Tour du monde de l’enseignement et de la recherche universitaires en littérature française du XXe siècle.

Comme le rappelle en introduction Dominique Viart, éditeur de La Littérature française du XXe siècle lue de l’étranger, le contexte mondial semble peu favorable à l’épanouissement international de la culture et de la littérature françaises. D’aucuns l’estiment même morte, à l’instar de Donald Morrisson qui en 2007 publiait dans le Time Magazine un article intitulé “The Death of French Culture”, prélude à l’ouvrage paru en France sous le titre Que reste-t-il de la culture française ?   , postfacé par Antoine Compagnon.

En France également, la culture semble en danger. Depuis la publication de cet ouvrage collectif en novembre 2011, l’augmentation du taux de la TVA menace d’affaiblir la diffusion du livre. Dominique Viart souligne, pour sa part, la politique culturelle du goulot d’étranglement mise en place par la loi du 27 juillet 2010 créant l’Institut français. Le bref rappel historique qu’il dresse est éloquent : “En 2005-2006, les services de l’Association française d’action artistique (AFAA), chargée de diffuser la culture française à l’étranger, et ceux de l’Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF) qui assurait la promotion du livre français dans le monde, ont fusionné pour créer CulturesFrance, agence placée sous la tutelle conjointe du ministère de la Culture et de la Communication et du ministère des Affaires étrangères. Après avoir en 2009 pris également en charge le soutien au cinéma ainsi que d’autres secteurs auparavant gérés par la Direction de la politique culturelle du ministère des Affaires étrangères, cette agence devient en 2010 un établissement public à caractère industriel et commercial sous le nom d’Institut français   .”

Ces quelques faits, témoins d’un certain désengagement de l’État, ont de quoi tempérer la dithyrambique préface de Xavier Darcos, président de l’Institut français (coéditeur de l’opus avec les Presses universitaires du Septentrion), qui en expose de manière néanmoins alerte et stimulante les missions de traduction, de diffusion et de valorisation de la littérature française et francophone à l’étranger.

Faut-il entériner le lieu commun persistant qui consacre la perte de l’aura internationale de la littérature et de la langue françaises ? La Société d’étude de la littérature française du XXe siècle (SELF XXe) mène l’enquête en privilégiant deux angles d’approche : la littérature française des XXe et XXIe siècles ; les études françaises dans les universités étrangères. Il s’agit, plus que de s’attacher au marché du livre proprement dit (exportations, cessions de droits d’auteurs, traductions, etc.), de dresser le bilan de la recherche universitaire consacrée, à l’étranger, à la littérature française des XXe et XXIe siècles, et d’ouvrir ainsi un second volet de recherche, après La Traversée des thèses. Bilan de la recherche doctorale en littérature française   et avant une dernière enquête spécifiquement consacrée aux études francophones.

Ce panorama de la recherche internationale, qui recense avec précision les revues universitaires et les équipes de recherche, est présenté en cinq volets. Les trois premiers retiennent un critère linguistique : l’“approche romanistique” de la littérature française du XXe siècle prend pour exemples l’Allemagne, la Flandres, la Scandinavie et les Pays-Bas ; son approche par les universités francophones s’arrête sur les cas de la Belgique, du Québec et du Liban ; celle des universités anglophones sur ceux de la Grande-Bretagne, des États-Unis, du Canada anglais et de l’Australie. Les quatrième et cinquième volets privilégient les critères historiques (Italie, République tchèque et Israël) puis géographiques (Japon, Chine et Russie). Chaque étude aborde ainsi la place culturelle de la littérature française dans le pays considéré, la structure de l’enseignement des langue et littérature françaises, les auteurs et les thèmes privilégiés, les méthodologies utilisées. Si l’enquête n’est pas exhaustive, elle permet, en dépit des particularités locales, de mettre en lumière plusieurs faits.

Tout d’abord l’importance du contexte historico-politico-culturel de chaque pays, qui en façonnant ses relations avec la France, détermine également le système d’intellection de la littérature française et les choix en matière d’enseignement et de recherche. Comme le souligne Barbara Havercroft, “le fait francophone et le statut particulier de la langue française au Canada […] ont une incidence cruciale sur les universités en tant qu’institutions et sur les études et les recherches dans le domaine de la littérature française qui s’y effectuent   ”.

Ce qui est valable pour le Canada l’est aussi pour les autres pays. L’Australie, par exemple, voit sa politique étrangère s’infléchir vers les pays asiatiques, d’où une forte incitation à apprendre, au détriment du français, des langues telles que le coréen ou le japonais. Cette orientation politique influe sur les crédits alloués aux projets de recherche, sur la politique d’acquisition des bibliothèques universitaires, comme sur le nombre d’enseignants chercheurs titulaires en langue et littérature françaises.

L’histoire nationale modèle indéniablement la réception et la diffusion de la littérature française. La Flandres, bilingue français-néerlandais, devenue unilingue après la Seconde Guerre mondiale oriente plus volontiers sa recherche universitaire vers les théories anglo-saxonnes, la “langue de l’ancienne domination sociale” ne jouissant pas d’un “a priori favorable   ”. La situation est différente au Liban : Charif Majdalani brosse l’historique de la fondation des départements d’études françaises dans les universités libanaises de la création, par Gabriel Bounoure en 1945, de l’École supérieure des Lettres de Beyrouth, institution en lien avec l’université Lyon-2, à celui de la faculté des lettres de l’université Saint-Joseph à Beyrouth en 1977   . Enfin, la Chine et la Russie ont abordé la littérature française par le biais des aléas idéologiques et de la planification généralisée de sa diffusion.

Cependant, si la littérature française paraît généralement moins plébiscitée que par le passé (exception faite de la Chine), ce n’est pas en raison d’une tenace francophobie ou de la fin d’un âge d’or de la haute littérature qui aurait fait entrer la France en récession littéraire. On n’écrit pas moins bien : l’augmentation de la recherche sur la littérature du XXe siècle, de même que l’intérêt pour l’extrême contemporain littéraire le prouvent, même s’il ne faut pas négliger la puissance des coups éditoriaux. La causalité n’est pas interne, mais externe. Elle est même double : culturelle d’une part, politique de l’autre.

Selon Petr Kyloušek, la littérature française a la particularité d’être autant élitiste que populaire   . Or sur ce dernier versant, elle a perdu son assise dans la classe moyenne, la culture de masse étant dominée par l’anglais. Par ailleurs, le remaniement des études universitaires a très certainement mis en difficulté l’enseignement de la littérature. En Europe, les accords de Bologne, en harmonisant les formations, ont estompé la présence des langues anciennes à l’université et fait imploser les études romanes   . De même, au niveau mondial, les structures universitaires ont évolué. La principale conséquence est la pluridisciplinarité au sein des départements d’études littéraires qui associent des chercheurs spécialistes de différentes périodes, de différentes langues et littératures. Il n’est en outre pas rare que ces départements dispensent un enseignement lié à un autre art, tel le cinéma, ou à d’autres disciplines, telles l’histoire ou la philosophie. Enfin, l’enseignement des littératures étrangères se fait parallèlement à l’apprentissage de la langue, si bien que l’étudiant, à moins de bénéficier d’un support littéraire pour cet apprentissage (c’est le cas en Chine ou en Russie   ), n’a qu’une approche très succincte de la littérature proprement dite, a fortiori de la littérature française.

La contraction extrême des heures de littérature dans le cursus universitaire s’accompagne en amont d’une réduction des programmes de littérature française dans l’enseignement secondaire. Comme le souligne Pierre Schoentjes : “Aujourd’hui les programmes de français dans l’enseignement secondaire font l’impasse sur la littérature. Les universités, qui ont pour tâche également de préparer les enseignants de demain, investissent dans le FLE [Français langue étrangère] une part des postes naguère réservés à la littérature. La recherche en littérature française se trouve donc fragilisée simultanément par l’importance grandissante dans le cursus d’autres littératures romanes, et par l’utilité de plus en plus réduite qu’on lui reconnaît dans la formation des futurs enseignants de français   .”

Ces inquiétudes internationales, concernant aussi bien l’étiolement du texte littéraire comme support d’apprentissage de la langue que la réduction de la part de la littérature dans l’enseignement secondaire et universitaire, font écho aux préoccupations hexagonales : comment recruter, dans un contexte de diminution des heures réservées à l’enseignement littéraire dans le secondaire français, des étudiants dans les filières littéraires universitaires ?

Ces bouleversements des structures éducatives ne sont pas sans conséquences sur l’univers de la recherche, tant dans ses sujets que dans ses méthodes, comme en témoigne, par exemple, un colloque organisé en octobre 2011 à l’université de Reims Champagne-Ardenne par Vincent Jouve : “Quelles nouvelles approches pour le texte littéraire ?” La reconfiguration des études universitaires fait que “chaque professeur évite de se borner à l’enseignement et à la recherche sur une seule période ou sur un seul écrivain   ”, selon Gianfranco Rubino. Ce constat est celui de la plupart des intervenants, qui font du généralisme et du comparatisme les deux voies principales de la recherche en littérature française à l’étranger, qu’ils soient des postures traditionnelles, comme c’est le cas pour la romanistique ; parti pris de décloisonnement (Québec), théorisé sous l’appellation de “transférence   ” aux Pays-Bas, ou vécus davantage comme une contrainte (en Australie ou en Italie).

En mettant la transdisciplinarité à l’honneur, ces remaniements éducatifs invitent au travail en équipe et conduisent les études françaises à réorienter leurs sujets de recherche. Si le théâtre et la poésie, pour les genres, et le second quart du XXe siècle, pour la période, semblent délaissés, les principaux thèmes de recherche actuels sont l’identité (l’autobiographie, les genres liés à l’intime), l’interculturalité (la littérature francophone), l’intermédialité (la relation texte/image, mais aussi les “nouveaux espaces textuels”), l’écriture de la mémoire (de l’holocauste nazi, de l’Occupation…), l’écriture féminine (Duras, Yourcenar, Simone de Beauvoir) et la pensée (un auteur comme Bataille, par exemple, intéresse moins pour son œuvre romanesque que pour “la nature de ses rapports aux nœuds épistémiques fondamentaux de la culture occidentale   ”). Tout se passe en réalité comme si le texte littéraire ne se suffisait plus à lui-même et qu’il était nécessaire, pour s’en approcher, de le mettre en contexte : “C’est le signe, nous dit Dominique Viart dans son introduction, que la littérature apparaît moins aux chercheurs d’aujourd’hui comme le lieu d’expression de l’imagination ou de la rêverie que comme celui de la pensée du monde – option partagée du reste par nombre d’écrivains contemporains   .”

En conséquence, on ne peut que noter un certain rétrécissement des études littéraires dévolues à l’herméneutique du texte, et voir se configurer de nouveaux positionnements méthodologiques et critiques. On assiste en effet à une “crise des discours théoriques et méta-littéraires   ” élaborés dans les années 1960 et 1970 : l’époque du formalisme, du structuralisme, voire de la french theory et du “déconstructionnisme”, semble révolue. Elle cède le pas à une approche sociologique et historique du texte littéraire, fortement inspirée des cultural studies anglo-saxonnes.

Cette pluridisciplinarité théorique au service du texte littéraire a deux conséquences. D’une part, elle le transforme en document, le traitant plus volontiers comme un fait de pensée que comme un fait poétique, estompant par là-même sa littérarité. Elle rejette d’autre part le principe d’autotélisme de la littérature, cette intransitivité qui forclôt le monde, et que les jeunes chercheurs américains, selon Gerald Prince, assimilent à “une focalisation […] réductrice, appauvrissante et réactionnaire, sur les problèmes de littérarité, d’esthétique, de forme, de style   ”.
Faut-il se réjouir de cette mondialisation de la recherche et des échanges universitaires qui, en globalisant les théories, risquent d’effacer le fait littéraire ? La littérarité est-elle une notion véritablement obsolète ? Le panorama présenté dans cet ouvrage collectif a le mérite de soulever ces questions, tout en permettant aux spécialistes de la littérature des XXe et XXIe siècles de prendre la mesure d’une idée simple : il n’y a pas qu’en France que la littérature française est bien étudiée.