Universitaire et musicienne, Aude Locatelli rapproche, contre les idées reçues et les a priori, jazz et littérature.

À la lecture du titre de l’ouvrage de l’universitaire Aude Locatelli, l’œil se crispe d’emblée. Pourquoi en effet rapprocher littérature et jazz ? Comment oser rassembler d’un trait un genre musical issu de la rue (“Jazz belles” désigne les prostituées de la Nouvelle-Orléans vers 1900), et les Lettres, censées occuper le sommet de la pyramide des arts ? Pourquoi, enfin, poser à égalité la pratique musicale et l’écriture fictionnelle, deux modes d’expression et de création qui semblent ne rien partager ?
Tout le livre procède d’une déconstruction – habilement menée – de ces présupposés. Pas de hiérarchie des arts. Pas non plus d’assimilation poussive entre les deux registres. Plutôt un constat. Le jazz et la littérature se croisent, s’interpénètrent, s’influent mutuellement. Et la tâche de l’universitaire est de rendre compte de ces mouvements, de ces échanges, à la fois producteurs de sens et riches d’enseignements.

Aude Locatelli s’empare d’abord d’un corpus littéraire spécifique. Ne cédant pas à la tentation des textes “courus” de Vian ou Kerouac, elle décide effectivement de s’appuyer sur des productions moins alourdies par l’exégèse. Ragtime de E.L. Doctorow, Jazz de Toni Morrison, Be-Bop de C. Gailly, Young Man with a Horn de D. Baker ou encore L’Occupation allemande de Pascal Quignard : au total, douze œuvres américaines et européennes, ou douze exemples-preuves des rapports étroits entre jazz et littérature.

Mais, plus que des illustrations, ces romans, portent les traces d’une manière de recevoir le genre musical (“[ils] témoignent de la réception créatrice de ce style musical noir américain, en dehors des États-Unis”). Proche des théories de Michel de Certeau   qui voit dans le spectateur ou le lecteur un acteur de l’œuvre à part entière, et non un simple récepteur passif, Locatelli envisage ces auteurs comme autant de relais, de miroirs et d’interprètes de l’expérience “Jazz”.

Le style-même devient investi par le jazz. D’une part, avec ce que l’auteure nomme la “mobilisation macrostructurelle” de l’écriture. À savoir le langage employé (technique, métaphorique), la tendance polyphonique, le “polyperspectivisme” (J. Kay, M. Ondaatje). Et, d’autre part, la “mobilisation microstructurelle” de l’écriture qui concerne le rythme, l’usage de répétitions et de variations (récurrents en jazz), les effets de rupture, onomatopées, analepses et autres prolepses.

L’ensemble de ces inflexions et procédés concourent, selon Locatelli, à insuffler du mouvement, une énergie motrice aux récits. Une “écriture cinétique” en somme, aux dimensions sonores. Une plume swing (“accentuation dynamique propre à ce style musical”), capable de faire sentir et entendre aux lecteurs, la trompette de Miles Davis ou le piano de Duke Ellington.

Jazz et Lettres se rejoignent donc sur le terrain de l’imagination. Le corpus, qualifié par l’universitaire de “musique-fiction” (“La musique-fiction peut renvoyer aux tentatives de création de musiques fictives, fondées sur le modèle d’expérimentations musicales réelles”), à l’instar des morceaux d’un Dizzy Gillespie ou d’un Ornette Coleman, stimulent les facultés du récepteur. Tendues, nerveuses, instables, fulgurantes, elles ouvrent une brèche, un espace suffisant de liberté, dans lequel le récepteur peut tout à son aise, s’infiltrer.

Bien sûr, la littérature n’est pas jazz, et inversement. Les romans comme les partitions conservent leurs particularités (codification, actualisation). Mais, par-delà les spécificités, pointent des ressemblances, des convergences inéluctables. Modelage de la langue, scansion, métrique : l’auteur qui croise le jazz se mue en musicien, en arrangeur, en chef d’orchestre. Pour qu’enfin, comme le souhaitait Louis-Ferdinand Céline, “jazze la langue”