prévalu –au moins dans l’imagerie commune–, prend en partie sa source dans l’historiographie révolutionnaire, qui cherchait, en récupérant le thème du combat luministe, à doter le nouveau régime d’une origine et d’une légitimité incontestables. De manière révélatrice, les valeurs républicaines traditionnelles revendiquent, aujourd’hui encore, cet héritage transposé, légitimant ainsi de façon rétrospective la vision bipolaire d’un siècle où le progrès terrasse l’obscurantisme rétrograde. Dès lors, en même temps que se rejoignent l’historiographie révolutionnaire et l’historiographie marxisante, les intrigues intellectuelle et sociale du roman national se rencontrent : l’une comme l’autre tend à inscrire le siècle dans une vision systématique de la montée des Lumières face à des valeurs d’Ancien Régime moribondes.

Réduit à son statut de prodrome à la Révolution française, le XVIIIème siècle est ainsi perçu dans nos mentalités comme le moment d’une ouverture enfin totale à l’idée de progrès, si ce n’est comme le père d’un nouvel idéal auquel l’année 1789 offre une maturité éclatante. Indissociable d’une Révolution qui tout à la fois l’achève et le sublime, le XVIIIème siècle constitue finalement l’incarnation même du progrès en marche. En ce sens, et de manière infiniment éloquente, c’est bien l’année 1789 qui constitue aujourd’hui encore pour les historiens le seuil d’entrée dans la modernité, le passage à période dite "contemporaine", où l’aboutissement d’un siècle de "Lumières" permet de porter aux nues un idéal social appelé à nécessairement s’imposer dans les siècles suivants. Le schéma est ainsi d’une logique imparable : le progrès philosophique, amenant le progrès social, engendre inéluctablement un progrès politique dont notre époque actuelle constitue l’expression la plus aboutie. Aux yeux des historiens révolutionnaires du XIXème siècle, et bientôt aux yeux de toute une société fondée sur une république idéalisée et en quête de légitimité, il ne devait pas en être autrement ; mieux, dans cette illusion de nécessité rétrospective, il ne pouvait en être autrement.

Bien entendu, il serait aussi faux qu’ingrat de figer les historiens, notamment français, dans une posture aussi manichéenne : bon nombre d’entre eux avaient déjà pointé les ambiguïtés profondes du siècle des Lumières vis-à-vis de l’idée de progrès sous toutes ses formes, et ce dès Paul Hazard et sa Crise de la conscience européenne (1935), qui tient parfois autant du roman de génie que du livre d’histoire. Les exemples de penseurs soucieux de réexaminer un XVIIIème siècle figé dans son image d’Epinal peuvent être multipliés avec plus ou moins de bonheur –des plus réactionnaires aux plus éclairés. Cependant, il ne s’agit pas ici de prétendre approuver ou contester leurs travaux respectifs, mais simplement de s’intéresser à un objet différent : non pas tant le XVIIIème siècle dans sa nature proprement historique, mais plutôt le XVIIIème siècle en tant qu’objet d’histoire, avec son cortège de représentations –tant celles que le siècle a de lui-même, que celles que nous avons de lui aujourd’hui–, de constructions et de reconstructions intellectuelles, mais aussi d’enjeux idéologiques pour nos sociétés contemporaines.

Or, force est de constater que l’imagerie commune demeure, aujourd’hui encore, marquée par un siècle des Lumières figé dans son rôle de préparateur à la Révolution française, bombardé au rang d’allégorie du progrès en marche, d’introduction à l’acmé sublime du progrès social ; tout le reste ne devant plus que ruisseler pendant deux siècles des événements fondateurs de 1789. De notion construite à interroger, l’idée de progrès au siècle des Lumières devient dès lors un donné, un deus ex machina qui éclaire en quelque décennies un peuple jusque-là cantonné dans une vision de soi oppressive, entretenue par un régime aux valeurs surannées. Déconstruire cette idée de progrès au XVIIIème siècle sans pour autant tomber dans un relativisme absolu devient alors une véritable gageure pour les penseurs actuels. Car l’entreprise comporte des enjeux idéologiques considérables pour la France contemporaine : au mieux, elle impliquerait de porter un regard critique sur notre roman national ; au pire, elle conduirait à en réécrire une partie, le tout dans une période marquée par des doutes et des interrogations profondes sur ce qui fonde notre identité républicaine.

En ce sens, réfléchir sur l’idée de progrès au XVIIIème siècle en France revient à déconstruire une partie de cette identité : il ne s’agit pas en l’occurrence d’analyser les avatars du progrès en eux-mêmes, qu’ils relèvent d’un regard dit "objectif" –progrès technologique et matériel– ou d’un regard subjectif –accroissement de la morale, de la justice, éclairement des esprits. Au contraire, il s’agit bien de s’attacher à l’idée du progrès en tant qu’objet : cela implique dès lors d’interroger les discours, les représentations qui construisent cet objet en tant que tel bien plus qu’ils ne le décrivent, l’encensent ou le réfutent.

L’idée de progrès, entre donné et construction dialectique

Or, il est frappant de constater qu’aucune des grandes œuvres de référence progressistes ne définit clairement, au XVIIIème siècle, cette idée de progrès : pour ne citer qu’eux, ni l’Encyclopédie, ni le Dictionnaire philosophique n’en offrent davantage qu’une définition vague et lapidaire. La première, incarnation –selon les mots de Diderot lui-même– d’un "siècle philosophique", s’inscrit pourtant bien dans une logique de tension vers un état meilleur de la société et des mœurs, comme l’affirme sans équivoque en 1755 l’article "Encyclopédie", véritable manifeste de l’œuvre toute entière   . Seulement, cette somme immense ne consacre que quelques lignes à l’article "Progrès", qu’elle définit, de façon très laconique, comme un "mouvement en-avant", prenant en exemple "le progrès du soleil dans l’elliptique ; le progrès du feu ; le progrès de cette racine". Jamais n’est évoqué ici un éventuel "progrès de l’humanité" ni même un "progrès de la connaissance, de la morale et des mœurs" : au fond, et sans doute en accord avec la plupart des penseurs du siècle, jamais le progrès n’est tout à fait objectivé comme un idéal à atteindre, comme un but final perpétuellement renouvelé qui conditionnerait les actions des contemporains ; en un mot, jamais l’idée de progrès ne fait l’objet d’une définition semblable à celle, héritée d’un positivisme bien plus tardif, que nous avons tendu à plaquer depuis deux siècles sur la France de l’époque voltairienne.

Est-ce à dire, pour autant, que le XVIIIème siècle n’a aucune notion du progrès en tant que tel, ni aucune conscience de participer à ce qu’il considère comme un moment d’avancée dans l’histoire de l’humanité ? De toute évidence non ; et bien au contraire : l’Encyclopédie elle-même, tout autant que la plupart des manifestes luministes, repose bien sur la foi en la capacité de l’homme à agir, par sa raison, dans la sphère sociale comme dans la sphère naturelle pour les transformer et les améliorer, c’est-à-dire pour concrétiser dans le monde sensible des idéaux moraux et sociaux. A l’échelle individuelle, ce processus se confond avec un long cheminement intérieur, qu’Emmanuel Kant définit dans un texte fondateur comme "une sortie de sa minorité", c’est-à-dire comme le passage progressif de la passivité intellectuelle à un usage libre et éclairé de la raison, qui doit engendrer ensuite un perfectionnement sensible à l’échelle sociale   .

Pour les principaux acteurs du progressisme au XVIIIème siècle –entendons ici les hommes capables de diriger ou au mieux de comprendre les débats du siècle, c’est-à-dire, ne l’oublions pas, un assez faible pourcentage de la population–, le progrès consisterait donc, de manière tout aussi empirique que théorique, en une capacité rationnelle à agir de façon éclairée dans le présent, en vue d’engendrer un futur meilleur au plan social. En d’autres termes, l’éclairement intellectuel –sortie de la minorité à l’échelle individuelle– doit bien se traduire en un progressisme social généralisé ; toute la question restant précisément de définir, pour les contemporains, en quoi consiste le "progrès social".

Le XVIIIème siècle semble donc bien manifester une conscience du progrès et une aspiration à tendre vers un renouveau intellectuel et social ; mais pour autant, cette notion de progrès ne s’inscrit pas dans une véritable objectivation, du moins pas dans le sens où nous l’entendrions aujourd’hui. Réfléchir à l’«’idée de progrès au XVIIIème siècle" revient donc bien moins à analyser les manifestations d’un noumène kantien, dont on cernerait les contours, qu’à essayer de comprendre la manière dont les contemporains ont peu à peu construit cette idée, au sein d’une logique ascendante et presque nominaliste, en s’accaparant ou en se rejetant sa paternité selon le parti duquel tel ou tel acteur se réclame à l’époque.

A cet égard, loin d’une période d’affrontements entre deux partis bien campés sur leurs positions –l’un philosophique et progressiste, l’autre chrétien et obscurantiste–, notre siècle des Lumières offre un visage bien plus protéiforme que n’a pu le laisser penser l’historiographie traditionnelle, et dont l’idée de progrès constitue un prisme d’analyse tout à fait révélateur. C’est que, au plan purement historique, l’analyse des sources littéraires semble bien confirmer le passage à une conception plus linéaire du temps, amplement décrite par les travaux sur la question, et qui prendrait sa source dans les périodes précédentes –le deuxième tiers du XVIIème siècle est généralement cité, mais bon nombre d’études laissent entendre que ce changement de paradigme, tout progressif, aurait débuté bien plus tôt. Face à une conception cyclique du temps, en partie fondée sur une théologie chrétienne qui nierait l’idée même de progrès en tant que tel et ne placerait le Salut que dans un retour à un état édénique, le XVIIIème siècle apporterait donc une double révolution : d’une part celle d’un temps linéaire sous-tendu par un progrès immanent qui conditionnerait l’évolution des civilisations, et d’autre part celle d’une certaine déchristianisation –bien plus qu’une laïcisation– du processus de perfectionnement de soi et de la société. A cet égard, et bien que cet état de fait soit aujourd’hui remis partiellement en question dans ses aspects les plus caricaturaux   , le fleurissement hors de la sphère chrétienne de produits culturels dits "progressistes" est révélateur : en témoignent par exemple la fondation et l’essaimage des loges maçonniques à partir des années 1720, la naissance d’ouvrages de vulgarisation scientifique, ou encore le succès exponentiel des "romans de formation" (Bildungsroman), véritables allégories du progrès individuel où le jeune héros suit un parcours initiatique qui, le sortant peu à peu de son état de "minorité", le conduit à devenir un homme accompli, entier et réalisé ou, pour mieux dire, un esprit éclairé.

Or, de ce renouveau progressif des paradigmes temporels découle un corollaire logique, dans lequel la France des Lumières s’inscrit profondément : une nouvelle manière de concevoir l’histoire et son écriture. Participant à plein d’une atmosphère de progressisme que les contemporains construisent plus qu’ils ne la discernent, ce changement de regard sur l’histoire s’incarne dans une pléthore d’œuvres publiées dès le second tiers du siècle. Se diffuse ainsi en France une certaine idée, ou plutôt une certaine ambiance de progrès, propagée par des œuvres dont l’exemple le plus parlant serait peut-être celui de Condorcet : schématiquement, le pays serait parvenu au stade éminent d’un développement humain tout linéaire, où la société se voit de plus en plus éclairée et guidée par une raison salvatrice. Cependant, ce progrès sensible, sans être tout à fait objectivé, doit être constamment actualisé par les efforts de l’entendement et un désir de mettre en actes la perfectibilité humaine. "Un jour, tout sera bien, voilà notre espérance / Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion" écrit ainsi Voltaire, en 1756, dans son poème sur le désastre de Lisbonne ; le même qui, dès 1751, proclamait dans Le siècle de Louis XIV que le XVIIIème était le digne héritier d’un siècle de grandeur incommensurable, père d’une "révolution générale" des arts, des esprits, des mœurs et du bon gouvernement ; en un mot, père des Lumières et du progrès. Mais, pour autant, toutes les ambiguïtés de ce progressisme des Lumières affleurent déjà dans cette œuvre de référence : le modèle de gouvernement idéal vanté par l’érudit de Ferney, à des lieues de la période révolutionnaire dont on a voulu faire de Voltaire l’annonciateur, est bien celui d’un despotisme éclairé, par essence socialement inégalitaire et fondé en partie sur des valeurs d’Ancien Régime. Et en même temps, si l’ouvrage tend à présenter le XVIIIème siècle comme celui d’une mise en actes du progrès éclos au siècle précédent, c’est bien ce dernier qui reste, dans le discours d’introduction du moins, "le siècle le plus éclairé qui fût jamais".

Si, de manière plus générale, les manifestations de cette ambiguïté quant à la conception du temps et de l’histoire au XVIIIème siècle pourraient être multipliées à loisir, l’une d’entre elle semble particulièrement symptomatique de ces hésitations intellectuelles passées sous silence par l’historiographie : le rapport que les Lumières entretiennent avec l’antiquité. Alors que ce passé lointain est parfois stigmatisé comme une période toute de schèmes mentaux surannés et d’erreurs à peine excusables, les penseurs des Lumières trahissent en effet, par bien des aspects, une véritable fascination pour ces temps reculés. Ainsi, tandis que Voltaire affirmait, à propos de la charge sacrée de certains mots dans les langues anciennes, que "Rien ne retarda plus le progrès de l’esprit humain que cette profonde science de l’erreur, née chez les Asiatiques avec l’origine des vérités", avant d’asséner que "L’univers fut abruti par l’art même qui devait l’éclairer"   , le siècle cherche constamment à s’enraciner dans un passé idéalisé, comme pour légitimer sa vocation progressiste actuelle à l’aune de la sagesse des anciens. Et les avatars de ce paradoxe culturel sont aussi nombreux qu’essentiels dans la construction de "l’esprit du siècle" : la référence à l’Eglise primitive chez les jansénistes   , le renouveau du culte des grands hommes à l’antique en lieu et place des saints chrétiens   , ou encore la floraison d’œuvres romanesques telles que le Bélisaire de Jean-François Marmontel –véritable compendium de l’esprit des Lumières, reposant sur un héritage antique retraité à l’aune de l’idée de progrès–, démontrent une véritable fascination des Lumières pour une antiquité idéalisée. En somme, c’est bien en redessinant les temps anciens que le XVIIIème siècle construit, de manière paradoxale, les mythes fondateurs qui lui permettent d’affirmer sa légitimité à innover ; un mot, le XVIIIème siècle réinvente l’antiquité pour mieux affirmer sa modernité.

Ecraser l’Infâme ?

Cependant, pour tout ambigu qu’il soit, ce changement de paradigme historique apparaît indissociable d’un processus parallèle dont il est à la fois cause et conséquence : la remise en cause partielle des dogmes religieux, dans ce qu’ils ont de rédhibitoire à un progrès linéaire et tout aux mains de l’humanité. En ce sens, l’univers intellectuel du XVIIIème siècle voit bien la place de la religion se réduire, dans la mesure où elle est perçue –ou présentée par certains de manière éminemment subjective– comme un artefact imposant une forme de prédestination incompatible avec une liberté rationnelle et progressiste, voire comme une bride au libre-arbitre et à l’éclairement de l’humanité. C’est, du moins, ce que prônent certains littérateurs "anti-obscurantistes", souvent oublieux ou mauvais lecteurs des Ecritures et de certains Pères de l’Eglise –Thomas d’Aquin au premier chef–, mais enflammés dans leur procès contre ce qu’ils perçoivent comme une aliénation illégitime de la liberté humaine et, partant, comme un obstacle intolérable aux avancées sociales. D’où le fleurissement, dans les esprits du siècle, du déisme et de ses avatars, présentés par les contemporains comme la conséquence logique d’une remise en cause de la religion révélée dans ce qu’elle a de plus oppressif, puis par les historiographes successifs comme le symbole d’une liberté de pensée née d’un siècle de progrès absolu.

Or, il semble que ce soit précisément là que certains littérateurs contemporains, comme certains historiens, aient manqué leur cible, ou aient passé les bornes de la critique progressiste et constructrice. A une critique éclairée des dogmes religieux et de leurs conséquences concrètes –corruption du clergé, sclérose intellectuelle, injustices sociales–, s’est parfois substitué un procès illégitime intenté au christianisme lui-même en tant que spiritualité humaniste et ouverte à une certaine idée de progrès. Le plus intéressant étant dès lors de constater que la bipolarisation du siècle, entre d’une part un pôle de Lumières, de raison et de progrès, et d’autre part un pôle de religion, d’oppression et d’obscurantisme, n’est pas tant l’œuvre des "Lumières" elles-mêmes, mais bien davantage celle des historiens et des littérateurs successifs qui ont reconstruit le siècle et la conception qu’il a pu avoir du progrès. En ce sens, l’image d’un XVIIIème siècle tendant par exemple vers l’athéisme comme parangon de la liberté d’esprit et du progressisme relève en grande partie d’un mythe républicain aux accents positivistes, élaboré a posteriori : "Vice de quelques gens d’esprits" de la même manière que "la superstition est le vice des sots", l’athéisme est battu en brèche par le pape des Lumières lui-même qui, dans un discours pétri d’humanisme maçonnique, n’hésite d’ailleurs pas à rappeler les vers de la Cabale qui résument sa conception de Dieu : "L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer / Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger". 

Dès lors, il apparaît que pour bon nombre –si ce n’est pour la plupart– des écrivains luministes, "écraser l’Infâme" ne revient en aucun cas à nier les possibles apports spirituels et humanistes de la religion, mais bien à remettre en question les interprétations néfastes et l’instrumentalisation sociale que les hommes ont pu faire de celle-ci. Ainsi, à rebours d’une certaine historiographie qui fut longtemps dominante, l’idée de progrès n’a-t-elle rien d’incompatible aux yeux des contemporains avec une religiosité éclairée : c’est, entre autres, ce dont atteste précisément une forme de renouveau de la théologie chrétienne en France, fondé sur la réintégration de la raison au centre du discours de certains apologistes. En cela, le christianisme emprunte aux Lumières, autant que les Lumières ont pu emprunter au christianisme en termes de philosophie humaniste et de tension vers un état meilleur : le XVIIIème siècle voit précisément le déclin des hagiographies miraculeuses, conjointement à une forme de rationalisation du discours hagiographique et théologique, qui ravive et actualise l’héritage de Thomas d’Aquin pour n’en faire rien moins qu’un nouvel avatar de l’esprit du siècle   . Mieux, la période voit se développer une notion et un mouvement très rarement mis en avant par l’historiographie révolutionnaire et républicaine : un véritable "christianisme des Lumières", recherchant avec plus ou moins de bonheur l’harmonie entre l’esprit et la lettre, entre foi et raison, entre tradition et progrès ; soit, au fond, un cheminement intellectuel guère différent de celui d’un Montesquieu, d’un Voltaire ou d’un Rousseau   .

Combler un vide ontologique

C’est qu’au fond, à rebours d’une imagerie commune longtemps utilisée comme fondement d’une identité républicaine et luministe, toutes ces ambiguïtés que manifeste le siècle face à l’idée de progrès s’incarnent dans une seule question : si le dogme et les symboliques chrétiennes sont tombés dans une certaine désaffection, si la raison tend à prendre le pas sur la croyance, et si le matérialisme absolu n’est malgré tout pas à l’ordre du jour, sur quel socle refonder la foi en l’humain et en son avenir pour permettre sa tension vers un état meilleur ? A cet égard, et à l’inverse des représentations quelque peu téléologiques qui sont parfois les nôtres aujourd’hui, le XVIIIème siècle semble traversé de profondes incertitudes, errements et contradictions aux plans intellectuels et spirituels. Malgré la tempérance de bon nombre de philosophes ou d’apologistes, le procès intenté au christianisme et à ses avatars sociaux semble créer un véritable vide ontologique, que le siècle n’a de cesse de vouloir combler. A l’inverse d’une sortie de la servitude spirituelle et intellectuelle, la destitution partielle du christianisme et de la foi semble autant libérer qu’angoisser les esprits du siècle ; et si certains tendent vers un matérialisme quelque peu désenchanté –des Diderot, des Helvetius ou des d’Holbach à qui l’on a prêté, sans doute un peu trop hâtivement, un athéisme farouche–, l’écrasante majorité des contemporains semble manifester une aspiration spirituelle que les progrès de la raison n’ont en rien étouffé.

Dès lors, plusieurs postures d’esprit prévalent pour combler ce vide ontologique, pour redonner à l’homme une raison de croire en lui-même et à la mise en actes de sa perfectibilité, au premier rang desquelles l’élaboration d’un "christianisme philosophique", qui s’efforce d’épurer et de refonder la religion traditionnelle pour l’intégrer à l’esprit du siècle. Ce mouvement, qui rejoint celui des Lumières chrétiennes sans pour autant s’y diluer, a pu produire des discours plus ou moins radicaux : Montesquieu en offre un exemple à la fois implicite, vibrant et plein de tempérance dans De l’esprit des lois, où l’essai socio-ethnologique sert l’apologie moins connue d’une religiosité éclairée. Ainsi, lorsqu’il affirme dans son Dictionnaire philosophique,  "Redisons tous les jours à tous les hommes : La morale est une, elle vient de Dieu ; les dogmes sont différents, ils viennent de nous", Voltaire et son déisme rejoignent un Montesquieu qui se fait apologiste éclairé dès 1748, partisan d’un christianisme luministe comme vecteur du progrès social : "La religion chrétienne est éloignée du pur despotisme : c’est que la douceur étant si recommandée dans l’Evangile, elle s’oppose à la colère despotique avec laquelle le prince se ferait justice, et exercerait ses cruautés".

Mais parallèlement, d’autres apologistes, fervents utilisateurs de la raison et tenants d’une idée de progrès mêlé de tradition chrétienne adoptent une posture plus radicale ; c’est le cas d’un littérateur presque toujours absent de notre imagerie commune, mais pourtant assez lu dans le deuxième tiers du XVIIIème siècle : l’abbé Proyart, apologiste enflammé qui tente d’assimiler la philosophie au christianisme, d’une manière comparable à celle dont les déistes ont finalement voulu ériger le déisme philosophique en nouvelle religion et objet de foi. Ainsi, lorsque Proyart dénigre les philosophes comme "de véritables ignorants (...); ridicules présomptueux qui outragent la raison en se donnant pour ses plus fidèles interprètes; des imbéciles, enfin, qui triomphent follement, et qui affectent la sécurité, parce qu'ils détournent les yeux de dessus l'abîme où ils vont se précipiter", il reconstruit immédiatement l’idéal du philosophe humaniste au prisme d’un christianisme de lumières : "Aujourd’hui, (…) nous nous sommes fait une Philosophie qui, au lieu d’énigmes à deviner, ne propose que des maximes à suivre, et n’apprend qu’à bien faire ; et qui, en nous mettant sans cesse sous les yeux l’excellence de notre être, doit nous rendre plus justes, plus honnêtes, plus décens, plus modérés, plus sociables qu’on ne le fut jamais. Cette Philosophie est propre à tous les âges, à tous les sexes, à toutes les conditions, et elle est à la portée de chaque individu de notre espèce."  

Digne d’éloge puisqu’il se montre accessible, universel et portant constamment à l’amélioration de soi et de la société, le christianisme est ainsi présenté par l’abbé comme la véritable philosophie à la fois des penseurs éclairés, et de tous les êtres humains qui aspirent au progrès.

Mais, si Proyart conserve une ambiguïté certaine dans ses discours, où l’ouverture à l’idée de progrès se heurte parfois aux exigences d’une tradition conservatrice, d’autres apologistes manifestent une adhésion totale aux valeurs dites "des Lumières", proposant ainsi une solution pour concilier aspirations spirituelles et plein exercice d’une raison progressiste. A cet égard, le meilleur exemple serait peut-être Jean-de-Dieu de Cucé (1732 – 1804), cardinal de Boisgelin : ecclésiastique par vocation, prélat de grande naissance et applicateur zélé des canons du Concile de Trente, il met ses talents d’orateur au service d’oraisons funèbres vibrantes qui constituent un véritable manifeste du christianisme philosophique. C’est ainsi par le panégyrique du duc et ancien roi de Pologne Stanislas Leszczynski –modèle, dans l’imagerie du siècle, du prince éclairé– que le cardinal réintègre entièrement l’idée de progrès dans une cosmologie chrétienne qui fait la part belle à la raison ; mieux, Jean de Cucé développe explicitement, avec un style et une éloquence remarquable, l’idée selon laquelle les Lumières sont les filles géniales du christianisme : "Tous les arts, toutes les sciences contribuent à l’embellissement de cette terre qui semble devenue le séjour du bonheur. La même bienfaisance, se répandant sur tous les objets utiles, place à côté des temples et des hôpitaux les bibliothèques, les écoles et les académies. Que ceux qui regardent les lettres et les sciences comme le vain amusement de quelques hommes instruits, sont loin d’en connaître le prix et l’étendue ! à mesure que les connaissances se perfectionnent, elles adoucissent le règne de l’humanité. L’éducation plus commune et mieux dirigée détruit les préjugés et les vices qui font les malheurs des Etats. L’art de rendre les hommes vertueux, étudié dans chaque famille, s’enrichit des découvertes de toutes les générations. Fénelon dicte aux enfants des rois les leçons de la sagesse. Les Princes devenus plus éclairés, favorisent à leur tour les progrès des lumières et des vertus (…). La religion, mieux connue, développe les leçons de sa morale saine et pure : la religion qui répandit les lettres et les sciences parmi tous les peuples dévoués à son culte, s’embellit des lumières qu’elle a fait naître."  

Au travers des discours d’apologistes éclairés, exactement comme dans les discours de la plupart des écrivains des Lumières que l’historiographie républicaine a relégué au second plan, se dessine ainsi une même aspiration à une amélioration de soi et de la société qui ne nie pas la quête spirituelle, mais qui y intègre un usage critique et éclairé de la raison. Finalement, dans le sous-langage employé par la plupart des auteurs du XVIIIème siècle, les enjeux sont presque toujours les mêmes, quel que soit le camp duquel on se réclame : pour les plus radicaux, déplacer conceptuellement la frontière du progressisme entre deux pôles de christianisme et de Lumières caricaturés, en vue de s’affirmer comme le tenant d’une vision de l’avenir ; pour les plus tempérés, réaliser la synthèse idéale entre spiritualité humaniste et libre exercice de la faculté de juger pour créer une atmosphère de progrès éclairé. A l’inverse d’une historiographie républicaine qui a cherché et cherche encore à redessiner cet héritage ambivalent, tout l’enjeu de notre regard actuel sur le siècle des Lumières consiste ainsi à prendre acte de cette ambiguïté certes troublante, mais riche d’enseignements pour une époque actuelle où la caricature de l’Autre est toujours autant employée pour imposer des positions dogmatiques. Au fond, la frontière à tracer au XVIIIème siècle –et peut-être aussi au XXIème– entre progressistes et réactionnaires ne serait pas celle séparant le christianisme des Lumières, la "tradition" de la "modernité". Au contraire, en vertu des correspondances profondes entre Lumières tempérées et christianisme philosophique, comme entre Lumières radicales et obscurantisme religieux, la frontière semble bien résider entre les tenants d’un humanisme éclairé –chrétien, déiste voire matérialiste ou autre    –, et ses détracteurs qui en viennent à développer –au nom de Dieu ou de la Raison– un discours aussi dogmatique qu’antihumaniste.

A ce titre, cette ambivalence du siècle quant au progrès, sans doute trop peu mise en avant dans la construction de notre imagerie commune, s’incarne parfaitement dans le domaine spirituel : au fond, peut-être Paul Hazard, reprenant les mots de Paul Abraham, avait-il déjà tout résumé au siècle dernier : "(…) lorsque après un long et austère travail, le XVIIIe siècle eut aboli -ou cru abolir, ce qui revient au même- la figure du Dieu à barbe blanche qui couvre chaque être humain de se regard et le protège de sa dextre, il n'a pas aboli du même coup le problème religieux. Car l'aspiration mystique est une chose et l'emblème qu'on offre à cette aspiration pour se satisfaire en est une autre. L'emblème disparu, l'aspiration demeure. L'homme a soif de trouver au-dessus de lui un réceptacle où pousser les vœux informulés qui persistent à sourdre du profond de lui-même."   . C’est en ce sens que l’idée de progrès au XVIIIème siècle apparaît éminemment différente des représentations postérieures dont on l’a affublée : loin d’un prodrome positiviste, où une Raison déifiée mènerait à la libération révolutionnaire, le siècle des Lumières offre bien plus une recherche de synthèse plus ou moins implicite entre tradition et modernité ; ou, plutôt, entre les idées respectives qu’il se fait de ces deux pôles.

L’anomalie révolutionnaire et la république désincarnée

Mais finalement, la Révolution de 1789, grande arlésienne de cette étude et fondement de notre identité républicaine actuelle, ne serait-elle qu’un vague incident de l’histoire, un bouleversement social d’une brutalité illégitime, une perversion ingrate de l’esprit du siècle ; pire, l’antithèse sanglante du progrès ? Certes, il est frappant de voir que plusieurs tenants de la philosophie, fermement attachés aux valeurs luministes, perçoivent la Révolution comme une rupture avec les lumières elles-mêmes. Des auteurs tels que Marmontel, Suard ou Morellet qui se sont hissés aux plus hautes sphères de la société n’ont rien à espérer du nouveau système, à la fois en matière de placement social, mais aussi en matière de valeurs morales et progressistes. Car pour de nombreux philosophes, la Révolution a bafoué, au nom de l’égalité, les vertus les plus fondamentales de la pensée luministe : la tolérance, l’aspiration à un progrès apaisé, la quête désintéressée des idées et les droits imprescriptibles de la justice individuelle sont perçues comme balayées par les dérives d’un pouvoir aveugle. Pour autant, il faut se garder de tomber dans l’excès et la caricature manichéenne dont a déjà pâti, dans un sens inverse, l’historiographie du XVIIIème siècle : bien plus qu’une anomalie historique, la Révolution de 1789 apparaîtrait comme la concrétisation sociale de toutes les ambiguïtés intellectuelles et culturelles qu’a manifestées le siècle, en particulier vis-à-vis de l’idée de progrès. Un lien puissant unit donc bien la pensée du XVIIIème siècle à la période révolutionnaire, mais pas tant dans le sens d’une propédeutique géniale à un événement fondateur ; au contraire, et sans bien sûr prétendre réduire leurs causes à la seule sphère culturelle, les Lumières et la Révolution seraient plutôt les expressions d’une même atmosphère intellectuelle et sociale faite de contradictions, d’influences mutuelles, de recherches, d’un souhait de tension vers un état meilleur, à l’époque où un peuple présente une même aspiration palpable au progrès, mais ne s’entend pas sur la manière de la réaliser dans la sphère sociale.

Or, ces problématiques, au fond moins "historiques" à proprement parler que sociales et philosophiques, revêtent un aspect éminemment actuel : les hésitations d’un XVIIIème siècle que l’on s’est efforcé de sortir de son image d’Epinal interrogent en effet une grande contradiction contemporaine. D’une part, notre époque continue de poursuivre une quête effrénée du progrès conforme à l’idée dont on a voulu affubler le XVIIIème siècle, tout en prétendant entretenir une forme de justice sociale héritée des valeurs de ce même siècle des Lumières et de sa "conclusion" révolutionnaire. Mais, d’autre part, notre France contemporaine participe également d’une sorte de désillusion fondamentale, héritée du XXème siècle, où les dimensions spirituelles et symboliques sont peu revenues en grâce malgré un certain effondrement de la foi en une Raison déifiée, créant ainsi un nouveau vide ontologique. Car en réalité, après avoir été porté aux nues au XIXème siècle, le dogme du progrès a sans doute été en partie jeté bas ; mais il imprime encore une forte inertie dans notre imagerie commune, surtout dans notre pays où il est éminemment lié aux dogmes politiques et sociaux d’un roman national qui allie, pêle-mêle, Lumières, Révolution, rationalisme, laïcité, justice sociale, positivisme et modèle républicain. En ce sens, la déconstruction à l’aune de l’idée de progrès d’un XVIIIème siècle en grande partie fantasmé interroge bien notre modèle de société actuel, empreint de doutes de plus en plus troublants, et soumis à la tentation, en politique comme ailleurs, des extrêmes –plus faciles, plus accessibles, plus parlants et prétendument plus efficaces pour réduire les doutes et les peurs qui nous animent.

Que les Lumières soient !

Le XXIème siècle aurait bien là des leçons à tirer de son ancêtre idéalisé : non pas sans doute pour écrire ou récrire quelques pages du roman national, mais bien plutôt pour se souvenir à quel point le doute en les capacités de l’homme à s’améliorer peut être tout à la fois un vecteur de réflexion, de remise en question saine et constructive pour une refondation de sa société, mais aussi une source de fourvoiement et un catalyseur de la violence sociale –symbolique ou non–, par laquelle une nation convaincue d’avoir perdu ses repères et son socle spirituel peut sombrer dans des excès destructeurs. Sans ce socle d’une spiritualité humaniste éclairée, la République quelque peu désincarnée dans laquelle nous vivons ne pourra en rien revendiquer un progressisme fédérateur. En ce sens, ce dont elle semble avoir besoin aujourd’hui n’est pas tant d’un dogme dominant, qu’il soit fondé sur le travestissement d’une religion existante ou sur la déification de valeurs dites areligieuses –Laïcité, Egalité, Raison, etc.– ; au contraire a-t-elle peut-être besoin d’un progressisme ouvert, fondé sur des valeurs transcendant les clivages politiques, qui délaisse quelque peu les idéaux désincarnés pour replacer l’homme au centre de ses préoccupations. En d’autres termes, notre République aurait peut-être besoin d’un progressisme qui redonne sa place à des aspirations spirituelles raisonnées, et à de véritables symboles sensés et compris de tous ; en un mot, d’un humanisme éclairé tel qu’a cherché à le construire un siècle des Lumières protéiforme, où les partis en présence ne tentent pas de détruire leur opposé –qu’il soit politique, religieux ou spirituel–, mais s’inscrivent dans une dialectique constructive où l’aspiration au progrès ne nie pas l’apport de l’Autre. Car, s’il faut bien "sortir de sa minorité" –c’est-à-dire de la passivité intellectuelle et des dogmes carcéraux de toute nature–, ce doit être en gardant à l’esprit que "la colombe légère lorsque, dans son libre vol, fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait encore bien mieux dans le vide". De nos jours comme trois siècles auparavant, poursuivre un idéal de progrès matériel sans un socle de foi profonde en l’être humain dans toutes ses contradictions et dans toutes ses imperfections, c’est-à-dire en niant ce que la culture doit à la nature, ne peut mener qu’à la chute.

Ainsi le XVIIIème siècle apparaît-il bien comme une période cruciale dans l’élaboration de nos valeurs, acmé de la construction d’un idéal de progrès, d’un concept objectivé bien moins par les contemporains que par les historiens postérieurs. Car la notion de progrès s’élabore bien, dans la France voltairienne, par une dialectique entre les tenants de deux pôles dont l’opposition n’est qu’illusoire, et qui se construisent mutuellement autant qu’ils cherchent à se réfuter. En ce sens, la bipolarisation du siècle entre "progressistes" et "réactionnaires" semble bien être le produit d’une historiographie par essence romancière, occupée à coucher par écrit ses mythes fondateurs, et qui a pu oublier que le Marat de David, gisant dans sa baignoire, montre un double visage : à l’image d’une Révolution qui se prétend digne héritière des Lumières, il est pour moitié souriant, serein et resplendissant de lumière, et pour moitié tordu en un rictus d’horreur et de dégoût.

C’est qu’à l’instar de notre Révolution, celles que l’on a appelées a posteriori les "Lumières" n’ont rien de concepts surgis ex nihilo, descendants d’un éclairement divin qui fasse écho au fiat lux biblique. Non seulement l’élaboration de la pensée luministe a été, à l’image de la "sortie de la minorité" elle-même, toute progressive –et à ce titre, le vocable allemand d’Aufklärung, d’ "éclairement" paraît bien plus légitime que le terme français et sa connotation atemporelle–, mais en outre le XVIIIème siècle ne semble pas ou peu avoir objectivé le progrès en tant qu’idéal absolu. Enfin et surtout, l’emploi du terme "Lumières" conduit à occulter un ensemble d’acteurs et de forces qui ont tout autant participé à la construction de l’idée de progrès et à l’amélioration de la société –que ce soit le christianisme philosophique ou le mysticisme maçonnique–, mais qui se sont parfois vus réduit au statut de pôle opposé à éliminer, de manière à mieux définir l’outil historiographique et idéologique bien commode que sont nos "Lumières" françaises.

Ainsi l’idée de progrès au XVIIIème siècle, souvent engoncée entre une historiographie révolutionnaire partisane et une imagerie républicaine attachée à ses mythes fondateurs, semble s’affirmer au contraire comme un objet d’étude méritant une attention toute particulière : riche d’enseignement pour un renouveau historiographique et philosophique, son analyse peut également offrir des pistes fécondes pour la refondation d’une identité républicaine plus riche et plus fédératrice à l’heure actuelle. Car, s’il fut tiraillé entre des aspirations parfois contradictoires, s’il manqua en partie la concrétisation sociale de ses avancées intellectuelles, si son visage fut en partie éclipsé par les événements de 1789, et si, en somme, il ne fut manifestement jamais une période de progrès linéaire et de parfaite concorde, le XVIIIème siècle apparaît bien comme le touchant archétype d’une histoire faite non de grandes tendances anonymes, mais bien plutôt de contradictions individuelles, de revirements, d’incertitudes et d’hésitations personnelles : en un mot, d’humanité

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr : 
L'intégralité du dossier "L'irréligion du progrès"