Actrice, musicienne et mannequin, Joana Preiss a traversé les frontières de plusieurs disciplines, dans une démarche où l´art a souvent été un moyen d'intensifier et d'approfondir l'expérience de la vie. La sortie en salle ce mercredi 27 juin de son premier film en tant que réalisatrice – Sibérie (qui met en scène l’histoire qu’elle vit avec son compagnon, le cinéaste Bruno Dumont, lors d’un voyage dans le Transsibérien) – a été l´occasion de faire le point sur son parcours, de prolonger notre regard sur son film, et de prendre la mesure de ce qu’elle nomme son "immense désir de cinéma".


Vous êtes musicienne, mannequin mais vous êtes essentiellement connue en tant qu’actrice.  Comment a surgi chez vous le projet de réaliser un film ?
Je crois que c´est une continuité assez juste par rapport à mon parcours, une continuité logique par rapport à mon travail d'actrice et de musicienne. J'ai l'impression que ce n´est pas en rupture avec ce que j'ai construit auparavant mais bien au contraire, que la réalisation de ce film réunit tout un travail effectué depuis 20 ans ; il y a eu comme une sorte d´évidence.
Je viens du chant classique, je suis contralto et j´ai beaucoup chanté,  du Monteverdi, mais aussi des lieds de Schubert,  Schuman,  Brahms, Mahler tout en me penchant très vite vers la musique contemporaine, et ce qui me plaisait c´était le mouvement influé par John Cage, Morton Feldman, et qui était extrêmement relié à l´improvisation, tout en se trouvant au croisement d'autres disciplines artistiques. Cela a contribué au rapport plastique et visuel que j'ai avec la musique. J'ai  fait de nombreux journaux sonores lorsque je voyageais dans des pays étrangers, c'était ma façon à moi de réunir les éléments d'un voyage.
Et puis je n'avais pas seulement un rôle d'interprète lorsque je chantais. Les musiciens avec lesquels j'ai travaillé étaient des musiciens expérimentaux, des musiciens avec lesquels j'improvisais et composais : mon implication était réelle dans le travail créatif. Je me souviens d'un de mes premiers travaux lorsque j'avais 20 ans avec Céleste Boursier Mougenot - "Approches" - un projet sur lequel nous avons travaillé quelques mois, inspiré du chant des sirènes dans l'Odyssée d'Homère. Dans ce projet, ma voix, posée  sur mon souffle, se dédoublait plusieurs fois de manière aléatoire sur la même courbe, la même partition (ce projet est devenu une bande son pour  une pièce de théâtre aux Amandiers en 1993).

Ce film, Sibérie, était-ce avant tout un désir… ?
Oui, un  immense désir de cinéma.

…ou un hasard ?
Pas seulement un hasard mais je pense que c'est arrivé un peu comme un hasard et finalement c'est devenu quelque chose de naturel et de totalement juste et logique par rapport à mon désir et par rapport à mon parcours. Mon désir de filmer est arrivé avec ma rencontre avec Bruno Dumont. On a eu le désir de travailler ensemble, et plutôt que de nous mettre dans nos rôles habituels – c´est à dire lui-réalisateur et moi-actrice – il a soudain provoqué l'envie que nous soyons tous les deux dans la même position: à la fois acteurs et "filmeurs". J'ai eu alors l´impression qu’opérait une sorte de transmission. Je me suis pris au jeu parce que je me suis rendue compte très vite que le rapport à l´image, le fait de filmer puis le montage, étaient des choses évidentes que j'avais enfoui en moi. Au fur et à mesure de toutes les étapes de fabrication du film, je me rendais compte que je construisais à travers et en partant de tout ce que j´avais fait avant, comme une espèce de continuité, ou comme l'aboutissement d´un parcours. C’est en fait plutôt le début de quelque chose, puisque c'est le premier film que je réalise, mais je veux dire que ce film s’inscrit à l’intérieur de quelque chose que j'avais commencé à construire il y a longtemps, à des endroits très différents.

Dans le film, Bruno Dumont et vous-même prenez tous les deux la camera, à tour de rôle, pour filmer l’autre, ce qui vous entoure. Or vous êtes l’unique réalisatrice créditée. Le fait de vous laisser assurer seule la responsabilité de la composition finale du film, était-ce une décision préalable entre vous, ou bien est-ce que cela s’est imposé après coup ?
Non, elle a surgi au moment de filmer, et elle est devenue évidente pour nous deux à un moment donné, en cours de tournage, et après coup.

Le film qui sort sur les écrans le 27 juin correspond-il à l’idée que vous en aviez initialement ?
Le projet initial, c’était  le voyage en Sibérie, le Transsibérien, Bruno et moi, et les deux petites caméras. J'avais tenté d´écrire de petites choses au début, mais finalement nous nous rendions compte que ce qui se passait dans la réalité du moment était plus intéressant, en partie grâce à l´utilisation de la caméra numérique, dont je pense que l'importance a été centrale. Il y avait quelque chose qui était plus fort et plus fictionnel dans la réalité expérimentée que tout ce que j'avais pu imaginer de manière très lointaine à Paris.

L'idée préalable était-elle de vous situer dans le champ du documentaire ou dans celui de la fiction (voire de "l’autofiction") ?
Ni fiction, ni documentaire, l’idée initiale c´était de faire un film, tout simplement. Au début j'avais des envies de fiction, qui rejoignaient symboliquement des histoires de vampires, à cause du mythique Transsibérien. Je crois qu´il y a deux écritures dans ce film: d´un coté, une écriture que l'on peut taxer de documentaire si on a envie de la nommer, et qui désigne la décision de filmer des situations et des dialogues qui arrivent à un moment donné (l'œil choisit de se poser sur un évènement plutôt qu'un autre) ; et de l'autre côté, l'écriture au montage, ce que je crée et que je réinvente et qui rapproche le film d'une fiction, qui le fait donc s'éloigner du documentaire, format qui ne m'intéressait pas pour ce film.

Avez-vous rencontré des difficultés et/ou des gratifications particulières en tournant en numérique ?
J'ai eu plutôt du plaisir. Toutes les "contraintes" a priori de la caméra numérique sont devenues des atouts : son utilisation est ergonomique et économique, mais ce qui m’intéresse c’est aussi son aspect esthétique, le grain de l´image. Ce film n'aurait pas pu être fait avec un autre type de caméra. Ces petites cameras s'oublient très facilement, et même si la caméra instaure évidemment des situations et des dialogues particuliers, le fait que l'on puisse se promener partout avec, de manière presque invisible, rend la découverte de la géographie des sentiments plus forte encore.

Un des principaux axes du film traite du rapport entre l'art et la vie. Peut-on dire qu’il s´agissait de mettre un couple à l'épreuve du cinéma ?
Pour répondre très simplement, j'ai l´impression que concernant ce film et cette histoire précise, le film a "pris le dessus". C'est à dire qu'à un moment donné on a préféré l'art à notre histoire et que notre histoire a nourri le film, et je trouve cela plutôt bouleversant (même si cela amène une certaine mélancolie et une grande nostalgie) car s'il était possible de faire un film à chacune de nos ruptures amoureuses... En même temps cela pose des questions plus métaphysiques sur l'amour, c'est à dire : est-ce qu'en étant à ce croisement de l´art et de la vie on peut vivre une histoire d'amour "normale" ?  Enfin, "normale" cela ne veut rien dire, mais en tout cas une histoire qui puisse exister totalement... ?

Filmer son propre couple, prendre comme matériau ses propres sentiments, est sans doute un projet dangereux. Roland Barthes disait qu'il cherchait à "donner l'intime, pas le privé". Comment avez-vous tracé la frontière et à quelle niveau ?
Au montage. Même si je pense qu'au tournage il en était déjà question, sur des choses que l'on a délibérément choisi de ne pas tourner. Cela s'est fait en deux fois : il y a eu une première sélection dans l'écriture au tournage, et la deuxième sélection s'est faite au montage. Dans ce type d'histoire, de film, on peut très vite tomber dans un déversement de soi-même, dans une sorte de complaisance, et je n'avais pas du tout envie de cela. Ce qui m'intéressait au contraire, c'était une certaine tenue. Une sorte de fil tendu. Une certaine pudeur, finalement.

Le dossier de presse mentionne qu'il y avait beaucoup de matériau (24 heures de rushes). Est-ce que cela a été difficile de choisir à l’intérieur ?
Ça a été surtout très long. J'ai monté toute seule pendant longtemps parce que j'avais besoin de travailler la matière, et en même temps j'avais besoin de prendre une certaine distance, de sortir de moi, de mon histoire. Cela a été douloureux, mais une fois que j'ai trouvé une sorte de fil conducteur, j'ai fait intervenir une monteuse, et là on a travaillé plusieurs mois ensemble. Selon les choix qu'on effectuerait, les 24 heures de rushes pouvaient orienter le film final dans des directions très différentes, parce qu'il y avait à la fois une matière très fragile et en même temps très dense. J´ai finalement voulu me concentrer sur l'histoire d´amour, sur le voyage, tout en sachant qu'il y aurait pu y avoir d'autres angles d'approche possibles de ce matériau filmique.

Au-delà du rapport de couple, il y a deux éléments qui sont importants dans la construction du film, la région traversée – la Sibérie – et le moyen de transport – le train. Comment les avez-vous "accordés" avec le thème principal, c'est-à-dire avec l'histoire du couple ?
C'est un facteur important, puisque c'est le voyage lui-même qui a décidé du film, ou presque. Cette région est une étendue sans limites, immense, parfois désertique mais aussi traversée par des forêts, de petits villages, et ce qui me plaisait c'était la solitude à l'intérieur de cette immensité, d'où l'importance du train : le fait de se retrouver à deux en huis-clos total, sans aucune ouverture sur l'extérieur à part ce que l'on voit : le travelling sur les paysages à travers la fenêtre du compartiment, et les femmes Russes qui traversent le train et dont on ne connait pas la langue. Sans vouloir faire de rapprochements trop simplistes, il y avait bien quelque chose de l´ordre de la géographie des sentiments, entre cette étendue et les moments de tendresse, de tension, de trouble, voire de  rugosité entre les deux personnages.

Aux trois quarts du film les rapports de force changent, la présence de la musique devient plus insistante…
La musique devient en effet plus présente qu'avant. Elle prend une autre place. C'est amusant parce que j'avais l'impression que la dernière partie était beaucoup plus silencieuse, alors qu'elle est aussi plus musicale.

Quelle était votre méthode, en termes de scénario et d’écriture dramatique ?
Pendant longtemps j'ai hésité entre deux possibilités : une dans laquelle on voyait clairement s'étioler l'histoire des deux personnages, une histoire de clôture ; et une autre histoire, qui en fin de compte s´est imposée, et qui concerne l´envie de donner au spectateur, à la fois, quelque chose de plus violent et qui soit en rupture avec ce que l'on a vu précédemment. Quelque chose de plus contemplatif aussi, pour que l'on puisse imaginer qu'il y a une ouverture possible quelque part. C'est un peu comme dans la réalité, où souvent, lors d'une séparation l’un des deux protagonistes continue sa vie ; j'avais aussi envie d'aborder cet aspect. Ce n'est pas parce qu'il souffre moins mais c'est sa manière à lui d'oublier... Comme la relation entre les deux ne fonctionne plus, c'était important de créer cette dynamique où la forme, d’une certaine manière, réfléchit le fond.

Votre implication dans le film est totale.
Oui, c'est important pour moi de me sentir totalement en immersion, quel que soit le projet auquel je participe, qu'il soit le fruit d'une collaboration ou qu'il soit plus solitaire. Je m'implique toujours de manière très personnelle. Et le rapport à l'intime est visible dans plusieurs de mes démarches et de mes collaborations, sous plusieurs formes: depuis mon travail avec Nan Goldin jusqu'à mon travail musical sur les poèmes d'Hölderlin, dont je "tords" la langue...

On retrouve cette implication personnelle dans un film comme Dans Paris (Christophe Honoré, 2004), dans lequel vous jouez...
Oui, un film qui s'est fait presque à l´envers, c'est à dire, je me rappelle avoir reçu le scénario très en amont du tournage - parce que Christophe Honoré avait écrit le rôle d'Anna pour moi. C'était l'histoire d'une séparation, or je me suis séparée de mon compagnon de l'époque quelques mois après avoir lu le scénario et quelques mois avant le tournage, j'étais donc encore sous le choc de la séparation lorsqu'on a tourné. C´est bizarre parce qu'on aurait pu croire que c'est ma séparation qui avait inspiré mon personnage dans le film alors que c'était presque le scénario que j'avais reçu qui avait contribué à ma séparation. Je me suis dit: si on aime vraiment un personnage et un scénario il y a aussi des choses qui arrivent en soi sans qu'on puisse les nommer ni les commander.

Allez-vous prendre à nouveau la caméra dans un avenir proche ?
Oui, je suis en train de faire un autre film. Je ne joue pas dedans, pour le moment, en tout cas. C'est tourné en Super 8 et c'est une histoire que j'ai écrite, et qui est aussi liée à un endroit lointain dans lequel je passe beaucoup de mon temps. C'est une fiction qui fait intervenir une part de documentaire, très différemment que pour Sibérie puisqu'il y a un personnage complètement inventé, mais ce sont les lieux et la façon de filmer qui relèvent d’une insistante "dimension documentaire".