Un ouvrage qui regroupe des textes issus des rapports secrets de la police politique soviétique consacrés aux campagnes entre 1918 et 1939.

L’Etat Soviétique contre les paysans regroupe des textes issus des rapports secrets de la police politique soviétique consacrés aux campagnes entre 1918 et 1939. Les auteurs, Nicolas Werth et Alexis Berelowitch, ont sélectionné, traduit, pourvu de notes et d’éléments d’analyse une partie du matériau publié en russe dans Campagnes soviétiques vues par la Tcheka-OGPU-NKVD, 1918-1939. Ce projet est issu des travaux sur les archives de la police politique initiés par V.P. Danilov. Y ont participé une vingtaine de spécialistes, dont les auteurs du présent ouvrage. La genèse même de l’ouvrage en dit long sur l’histoire de l’URSS : V.P. Danilov avait eu accès à quelques sources au début des années 1960, à l’époque du dégel krouchtchévien, mais ce n’est qu’avec la perestroïka puis la chute de l’URSS et l’ouverture progressive des archives qu’il a pu poursuivre ce projet qui prend alors une dimension internationale.

Les auteurs rendent hommage à V.P. Danilov qui, face à l’historiographie soviétique officielle, a proposé une relecture du rôle de la paysannerie dans les évolutions politiques de l’URSS. Il la décrit comme un acteur central avec ses propres revendications, et non une masse passive favorable ou opposée à la révolution   . L’ouvrage L’Etat Soviétique contre les paysans s’inscrit dans cette ligne.

Il s’organise en trois parties, chacune précédée d’une introduction : "Les campagnes soviétiques pendant les guerres civiles et la NEP. 1918-1929", "Le séisme de la collectivisation. 1930-1934" et "De la famine à la guerre. 1935-1939". On observe le poids des réquisitions durant la guerre civile et l’apparition de la famine de 1921-1922, plus importante que ce qu’on en dit en général   . La NEP, qui permet une renaissance limitée du marché, constitue une concession faite aux paysans que Nicolas Werth décrit comme une "courte trève"   suivie dès 1927 d’un retour de la contrainte. A partir de 1929-1930, la collectivisation, la dékoulakisation et la lutte contre l’Eglise marquent la défaite de la paysannerie face à Staline. A une époque où l’agriculture doit financer à tout prix l’industrialisation accélérée de l’URSS, les documents témoignent des famines terribles liées aux prélèvements et imputées aux paysans eux-mêmes, des déportations de koulaks mal organisées au cours desquelles les déportés meurent de faim au lieu de servir de main-d’œuvre, comme cela était prévu. Alexis Berelowitch relativise l’idée d’un "apaisement" en 1935-1936, il insiste sur les arrestations qui préfigurent la Terreur de 1937   et décrit celle-ci au niveau local comme un moyen d’"expliquer les échecs de l’agriculture" et de "canaliser le mécontentement des kolkhoziens, tout à fait réel, devant les exactions, les actes arbitraires des « petits chefs », tout aussi réels"   . Les résistances paysannes, mais également les abus des représentants de l’autorité et les instructions mal appliquées font l’objet d’un grand nombre de rapports ; certains mettent en cause des défauts d’organisation au niveau national. On mesure d’une part la pression exercée par le gouvernement sur les paysans, d’autre part le désordre et l’arbitraire qui règnent dans un système dont on souligne en général la centralisation.

Du point de vue méthodologique, cet ouvrage présente également un intérêt certain : les auteurs évoquent les "problèmes méthodologiques" liés à l’analyse de ces rapports où "il faut savoir faire la part de l’attente et des demandes du commanditaire"    et où l’information, dans les rapports de synthèse, n’est qu’une compilation de compilations. On voit ainsi se déployer la notion de "koulak" : pour le pouvoir soviétique, c’est un paysan riche, qui exploite le travail des plus pauvres ; il est donc nécessairement opposé au pouvoir soviétique et s’avère le fer de lance de la contre-révolution, ce qui justifia la "dékoulakisation", "la liquidation du koulak en tant que classe". Les auteurs des rapports ont tendance à parler d’"activisme koulak" et de propagande contre-révolutionnaire engagée par les koulaks. Cependant, on entrevoit derrière ce terme une réalité bien différente. Premièrement, le koulak ne se distingue pas toujours bien du "paysan moyen", et on découvre dans les rapports que les koulaks menacés de répressions bénéficient souvent du soutien des paysans "moyens" et "pauvres", preuve que la solidarité villageoise l’emporte face au concept de lutte des classes importé par le pouvoir. La terminologie officielle masque mal cela   . Deuxièmement, la division en classes recouvre mal les sympathies politiques : l’opposition des paysans pauvres au pouvoir peut s’avérer très forte, notamment lors des réquisitions ou des campagnes contre l’Eglise, alors que les rapports font état de koulaks prêts à être déportés et à coopérer avec le régime, ainsi que de fuyards koulaks occupant des postes de responsabilité dans les kolkhozes.

Toujours par contraste avec la version soviétique, on remarque "l’extraordinaire vitalité – tant sur le plan économique que politique – des campagnes. [Les rapports] corrigent en partie l’image […] d’une vie rurale totalement coupée des réalités politiques". Ainsi, les paysans prennent parfois les autorités en défaut, comme cette orthodoxe qui, en 1936, "utilise de manière provocatrice les articles 124 et 131 de la Nouvelle Constitution" pour défendre la liberté de conscience et de culte   . Alexis Berelowitch souligne également la lucidité de certains paysans face au pacte germano-soviétique.

Enfin, l’ouvrage donne des clés d’analyse de la société soviétique dans son ensemble et de l’évolution des campagnes après la guerre. En effet, de nombreux paysans fuient la famine et vont travailler en ville en dépit des restrictions de déplacement, ce qui provoque une "ruralisation" des villes   . Par ailleurs, le statut des kolkhozes de 1935 autorise des kolkhoziens à cultiver un lopin de manière individuelle : les paysans se détournent du travail collectif, très peu rémunéré, pour valoriser ce lopin. Jusqu’à la fin de l’URSS, ces lopins, quoique représentant une très petite partie des terres arables, fourniront les Soviétiques en légumes, œufs et volaille, alors que la productivité des kolkhozes reste basse