Sous la plume de Blaune Harden, journaliste au Washington Post, Shin Dong-hyuk témoigne de son incarcération dans le plus grand camp concentrationnaire de Corée du Nord. 

Les études détaillées sur les camps d'internement en Corée du Nord   ou les compilations de témoignages sur le quotidien carcéral   n'ont pas manqué cette année. Depuis le début de la décennie 90, elles ne cessent de croître en nombre et en qualité. Ceux qui utilisent aujourd'hui des téléphones portables et font sortir des enregistrements sonores et vidéos sur des clés USB révolutionnent un peu plus encore la couverture médiatique de la Corée du Nord. Ces informations sont le fruit de l'action de l'État sud-coréen   qui publie depuis 1996 un livre blanc sur les droits de l'homme en Corée du Nord, et plus encore de l'action militante des églises prosélytes, notamment évangéliques, qui sillonnent la péninsule et les provinces frontalières de Chine. Elles sont aussi l'expression des organisations laïques de solidarité et de défense des droits de l'homme spécialisées   dont le professionnalisme des plaidoyers ne cesse de s'améliorer. Elles sont indispensables à la cause de la liberté des Nord-Coréens car le pays n'a pas d'icônes médiatiques pour les défendre, à la différence de la Birmanie (Daw Aung San Suu Kyi), du Darfour (Mia Farrow, George Clooney) ou encore du Tibet (Richard Gere).

Si la République populaire démocratique de Kim Jong-un nous est chaque jour mieux connue, c'est aussi parce que le "Royaume Hermite" voit un nombre grandissant de ses ressortissants chercher une vie meilleure ailleurs, en Chine populaire d'abord, et si la chance se présente, un peu plus loin encore. La fin du périple des fuyards nord-coréens, souvent bien moins politisés que ne peut le laisser imaginer le régime totalitaire instauré depuis la fin de la Seconde guerre mondiale qui poursuit sur trois générations la famille de l'un de ses membres qui a "fauté", s'achève toujours par de longs interrogatoires des agents des services de renseignement sud-coréens (NIS). Toutefois, les informations délivrées ne restent plus en la seule possession des agents du contre-espionnage de la République sudiste. Elles alimentent les campagnes de mobilisation des organisations humanistes. Elles se propagent même jusqu'au grand public. Pour cela, des journalistes de renom jouent le rôle de médiateur. Blaine Harden, directeur du bureau du Washington Post à Tokyo, est l'un d'entre ceux. Pierre Rigoulot, qui signe la postface de l'édition française de l'enquête du journaliste américain joue aussi depuis des années ce rôle. Il est depuis plus de dix ans le relais dans l'hexagone   de tous ceux qui dénoncent les pires horreurs du régime juchéen. Elles ont bon glacer d'effroi les plus endurcis des militants des droits de l'homme, on ne saurait ne retenir que les plus épouvantables tortures et ignominies, comme par exemple un enfant qui dérobe la nourriture de sa mère. C'est pourtant ce qu'ont détaillé tous les magazines qui ont rendu compte de la vie de Shin Dong-hyuk au cœur du livre de Blaine Harden, lorsque celui-ci est venu avant l'été présenter son témoignage à la presse française.

Alors que le sensationnalisme est souvent l'instrument mobilisateur pour dénoncer le régime nord-coréen, très curieusement l'édition française du Rescapé du camp 14 ne comprend pas les dessins très évocateurs de la vie du camp   reproduit par Mantle   . Il n'en demeure pas moins que le sordide et l'abject ont nourris le manuscrit, la psyché et l'existence du jeune homme depuis près de trois décennies. Une existence si effroyable qu'elle a incité l'enfant conçu, né et élevé dans un camp de travail a réécrire une partie de son histoire dans la première version de son autobiographie publiée en coréen en 2007 (Evasion vers le monde extérieur). Il n'est pas si facile d'assumer publiquement la responsabilité de la mort de sa mère et de son frère que l'on a dénoncé à l'appareil de sécurité alors qu'ils s'apprêtaient à fuir leur pays. Comment admettre que le camp a faussé le caractère d'un homme au point qu'il se montre plus fidèle à ses gardiens qu'à ceux qui l'ont engendré ?

Le témoignage de Shin Dong-hyuk est exceptionnel car il porte sur le plus grand camp concentrationnaire de la RPDC : cinquante kilomètres de long sur quarante kilomètres de large. Il est aussi le seul sur ce lieu. Aujourd'hui, il n'y aurait que 26 autres témoins vivant dans le monde libre dont 15 ont été incarcérés dans les quartiers de rééducation du camp n°15, les autres venant des camps n°18   ou n°22. Tout le récit de Shin Dong-hyuk est instructif car il dépeint l'économie en voie de sous-développement rapide autant que les pratiques du Bowibu, l'agence de sécurité à l'origine des interpellations qui mènent à l'univers pénitentiaire. Il montre la Corée du Nord dans son intimité concentrationnaire   , que sa périphérie faite d'une sous-nutrition qui disqualifie jusqu'à un quart des jeunes au moment de leur incorporation dans l'armée ou encore d'enfants abandonnés. On est bien loin de l'"harmonie totale" (chonghwa) voulue et proclamée par le régime. Un récit qui s'achève sur le développement d'un véritable marché des transfuges qui s'organise de Chine à la Corée du Sud en passant par la Mongolie et l'Asie du sud-est, fait d'exploitations de la misère des hommes, de la cupidité des intermédiaires et de l'astuce sans fin des passeurs. Une économie lucrative qui n'en est pas moins un parcours initiatique vers la liberté et le droit d'expression indispensables à tous ceux qui sont restés au-delà des confins de la Russie et de la Chine

 

* Lire aussi sur nonfiction.fr :
- La recension de Corée du Nord. 9 ans pour fuir l'enfer, de Eunsun Kim et Sébastien Falletti, par François Danglin