La candidature de Ségolène Royal en 2007 aurait pu être l’indice d’un changement latent dans la société française : il n’en a rien été. La révolution n’a pas abouti car elle n’a jamais été réelle. La crise a emporté avec elle tous les sujets de société, ces préoccupations secondaires au rang desquelles la parité en politique se hisse péniblement. Dimanche 22 avril, les électeurs avaient le choix entre sept candidats et trois candidates : une par filiation dont les médias et les commentateurs politiques raillent régulièrement l’incompétence politique ; une dont la rigidité et l’accent ont été moqués pendant près d’un an ; une dernière enfin qui n’a éveillé que d’ineptes comparaisons physiques avec Arlette Laguiller qu’elle a remplacée dans l’indifférence générale. Dans un mois, les partis les plus courageux et les moins aisés financièrement présenteront aux législatives des femmes "faire-valoir", et en septembre l’Assemblée nationale se remplira de ses députés en pantalons, dignes représentants du représentant idéal : blanc, bien né, aisé. Et de sexe masculin.

Le monde politique français ne s’est jamais montré particulièrement accueillant à l’égard des femmes. Le droit de vote féminin n’est intervenu qu’en 1944, relativement tardivement en comparaison avec d’autres démocraties occidentales comme la Grande-Bretagne (1918) ou l’Allemagne (1919). Actuellement, la France est classée 62e sur 134 pays en termes d’égalité des sexes dans les assemblées législatives   , le nombre de députées n’ayant jamais dépassé les 20%. Ce mauvais score est d’autant plus étonnant que la France est le seul pays à avoir intégré dans sa constitution l’obligation de parité en politique en 1999. Malgré une augmentation progressive du nombre de députées, cette loi n’efface pas les réticences du monde politique, la presque totalité des partis politiques préférant se voir retirer des financements publics plutôt que de respecter les règles paritaires. Les femmes élues demeurent dans des positions hiérarchiques inférieures : il n’y a par exemple que 7,7% de présidentes de conseils régionaux (alors qu’elles représentent un peu moins de la moitié des effectifs globaux), ou encore seulement 13,8% de maires femmes   . De plus, lorsqu’elles obtiennent des postes décisionnels, c’est la plupart du temps dans des domaines traditionnellement assimilés aux compétences féminines, comme la santé, l’enfance, ou encore l’éducation   . Cette situation souligne la permanence d’une division sexuée des rôles dans le monde politique et les difficultés d’émergence de l’idée d’une femme politique qui serait aussi compétente et polyvalente que ses pairs masculins. Certaines femmes politiques actuelles ont d’ailleurs joué le jeu de cette division sexuée dans leur entrée en politique, en mettant en avant leur expérience de mères comme garantie de leurs capacités, ou leur statut de femme comme expérience politique. Tentative probablement vertueuse de se faire accepter par des capacités singulières dans un monde qui s’est très longtemps passé d’elles, cette stratégie n’a pas moins participé à leur essentialisation, renforçant l’idée d’une différence de capacités et de nature entre hommes et femmes.

Internet est en ce sens un terrain d’études intéressant : lieu de liberté et d’audace, il pourrait aplanir les inégalités sociales, permettre aux "opprimés" de s’exprimer au même titre que les "oppresseurs". Mais il représente également un microcosme intact des ragots politiques et à peine biaisé des préjugés des Français. Le test est simple : tapez le nom d’une femme politique sur un moteur de recherche et regardez les mots liés que ce dernier vous propose. Le résultat est sans appel. Une recherche plus poussée sur les mots clés associés et les recherches les plus courantes dont font l’objet les femmes politiques depuis 2004 confirme notre première impression. Quand la toile s’intéresse aux supposés réseaux de pouvoir dans lesquels frayeraient les hommes politiques, elle ne se penche que sur la vie privée, le physique ou les "bourdes" de leurs homologues féminins. Ainsi, avant de se voir proposer leur biographie ou même de tomber sur les habituels "juifs", "francs-maçons" et autres "fortunes", l’internaute effectuant une recherche sur une femme politique découvre avec étonnement les mots "nue", "compagnon", "jambes" ou "bikini".

Dis-moi qui est ton mari, je te dirai qui tu es

Les femmes en politique sont sans cesse ramenées à leur situation conjugale, comme si l’image d’une femme publique cachait nécessairement une autre image privée autrement plus intéressante que celle des hommes. Les recherches des internautes traduisent un sentiment d’étonnement devant une situation qui n’est pas "naturelle". La femme ne peut exister comme individu politiquement autonome car elle a du mal à subsister comme individu socialement affranchi. Inlassablement, on ramène la femme publique au domestique en cherchant à savoir qui est l’homme qui se cache derrière. En associant avant tout Martine Aubry à Jean-Louis Brochen, Ségolène Royal à François Hollande, Aurélie Filippetti à Thomas Piketty ou encore Nathalie Kosciusko-Morizet à Jean-Pierre Philippe, ou en cherchant systématiquement le nom du mari supposé.

Inlassablement, on éprouve le besoin de savoir à qui elle a dévoué sa vie, ou plutôt qui elle a abandonné en s’adonnant à ses activités publiques. Si tant est que leur compagnon soit influent dans le milieu, le soupçon d’incompétence ou de népotisme n’est plus loin : Martine Aubry en fait les frais avec son mari supposé islamiste Jean-Louis Brochen, qui pour avoir défendu des lycéennes exclues pour port de voile, a durablement entaché la réputation de la maire de Lille. Que dire encore des positions économiques de Thomas Piketty dont Aurélie Filippetti n’a pas le droit de s’éloigner, ou de la candidature de Ségolène Royal moquée au regard des ambitions de son compagnon d’alors ? Il est intéressant de constater que les hommes politiques ne souffrent pas le même traitement : dès lors que leur compagne n’est pas une femme publique, son nom ne paraît pas dans les mots associés, et "compagne" n’est jamais dans les mots les plus recherchés.

A cet égard, la volonté de Rachida Dati de garder le nom du père de Zohra secret est apparue comme une anomalie qui a déchaîné le web. Les ragots se succèdent et le mot "père", inamovible depuis 2009, voisine désormais avec le nom de "Vincent Lindon", digne héritier des rumeurs qui avaient propulsé "Bernard Laporte" en haut du pavé médiatique. Le rapport à la maternité est encore difficile à gérer dans la sphère publique. Dans le cas de Rachida Dati, le tableau était incomplet : on connaît la mère, on connaît la fille, on devrait connaître  "l’homme" (plus encore que le "père"). La mère nourricière et la femme politique semblent inconciliables : soit la femme tait la mère et supporte les interrogations et les jugements ; soit la femme s’affirme mère et ramène péniblement sur la place publique les présupposés essentialistes.

Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la lesbienne ?

Les attributs féminins sont systématiquement épiés, guettés, commentés, à commencer par le physique. Roselyne Bachelot-Narquin perd du poids ? Les mots les plus recherchés sur la toile sont : "régime", "mince", "maigri" ou encore l’étonnant "robe transparente". François Hollande fait un régime ? La toile ne cherche pas à le voir en "short transparent". Les recherches sur le physique apparaissent bien en amont des recherches biographiques et politiques. Soit la femme a un physique acceptable par l’opinion qui cherchera alors à la voir "nue" ou en "bikini" et s’intéressera à son look (on se souvient des récentes chaussures rouges de Rachida Dati et notera avec attention le "talons" pour NKM… ) ; soit elle sort des standards de beauté et de jeunesse et est alors soupçonnée d’homosexualité. Une orientation sexuelle qui expliquerait d’ailleurs son attrait pour le pouvoir. On comprend alors le désarroi des députées qui se font siffler quand elles se mettent en jupe et railler quand elles se mettent en pantalon. On comprend la lassitude de Michèle Alliot-Marie dont les tenues ont été abondamment commentées lorsqu’elle était ministre de la Défense en 2002. Christine Lagarde, propulsée récemment au FMI et qui jouit d’une réputation de femme compétente, dont la vie privée n’a jamais déteint sur la carrière, n’est pas non plus à l’abri de la curiosité : la lettre "l" appelle immédiatement "libido" et "lesbienne". Comme si une femme de pouvoir cachait nécessairement quelque chose de sa vie intime. Ces questionnements ne concernent jamais les hommes politiques : la sexualité de Claude Guéant ou de Michel Rocard n’intéresse pas les Français. Seuls Benoit Hamon et Laurent Wauquiez subissent des appels de photos "nues" qui s’accompagnent également de doutes sur leur sexualité. Mais ici encore, les sous-entendus ne sont pas les mêmes : la blogosphère d’extrême droite colporte l’idée qu’"être gay", c’est bénéficier d’un réseau de pouvoir et de connaissances, quand "être lesbienne", c’est sortir du rôle socialement prescrit aux femmes. A ce titre, le "gay" s’apparente au "juif" ou au "franc-maçon" que les moteurs de recherche nous proposent après chaque nom d’homme politique.

Rien ne vous sera pardonné

La toile ne pardonne rien nous dit-on. Non, mais elle est plus laxiste à l’endroit des puissants que des puissantes. Quand Rachida Dati dit "fellation" au lieu d’ "inflation", Internet se gausse, le détourne, en abreuve allègrement les médias, et le garde en mémoire ("lapsus" est un des mots les plus souvent associés à Rachida Dati). Quand Brice Hortefeux, alors ministre de l’Intérieur, parle d’"empreintes génitales" au lieu d’empreintes digitales, Internet se gausse, le détourne, en abreuve allègrement les médias et oublie. On retrouve ainsi le "métro" de Nathalie Kosciusko-Morizet, le "malaise" d’Aurélie Filippetti qui a tout de suite éveillé des soupçons de grossesse, ou pire encore, les "larmes" de Ségolène Royal.

Quand l’homme dérape, il fait des choses "d'hommes". Il manigance, il négocie, il abuse de son pouvoir, il fait du réseau. Quand il se trompe, il a été mal conseillé, il est fatigué, l’erreur est humaine. Quand la femme dérape, c’est sa nature qui prend le dessus. La femme ne manigance pas, ne négocie pas, n’abuse de son pouvoir que physique et fait du réseau de la même façon. Et quand Martine Aubry est accusée de manigances à Lille, c’est uniquement parce que son mari est derrière. La toile regorge de sites d’extrême droite prompts à dénoncer de faux complots, de fausses atteintes à la laïcité et l’incompétence latente de notre personnel politique. Mais au-delà d’Internet, personne ne colporte les "accusations" de judaïsme et de franc-maçonnerie à l’égard des hommes politiques. Ce sont des ragots. Quand les mêmes sites accusent une femme d’être une islamiste à la botte d’un mari salafiste, la toile entretient la rumeur et force la société à se forger une idée sur la question.

La politique en France est un milieu historiquement masculin, et ces différentes données montrent que les femmes qui y évoluent ne sont pas perçues comme des politiciens ordinaires. Qu’elles utilisent le registre de la maternité pour valoriser leurs compétences ou non, qu’elles montrent leurs émotions, ou au contraire demeurent impassibles, qu’elles s’habillent selon des codes féminins ou masculins, leurs comportements sont avant tout analysés (et critiqués) en tant que comportements de femmes. Au-delà des difficultés d’application que rencontre la loi sur la parité, c’est bien l’idée d’une femme politique qui ne parvient pas à émerger selon des modalités égalitaires. Dans le monde politique français, ce qui est masculin va de soi, quand les comportements féminins semblent toujours nécessiter une analyse et une justification. Ainsi l’utilisation des registres masculin et féminin par les candidats à la présidence de la République en 2007 n’a pas été perçue de la même manière : "Les journalistes et commentateurs ont beaucoup reproché à Ségolène Royal de "faire la fille" tout en la renvoyant la plupart du temps à ce rôle, sans réserver un traitement symétrique à Nicolas Sarkozy : son hyper-virilisation est restée invisible pour la plupart des observateurs, qui n’ont pas vu là l’un des ressorts de la rupture vantée par le candidat."   Si les femmes politiques ont une identité de genre, leurs pairs masculins se contentent d’une identité professionnelle, que l’on salue leur compétence ou qu’on les soupçonne de malhonnêteté.

En France, on enseigne encore aujourd’hui que la date du suffrage universel est 1848. L’universel est un masculin qui échappe à l‘interrogation et qui n’accueille qu’avec soupçons les femmes en son sein. En l’absence d’interrogation de cette fausse neutralité de l’universalisme en politique, il n’est pas étonnant que les hommes politiques soient avant tout perçus comme des politiques quand les femmes politiques demeurent avant tout… des femmes

 

Cet article a été publié dans une version abrégée sous le titre Royal, Aubry, Dati : comment Internet maltraite les femmes politiques sur le Plus Nouvel Observateur.