Où l'on voit l'un de nos plus éminents spécialistes de philosophie morale se pencher sur le problème du réchauffement climatique.  

Un accord a été trouvé in extremis, dimanche 14 novembre, lors de la conférence de Lima qui réunissait les 195 Etats membres de la Convention des Nations unies sur le climat. Dans ce contexte, Nonfiction vous propose le compte rendu d’un ouvrage essentiel de John Broome consacré au problème moral que pose le réchauffement climatique et auquel sont confrontés les gouvernements politiques comme les citoyens.

La philosophie morale anglo-américaine aura peut-être été, dans le dernier tiers du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui encore, l’une des plus créatives au monde. Depuis l’essai de présentation générale qu’avait esquissé Monique Canto-Sperber en 1994, en se concentrant sur les philosophes britanniques, complété par le monumental et indispensable Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale qu’elle a dirigé en 1996, bien des auteurs se sont distingués ou ont confirmé leur importance dans ce domaine. En se limitant à ceux que l’on rattache (à tort ou à raison) au courant de philosophie analytique, on peut citer : Gilbert Harman, Michael Bratman, Niko Kolodny, Christine Korsgaard, Philip Pettit, A. W. Price, Joseph Raz, Samuel Scheffler, Kieran Setiya, J. David Velleman, R. Jay Wallace.

John Broome (né en 1947) mérite incontestablement d’être cité parmi ceux-là. Actuellement Professeur de philosophie morale à l’université d’Oxford, il est diplômé de l’Institute of Technology de Massachusetts où il a soutenu son Ph. D. en économie en 1972. Il se distingue dès le début des années 1970 par des articles portant sur l’économie théorique, et commence, dans le courant des années 1980, à se consacrer à des problèmes situés à l’intersection de l’économie théorique et de la philosophie morale. La thèse majeure qu’il s’efforce de défendre alors est que les outils formels développés par l’économie théorique (et notamment les notions de choix individuels et d’optimisation individuelle) sont extrêmement utiles pour la discussion éthique. C’est cette thèse qu’il va travailler à «appliquer» dans différents domaines pour en démontrer la fécondité – par exemple, dans le domaine des problèmes de bioéthique, où il cherchera à montrer que le recours aux outils théoriques qu’il a forgés peut permettre d’examiner la question délicate du choix à effectuer entre les dépenses qui améliorent la qualité de vie et celles qui allongent la durée de vie. De son propre aveu, l’œuvre qu’il élabore depuis plusieurs décennies demande à être placée sous le signe de trois auteurs qui l’ont influencé de manière décisive et avec lesquels il est en dialogue constant : Richard Jeffrey, Amartya Sen et Derek Parfit. Ses principales publications, à ce jour, sont les suivantes : Weighing Goods: Equality, Uncertainty and Time   , Counting the Cost of Global Warming   , Ethics Out of Economics   , Weighing Lives   . Malheureusement, pas une ligne, à notre connaissance, n’a encore été traduite en français.

L’intérêt qu’il porte au problème du changement climatique, dont le livre publié en 1992 sous le titre de Counting the Cost of Global Warming portait déjà témoignage et que confirme la publication du livre dont nous rendons compte ici, n’est pas pour surprendre celles et ceux qui ont suivi le développement de la réflexion de John Broome depuis quelques années. Tout, en effet, semblait appeler John Broome à se pencher sur le problème du réchauffement climatique dans la mesure où l’examen de ce dernier problème a notoirement fait l’objet d’un vif débat chez les économistes, dont l’un des enjeux était précisément de savoir quels types d’outils devaient servir au calcul des dommages induits (l’opposition sur ce point entre Nicholas Stern et William Nordhaus demeurant sans doute la plus connue). John Broome élargit ici sa perspective pour prendre en considération des questions plus générales relevant de l’éthique du réchauffement climatique. A défaut de pouvoir entrer dans le réseau des distinctions subtiles et dans le détail de l’argumentation souvent dense qui s’y déploient, tentons de donner un aperçu de la méthode qu’utilise l’auteur pour aborder le problème moral du changement climatique.

Le livre repose fondamentalement sur une double division opérée au sein du champ de la moralité. La première division est celle qui distingue la moralité privée de la moralité publique. Le changement climatique fait peser un certain nombre d’exigences morales sur notre comportement en tant qu’individu dans notre vie privée, et il fait aussi peser des exigences morales sur les gouvernements politiques. En tant qu’individus, nous sommes plus directement concernés par des problèmes de moralité privée, mais les problèmes de moralité publique ne nous sont pas pour autant indifférents. En tant que citoyens, nous avons la responsabilité de faire ce que nous pouvons faire pour que nos gouvernements agissent comme la moralité exige qu’ils le fassent. La seconde division distingue la moralité visant à promouvoir la justice de la moralité visant à promouvoir le bien. Nous avons des devoirs contractés à l’égard de personnes particulières : ce sont des devoirs de justice. Nous avons aussi le devoir d’améliorer la condition générale de tous : c’est un devoir de bienveillance ou de bénévolence (du latin bene volens : vouloir du bien).

John Broome avance l’argument que, dans le cas du changement climatique, ces deux divisions sont corrélées. La moralité privée du changement climatique est gouvernée de part en part par la justice – plus précisément, elle est gouvernée par le devoir de justice que chacun d’entre nous contracte à l’égard de tout autre de ne pas lui infliger de mal. Le devoir de ne pas infliger de mal est certes sujet à bien des restrictions et des exceptions, mais John Broome s’emploie à montrer qu’elles ne s’appliquent pas à la moralité privée du changement climatique. Nos émissions de gaz à effet de serre nuisent à un certain nombre d’individus, et pour cette raison même la justice exige que nous nous en abstenions, moyennant quoi nous contribuons à améliorer la condition générale de tous en accomplissant ainsi un devoir de bénévolence. Les devoirs de justice s’appliquent également aux gouvernements, mais le devoir de promouvoir le bien est celui qui leur incombe au tout premier chef. C’est pourquoi la réflexion consacrée à la moralité publique doit se concentrer sur la question de savoir comment promouvoir le bien.

Pourquoi devrait-on admettre la légitimité d’une telle distinction entre moralité privée et publique, et les devoirs qui leur correspondent ? Si, en tant qu’individu, vous cherchez à améliorer la condition générale de tous en limitant vos rejets de CO2 dans l’atmosphère, alors les frais que vous devrez engager pour obtenir ce résultat seront mal investis, et vous feriez bien mieux de soutenir financièrement la recherche médicale. En outre, la réduction des émissions de gaz à effet de serre définit un devoir de justice parce que nul n’est autorisé à infliger à autrui les maux qu’induit le réchauffement climatique, et il n’est pas nécessaire de chercher à ce devoir d’autre fondement moral.

En revanche, il entre essentiellement dans la définition des fonctions des gouvernements de travailler à améliorer la situation de tous les citoyens, et la poursuite de cet objectif peut les conduire (et même dans une certaine mesure les autoriser) à commettre des injustices à l’endroit des citoyens des autres pays, ou encore à l’égard des citoyens des générations futures. Il se peut que certaines actions, nuisibles à quelques individus, soient légitimement entreprises parce qu’elles profitent au plus grand nombre. Par exemple, lorsqu’un gouvernement fait construire un aéroport, de nombreuses personnes vivant à proximité verront leurs conditions de vie se dégrader. Certaines d’entre elles ne seront même pas dédommagées parce qu’il est en fait impossible d’identifier toutes celles qui ont eu à pâtir d’une manière ou d’une autre de la construction de l’aéroport. Il y a clairement ici une situation d’injustice, et pourtant le gouvernement n’agit pas nécessairement mal en décidant de construire un aéroport si l’on peut démontrer que les citoyens en bénéficient majoritairement.

Ces distinctions faites, il nous reste à apprécier la manière dont nous agissons (ou pourrions agir) individuellement dans notre lutte contre le réchauffement climatique, et la façon dont les gouvernements orientent (ou pourraient orienter) leur politique en matière écologique, et c’est ce que fait dans la suite du livre John Broome en examinant par exemple les questions de savoir si nous devrions cesser de prendre l’avion pour nous rendre à l’autre bout du monde pendant nos vacances, si nous devrions installer une éolienne dans notre jardin, etc. – même si, ainsi que le souligne John Broome, l’objectif qu’il s’est donné n’est pas de dire à chacun ce qu’il doit faire ou ce qu’il ne doit pas faire au sujet du réchauffement climatique, mais plutôt comment nous devons procéder pour pouvoir décider de ce que nous devons faire ou de ce que nous ne devons pas faire à ce sujet. Son approche est celle d’un philosophe de la moralité – une approche réflexive, donc, qui relève de ce que les Anglo-Saxons appellent la métaéthique, et qui vise essentiellement, en l’occurrence, à produire de l’intelligibilité dans la façon dont nous posons les divers problèmes qu’entraîne le réchauffement climatique, et non pas à apporter des solutions concrètes ou des réponses toutes faites.

De ce point de vue, l’ouvrage de John Broome remplit pleinement sa fonction. Ce qui ne laisse pas de surprendre, toutefois, pour un lecteur habitué à lire des ouvrages de philosophie issus de la tradition continentale, est l’étrange dépouillement de la bibliographie (laquelle se ramène à une quinzaine de références), et surtout l’absence totale d’une figure majeure de l’histoire de la philosophie morale, à l’ombre de laquelle il semble pourtant que le livre de John Broome ait été écrit. Car comment ne pas penser à Kant dont les distinctions dans la Métaphysique des mœurs semblent entrer en consonance avec celles de John Broome ? De la même manière que ce dernier distingue la moralité privée de la moralité publique, Kant distingue la doctrine de la vertu de la doctrine du droit ; de la même manière que John Broome distingue les devoirs de justice des devoirs de bénévolence, Kant distingue les devoirs de droit des devoirs de vertu (parmi lesquels il compte les devoirs envers autrui, qui peuvent être des devoirs d’amour ou des devoirs de respect). Il serait possible de multiplier les analogies formelles de ce type entre les deux penseurs, et il serait encore plus facile de montrer les divergences profondes qui, en vérité, les séparent (car la théorie morale de John Broome est d’inspiration utilitariste, comme le confirme le souci exprimé pour l’accomplissement du bien-être total). Il reste qu’une confrontation avec Kant aurait pu être éclairante, et aurait sans doute aidé (au moins les lecteurs continentaux) à mieux saisir l’originalité de la théorie de John Broome