Dans "La France en réseaux (1960-1980)", l'historienne Valérie Schafer dresse un tableau très complet, en ne gommant aucune aspérité, des premiers pas de la convergence des télécommunications et de l'informatique dans notre pays. 

Issu d'un travail de recherche, une thèse d'histoire, cette France en réseaux que nous donne à lire aujourd'hui Valérie Schafer aborde un sujet particulièrement original et pionnier. Si l'historiographie des télécommunications et de l'informatique s'est enrichie de travaux de qualité ces dernières années, peu de chercheurs en revanche s'étaient penchés sur les difficiles prolégomènes de ce qui allait devenir, à l'orée des années 1970, la convergence entre ces deux champs techniques majeurs du second vingtième siècle. C'est donc sur une séquence chronologique large qui, globalement, file de la fin des années 1950 au mitan des années 1980 que l'auteure a choisi de faire porter ses analyses. 

Or, Valérie Schafer ne s'est pas contentée de retracer une genèse. Nourri d'une longue plongée dans des archives souvent inédites et difficiles d'accès ainsi que d'un vaste travail d'histoire orale, son livre porte non seulement sur les processus d'innovation, y compris les plus techniques (et les plus rugueux !) mais également sur des débats qui excèdent - et de loin - le strict champ des technologies. En prenant le pari risqué de saisir et de pénétrer, au plus profond, dans l'agencement de deux projets de recherche - Transpac d'un côté et le réseau Cyclades de l'autre - Valérie Schafer met à plat, puis déplie un dispositif complexe, éclairant d'une lumière nouvelle des choix de politique industrielle majeurs pour notre pays. Ainsi, en décryptant les montages technico-administratifs, en scrutant les tensions entre acteurs, en traquant les contradictions, en analysant les conflits ou les arbitrages, elle nous permet une meilleure compréhension de la naissance de la téléinformatique en France.

A travers cette plongée dans les années 1960-1970, c'est bien la question essentielle du choix national d'un réseau de transmission de données qui est au cœur de l'étude, dans un contexte de mutations considérables qui vit à la fois le triomphe d'un certain étatisme - comme l'avait si bien noté Elie Cohen   - et, de l'autre côté de l'Atlantique, les prémices d'une vague libérale ou néolibérale qui allait balayer tout, ou presque, sur son passage au cours des 30 ou 35 dernières années… Avec les conséquences que l'on sait !

Or, ce que nous montre Valérie Schafer c'est que les choix techniques ne sont pas seulement… techniques. En se penchant sur le cheminement de ces projets, elle met en lumière les contradictions entre les recherches menées par l'IRIA (Institut de recherche en informatique et en automatique qui devint plus tard l'Inria) qui s'appuyaient sur des initiatives venues du monde de la recherche, proches du réseau Arpanet ("ancêtre" de l'Internet), sur une informatique prônant une architecture ouverte, et celles déployées par la Direction Générale des Télécommunications et son centre de recherches, le C.N.E.T. (Centre National d'Études des Télécommunications) qui s'adossaient à un réseau national sécurisé. Ces divergences techniques, nous dit-elle, répondent à des différences culturelles profondes, des systèmes de représentation peu compatibles. D'un côté, une communauté aux contours flous, celle des informaticiens et de l'autre la Direction Générale des Télécommunications dont Marie Carpenter   - dans un livre récent - a retracé l'histoire dans une séquence chronologique assez proche de celle étudiée par Valérie Schafer.

Au-delà des "métiers", les désaccords entre hommes de l'informatique et hommes des télécoms sont profonds. Ils ne touchent pas uniquement à des approches techniques distinctes. S'ils s'expriment souvent en termes de normes, de choix de processus… ils recouvrent, de fait, des univers et des cultures profondément dissemblables. Ce qui fait tension entre ces groupes, est lié – et c'est un apport essentiel de cette France en réseaux de Valérie Schafer – non seulement à des sensibilités techniques mais, plus profondément, à des positions et des statuts fondamentalement différents. En effet ces contrastes vont bien au-delà d'une simple concurrence ou de "conflits frontaliers". On voit à l'œuvre, dans ce livre, l'opposition entre d'un côté des chercheurs et de l'autre des ingénieurs dans une structure hiérarchisée comme peut (et doit l'être) une administration en situation de monopole, chargée de déployer le réseau téléphonique dans le pays. Il y a chez les hommes des télécoms une certaine homogénéité (du moins chez les "décideurs") ce qui se traduit notamment par un "corps" (des X-Télécoms); ce que l'on ne retrouve pas chez les informaticiens. Leur "milieu" est beaucoup plus hétérogène. Il n'est que peu structuré. Il est composé de techniciens qui ne sont généralement pas des ingénieurs issus des grands corps, mais des mathématiciens, des chercheurs, voire, pour certains, des Géo Trouvetout "bidouilleurs" …

C'est, en grande partie, en s'appuyant sur ces tensions que Valérie Schafer a su démêler l'écheveau souvent complexe et obscur qui conduisit les pouvoirs publics à favoriser le réseau Transpac au détriment du réseau Cyclades. En resituant la question de l'émergence d'une téléinformatique française dans un environnement historique qui fut tout à la fois marqué par la fin du marasme téléphonique (10 millions d'abonnés en 1978), le succès du rapport Nora-Minc sur l'Informatisation de la société française   , les tout débuts de la télématique et du vidéotex, tout comme la puissance, alors considérable, de la DGT (Direction Générale des Télécommunications), Valérie Schafer apporte une importante contribution à l'histoire de l'innovation. Évacuant, à juste titre, la question un peu vaine de savoir si, avec Cyclades, "Internet aurait pu être français" notre historienne ne cède pas à une approche téléologique. En comparant les projets, en les passant au crible d'une analyse exigeante, ce livre pose la question centrale de l'environnement d'une innovation. De ce qui, non seulement, la rend possible mais de ce qui va lui permettre de se développer.

Ainsi Valérie Schafer se situe à l'intersection de plusieurs approches historiographiques. Elle amorce un débat entre une histoire (parfois aride) des techniques, une histoire culturelle - mettant l'accent sur les représentations collectives de groupes d'acteurs - et une histoire politique du temps présent