Une vision originale et rénovée de l’histoire de France, fondée sur les apports de l’archéologie.

L’écriture d’une "histoire de France" apparaît aujourd’hui comme un exercice classique, voire même suranné et presque indigne d’intérêt pour l’historien. Et pourtant, le dernier ouvrage de Jean-Paul Demoule, On a retrouvé l’histoire de France, parvient à lui conserver son attrait.

D’une part grâce à son titre, dont les accents publicitaires dissimulent une démarche scientifique bien réelle : "retrouver" l’histoire de France implique qu’elle ait été auparavant perdue ou plutôt falsifiée, mais aussi de se battre contre ses falsificateurs – parfois des destructeurs –, combat que l’auteur entend mener avec cet ouvrage.

D’autre part en raison de la personnalité même de celui qui l’écrit : Jean-Paul Demoule est archéologue et professeur à l’université Paris-1 et sous-titre d’ailleurs son ouvrage : "Comment l’archéologie raconte notre passé". Il s’agit donc d’une histoire écrite par un archéologue, et sous l’angle de l’archéologie. En réalité, toute l’idée-maîtresse de l’ouvrage est bien dans cette affirmation initiale – poussée parfois à son extrémité – que l’archéologie aurait la faculté de raconter, avec la puissance d’une science "exacte" et sur un ton très assuré, la "vraie" histoire. Au-delà, le livre est enfin un plaidoyer pro domo très argumenté, narrant les vicissitudes de la vie quotidienne des archéologues avec beaucoup d’humour et exposant les principaux enjeux et les récentes avancées de cette discipline.

Un passé sorti de terre

Du point de vue de la composition, les onze chapitres que comporte l’ouvrage ont tous le même plan, aussi original qu’intéressant à suivre : d’abord un récit, forgé par l’auteur (mais extrait d’un film, d’une peinture, d’un livre, etc.) et rassemblant l’ensemble des représentations et préjugés actuels sur une période donnée. Ensuite, un démontage en règle et une mise au point agrémentée d’études de cas et d’exemples archéologiques récents, permettant de dresser le portrait le plus fidèle possible de la vie et de l’histoire de nos ancêtres. En réalité, il faut tout de suite préciser que l’ouvrage n’est pas que chronologique : si les six premiers chapitres sont bien une "histoire de France" du Paléolithique à nos jours, les cinq suivants sont consacrés aux questions touchant à l’histoire et à l’archéologie contemporaines, aux ennemis de l’histoire et de l’archéologie identifiés par l’auteur, et à leurs motifs.

Les chapitres sont souvent très réussis : le chapitre 2, portant sur le Néolithique français, est une véritable synthèse sur cette période-clé de notre passé, mais qui reste par définition absente de l’histoire telle qu’on l’entend aujourd’hui, en particulier dans les programmes scolaires. De la même manière, dans la seconde partie de l’ouvrage, le chapitre 6, intitulé "Fouiller… le XXe siècle" est extrêmement stimulant, chargé qu’il est de mises en perspectives et de récits d’expérimentations à première vue farfelues mais en réalité très fécondes, comme la fouille d’un site "créé" en 1983 par l’artiste Daniel Spoerii ou les excavations menées dans des décharges d’ordures bien actuelles, démarche consacrée comme science sous le nom de garbology (ou rudologie, pour les francophones avides de néologismes). Ces pages valent d’ailleurs à elles seules la lecture de l’ouvrage, tant elles mettent en perspective de manière originale et claire les rapports entre archéologie, histoire et mémoire.

L’expérience de J.-P. Demoule, président de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) de sa création en 2002 jusqu’à 2008, renforce bien évidemment encore l’intérêt de l’ouvrage. De par sa position, il a en effet été constamment à la confluence du travail de terrain et des discours politiques, ce qui lui permet de bien connaître ces deux sphères, ces deux ambiances devrait-on écrire, et d’en faire une fresque aussi vivante que mordante, appuyée sur des constats qu’il est bon de rendre publics. Par exemple, le fait que des centaines de sites sont détruits chaque année sans vergogne, en raison d’oppositions ou de désintérêts des politiques – en décalage profond avec l’intérêt croissant du public pour l’archéologie.

Car, selon l’auteur, "l’archéologie sert à se comprendre dans le monde, dans le temps et dans son territoire."   et joue donc un rôle éminemment important pour l’homme comme pour le citoyen. Les idées développées dans ce manifeste permettent de mieux saisir le désarroi de l’auteur devant le manque de considération institutionnelle pour l’archéologie en France : "en 1846, la France créait l’Ecole français d’Athènes, l’un des plus vieux instituts archéologiques du monde. Il fallut cent cinquante-six ans de plus pour qu’elle crée l’INRAP voué à sauver les vestiges archéologiques sur son propre sol." De même, le Louvre, le musée archéologique français par excellence, n’expose quasiment aucun objet découvert sur le sol français, alors que l’Egypte, Rome et la Grèce s’y taillent la part du lion : l’archéologie du territoire français "n’est toujours pas perçue comme légitime" !

Au-delà de ces constats, et sur un plan purement formel, on pourra cependant regretter les redites entre les deux parties du livre, notamment sur le Néolithique, ainsi que l’absence d’une carte synthétique où seraient situés les principaux sites évoqués. On ne pourra en revanche que se réjouir des pages de chronologie archéologique placées à l’issue du dernier chapitre, outil intéressant pour les périodes les moins connues des lecteurs.

Une histoire sans historiens

Ces aspects encouragent donc le lecteur à se pencher avec grand intérêt sur cet ouvrage, sans toutefois abandonner tout esprit critique : la forme même du livre, un essai destiné au grand public, a bien sûr des défauts qui lui sont (quasiment) inhérents. Ainsi, comme le veut la loi du genre, l’histoire est, pour des raisons de volume et d’intérêt, survolée – mais aussi simplifiée et raccourcie, avec le lot d’erreurs que cela peut comporter, tandis que l’ouvrage se transforme rapidement en manifeste d’une certaine conception de l’histoire, une histoire définitive, et dans laquelle les historiens semblent absents, superfétatoires voire disqualifiés.

En ce qui concerne les difficultés liées au survol de l’histoire, certaines coquilles peuvent être considérées comme le lot de toute somme de ce type, comme ces "migrations celtiques du IIIe siècle (sic) avant notre ère, qui voient les Gaulois déferler sur l’Italie et prendre Rome vers -390"   ; mais cela va parfois au-delà : certaines phrases constituent de véritables simplifications et comportent parfois des erreurs. Pour ne prendre que quelques exemples issus des premiers chapitres, on relèvera que l’auteur affirme sans précision que la révolution néolithique arrive "en même temps dans plusieurs régions du monde"   , qu’avant le XIXe siècle, "il n’y avait pas de nations, mais seulement les sujets de souverains de droit divin"   , ou encore que Rome permit aux notables locaux "en romanisant leurs noms, d’y faire figurer le patronyme de Jules César (Iulius) et leur faisant miroiter la possibilité d’acquérir la citoyenneté romaine"   , phrase dans laquelle se mêlent plusieurs confusions.

Certaines affirmations ne sont quant à elles ni démontrées ni justifiées : par exemple, le fait que les Gaulois, "en tant que nos ancêtres", seraient "un mythe"   ; ou encore que la Gaule se serait sentie "libérée du joug romain"   par Clovis ! Enfin, l’argument linguistique, très utilisé, l’est souvent mal à propos : Aachen, malgré sa "consonance très germanique" est bien une forme locale d’un latin Aquae (ou Aquis)   , tandis que l’emploi du terme de "migration" à la place de celui d’"invasion"   dans les pays germanophones pour désigner l’Antiquité tardive et le début du Moyen-Âge ne signifie pas que les "invasions" n’en sont pas, mais bien que les Allemands du XIXe siècle cherchaient un terme moins connoté pour qualifier l’action de leurs ancêtres supposés.

De la même manière, on regrettera que certaines mises au point soient présentées comme des nouveautés, par exemple lorsque l’auteur explique que "c’est une autre vision du Moyen-Âge qu’il faut maintenant avoir", oubliant tous les travaux de vulgarisation effectués en ce sens – citons simplement Régine Pernoud   – depuis plusieurs décennies et qui entrent peu à peu dans les mentalités.

Plus généralement encore, la principale objection que soulève cette "histoire de France" reste le fait qu’elle se passe littéralement des historiens, quasiment jamais cités ou même mentionnés à l’intérieur des chapitres chronologiques : l’auteur, consciemment ou non, donne l’impression de prêcher pour une histoire débarrassée de ceux qui l'écrivent habituellement. Certes – l’ouvrage en fait la démonstration – ces derniers ont parfois desservi la matière par des constructions conceptuelles ou encore en suivant de trop près des sources qui se sont avérées biaisées au vu des faits archéologiques.

Mais – rappelons-le naïvement – l’histoire "des historiens" a bien sûr beaucoup à apporter par ses méthodes et grâce aux sources qu’elle exploite ; et personne ne contestera qu’il faut autant se garder du tout historique que du tout archéologique, qui recèle en lui la tentation d’une histoire "réelle", scientifiquement et définitivement indépassable, fondée sur les seuls résultats de fouilles. Une histoire dans laquelle les concepts et représentations assimilés à des constructions mentales – comme l’idée de nation (la "France") ou de peuple – ne semblent par exemple pas pouvoir avoir de réelle place, comme le montre l’ouvrage à plusieurs reprises   . Bref, la collaboration entre historiens et archéologues a encore de beaux jours devant elle.

Ce livre est donc à prendre pour ce qu’il est : un essai présentant à maints égards une vision originale et rénovée de l’histoire de France, tout particulièrement disert et convaincant sur les apports de l’archéologie à la connaissance de notre passé