Revisiter l'art cinématographique à l'aune de la notion d'improvisation : tel est l'enjeu de ce livre original et ambitieux.

L'enjeu est a priori de taille car, du cinéma, nous avons surtout l'image d'un art extrêmement "préparé" (écrit, répété, enregistré). La "lourdeur" du dispositif de tournage, l'exigence de "contrôle" (technique et formel) que véhicule implicitement la notion de "mise en scène", le caractère reproductible des oeuvres et l'aspect mécanique de la projection semblent l'éloigner d'emblée de la spontanéité, de la fragilité, du caractère vivant et imprévisible des improvisations scéniques (théâtrales ou musicales). C'est donc peu dire que poser le cinéma comme un art de l'improvisation ne va pas "de soi" au premier abord.

C'est pourtant le pari que tente - et réussit - Gilles Mouëllic dans Improviser le cinéma. Ce faisant, il ne se contente pas de "tirer" le cinéma vers une catégorie poétique qui lui était à première vue peu familière : par l'intermédiaire de la notion d'improvisation, il parvient à faire émerger, et à défendre, une véritable conception en actes de l'art cinématographique : un art qui ne serait plus un art de la "maîtrise" mais de l'"expérimentation", non plus de la "plénitude" mais du "débordement" ; un art dont les productions ne seraient plus conçues comme des oeuvres closes et achevées, mais plutôt comme des "esquisses", des "cheminements".

Précisons d'emblée qu'il n'est pas question ici d'une improvisation entendue au sens trop large d'un "accueil de la contingence" ou d'une "adaptation à l'imprévu" - auquel cas il y aurait, dans l'histoire du cinéma, bien peu de films qui pourraient prétendre lui être étrangers (tout tournage avec des acteurs de chair et de sang ou en extérieurs naturels étant notamment soumis à d'incompressibles aléas qui en modifient les plans de pré-production). Il n'est pas non plus question de dresser le panorama des solutions radicales de création que le cinéma dit "expérimental" a pu proposer depuis au moins un siècle - et que l'auteur place explicitement en dehors du champ de son étude. Il s'agit bien plutôt - au sein du cinéma de fiction dit "NRI" (narratif, représentatif, industriel) et avec quelques détours ponctuels par le documentaire - de se pencher sur les démarches de composition filmique au sein desquelles l'improvisation tient lieu de principe générateur de formes, de rythmes, d'énergies et de mouvements inédits :

"Les partis pris du cinéma improvisé que sont la continuité sur l'acteur, la mise en relation avec le désordre du monde et la confiance dans l'imprévu comme possible révélation de la vérité engendrent d'autres types d'oeuvres, d'autres formes de montage. Il ne s'agit pas (...) de s'inscrire contre une écriture classique, mais de privilégier de nouveaux procédés de création dans lesquels les priorités ont changé : la volonté de maîtrise et d'achèvement a laissé place au work in progress de l'improvisation collective, avec l'attention au présent, la disponibilité, la réactivité et la part d'inachevé que cela suppose." (p.43)

Il y a là, on l'aura compris, une proposition théorique originale et forte, qui convainc d'autant mieux que l'auteur l'expose avec une grande clarté et l'accompagne de nombreux cas d'étude passionnants et richement illustrés. De Jean Renoir à Rabah Ameur-Zaïmeche (le réalisateur des Chants de Mandrin actuellement en salles) en passant notamment par Jean Rouch, Jacques Rozier, Jacques Rivette, John Cassavetes ou Maurice Pialat, cette conception en actes du cinéma circonscrit, dans l'histoire de cet art, un cercle resserré et cohérent de créateurs. Ces derniers, souvent situés à la marge des courants "modernistes", ne se sont pas contentés de bousculer la "grammaire" traditionnelle du récit cinématographique, ou de contester l'autorité du "scénario écrit" dans la conception du film ; ils ont plus essentiellement, selon l'auteur, imposé une pratique du tournage comme "performance", c'est-à-dire comme mise en oeuvre continue d'une "invention collective dans l'instant", impliquant étroitement les comédiens et les opérateurs. En acceptant ainsi de partager une part très substantielle de leur "pouvoir" artistique, au profit de l'émergence de diverses puissances de surgissement échappant (plus ou moins) à leur contrôle, ces cinéastes ont, chacun à leur manière, haussé l'improvisation au rang de principe matriciel de la composition du film.

Ce faisant, ils n'ont pas pour autant abandonné leur rôle fondamental dans la conception d'ensemble du film (comme en témoigne par ailleurs l'extrême cohérence de leurs oeuvres respectifs). Contrairement à ce que pourrait éventuellement suggérer le sens commun, la notion d'improvisation ne s'oppose pas frontalement à celles d'"écriture" et de "préparation", et elle ne retire pas au cinéaste son importance dans le processus créatif, bien au contraire. Gilles Mouëllic montre qu'il est plutôt question, avec l'improvisation au cinéma, d'un autre type d'écriture et de préparation, c'est-à-dire de l'invention en amont, et pour chaque film, d'une "méthode" singulière de travail avec les comédiens (à rebours des "méthodes" d'actorat universelles comme celle de l'Actors Studio par exemple).

Cette méthode est, enfin, intimement liée à une "poétique". C'est le cas, par exemple, de ce que l'on pourrait appeler la "méthode Cassavetes", amplement décrite dans l'ouvrage : méthode complexe et singulière, soumise à un processus rigoureux impliquant les comédiens dès l'écriture du script ; méthode conçue pour créer et encadrer précisément les conditions d'une plongée dans l'inattendu, vers d'autres zones de l'existence humaine accessibles par le cinéma - des zones restant pourtant très peu explorées par le cinéma industriel, car souvent jugées "instables" - et que le cinéaste atteint tout en créant les conditions de leur "rencontre" véritable avec le spectateur.

Cette approche rend bien sûr inévitables les recherches de type "génétique" sur la réalisation des films. La volonté d'improvisation se répercute en effet sur l'ensemble du processus de création, depuis l'écriture du scénario jusqu'à la conception du montage, en passant bien sûr par le travail avec les acteurs. Selon les cas, l'improvisation peut alors concerner le texte dit par ces derniers, ou bien seulement leurs gestes et leurs déplacements (le respect scrupuleux du texte écrit agissant alors comme un levier pour "libérer" les corps de toute contrainte) ; ou encore, bien évidemment, les deux ensemble, à partir d'un "dispositif" initial de mise en scène et de récit décidé par le cinéaste et servant de "socle" à l'improvisation. Il arrive aussi fréquemment que le réalisateur pousse l'implication dans le travail collectif d'improvisation jusqu'à diriger certaines scènes (voire le film entier) "depuis l'intérieur" : c'est le cas des cinéastes-improvisateurs qui ont la particularité d'être également acteurs dans leurs propres films, et dont Gilles Mouëllic soutient avec pertinence (en s'appuyant notamment sur une séquence éclairante de La Règle du jeu, ou sur plusieurs films de Maurice Pialat) qu'ils ne cessent pas, au moment où ils "jouent" devant la caméra, de "mettre en scène" - bien au contraire.

Mais s'il peut paraître a priori évident de soutenir que le cinéma puisse enregistrer des actes d'improvisation (ceux des corps filmés), c'est beaucoup plus rarement que l'on a parlé d'improvisation pour définir la prise de vues elle-même (l'improvisation du "corps filmant", celui qui se trouve derrière la caméra). Porter la notion d'improvisation à ce niveau-là est un des grands mérites de l'ouvrage. Il permet à l'auteur de livrer d'intéressants développements sur les "méthodes" de certains cinéastes-opérateurs comme Jean Rouch ou Johann Van der Keuken, dont l'oeuvre raccorde sur ce point avec les "performances" de Hans Namuth filmant Jackson Pollock au travail, ou de Pascale Ferran filmant les sessions d'enregistrement des jazzmen Tony Hymas et Sam Rivers dans Quatre Jours à Ocoee. Le travail d'improvisation filmique de la réalisatrice française (et de son assistante-cadreuse munie d'une seconde caméra) rejoint alors celui des musiciens pour produire une très forte symbiose entre les arts cinématographique et musical, qui nous en dit long sur les principes poétiques qui les sous-tendent tous deux.

Notons que, bien que parfois insuffisamment définies (s'agit-il d'exemples à valeur illustrative, de métaphores musicalistes, ou bien d'éléments pour une véritable théorie des "correspondances", ou de la "musicalité" du cinéma ?), les convocations des stratégies de composition improvisée dans le jazz viennent périodiquement soutenir, dans l'ouvrage, les analyses de films - en tirant notamment profit de la polysémie des termes de "jeu", d'"orchestration", de "mouvement", de "rythme", d'"écriture" (qui ont une signification aussi bien dans le champ filmique que dans le champ musical). Certes, ces liens entre musique et cinéma auraient pu être davantage approfondis sur le plan théorique (il est vrai que l'auteur l'a fait dans d'autres travaux et que ce n'était pas l'objet principal de celui-ci) ; il reste cependant que ces "intermèdes" en forme d'ouverture vers le jazz, nourris par une solide connaissance du domaine, scandent avec bonheur un ouvrage dont le dernier chapitre, en forme de post-scriptum, s'interroge justement sur les rencontres "explicites" du jazz et du cinéma (comment le second a filmé le premier).

Mais au-delà des corps filmés ou "filmant", l'exploration de la volonté d'improvisation au cinéma doit, tout aussi nécessairement, prendre en compte, à travers l'histoire, l'évolution des procédés techniques de prise de vues (et de son). Le livre nous permet ainsi de mesurer tout l'impact esthétique que peuvent avoir, sur le plan d'une pratique improvisée du cinéma, certaines innovations comme la caméra portée, le son direct ou l'enregistrement numérique continu. Par leur souplesse et leur ergonomie d'utilisation (les caméras légères permettent notamment de tourner plus facilement on location, là où la vie bat son plein, en dehors du cadre normé et aseptisé du studio), ainsi que par les solutions nouvelles qu'elles proposent pour travailler avec les acteurs (la prise de vues numérique permet par exemple de réaliser à moindre coût des prises de vues très longues, quasi indispensables à une démarche d'improvisation), ces innovations favorisent - voire sont la condition sine qua non - d'un cinéma du "désordre", de l'"évènement", du présent (peut-être plus proche du "il y a" des arts de la scène que du "il y a eu" des médiums photographiques), de la spontanéité et de l'exultation des corps, de la confrontation souple et réactive au réel du monde. Cela va à rebours de l'"ordre" parfois étouffant des codes techno-industriels de "bonne forme" en vigueur dans le cinéma de fiction le plus courant, dévolu à la toute-puissante narration ; et, tout autant, à rebours d'un cinéma d'auteur-démiurge perfectionniste, qui laisserait le moins d'éléments possible en dehors de son contrôle (et dont Stanley Kubrick, par exemple, pourrait être un des représentants les plus significatifs).

L'improvisation en tant que "puissance d'écart" du cinéma est donc ici décrite, historicisée et théorisée au moyen d'une approche comparative qui interroge le médium cinématographique dans ses liens aux arts "de la performance" (théâtre, musique, danse) - au sein desquels l'improvisation a été, jusqu'ici, beaucoup plus amplement reconnue et analysée. Il reste que, si pour construire sa théorie l'auteur convoque souvent avec pertinence les pratiques qu'on observe dans ces autres domaines d'expression, il a en même temps le souci de ne jamais réduire l'improvisation cinématographique au rang d'un simple "décalque", d'une transposition trop directe d'un art vers un autre. Au contraire, son ambition constante est de définir théoriquement une improvisation propre au cinéma, étroitement associée à la spécificité expressive de cet art.

En d'autres termes, si l'on peut s'inspirer de la façon dont a été posé, dans les autres arts, le problème de l'improvisation, c'est aussi et surtout pour étudier comment le cinéma propose, à partir de cette notion, ses solutions singulières. Cette façon de toujours penser l'improvisation comme une catégorie de composition qui appartiendrait tout aussi pleinement au cinéma qu'aux autres arts de la performance (et non comme une pratique que le cinéma se contenterait d'"emprunter" à ces derniers) constitue une autre des forces de l'ouvrage.

Il ne s'agit pas non plus, cependant, de rabattre l'improvisation sur les critères les plus courants, "déjà prêts", de la critique ou de l'analyse filmique. Comme dans le jazz, l'improvisation cinématographique instaure en effet ses propres règles, souvent à rebours des critères d'évaluation des formes "écrites" plus contrôlées. Comme l'écrit Gilles Mouëllic : "Evaluer l'oeuvre de Jacques Rozier à l'aune de celle d'Alain Resnais a autant de pertinence que de juger les compositions de Duke Ellington au regard de celles de Stravinsky." Ainsi, l'oeuvre des cinéastes-improvisateurs rompt parfois assez radicalement avec les normes de plans, de cadres et de raccords associées à la "sacro-sainte" continuité narrative - qui continuent à informer souterrainement la plus grande partie de la production cinématographique.

Bref, l'improvisation est un problème commun à tous les arts, mais il demande une théorie spécifique, et nouvelle, à l'intérieur de chacun d'eux. En plaçant l'improvisation au fondement d'une pensée du cinéma, l'auteur souligne par ailleurs qu'il n'existe pas un seul modèle, mais au contraire une infinité de techniques et de formes d'improvisation. Tout film au sein duquel l'improvisation tient une grande part a par conséquent un statut auto-réflexif certain : il est en même temps l'objet et la source principale de la recherche, dans la mesure où il peut, bien davantage que toute autre proposition de cinéma, être vu comme un "documentaire", non seulement sur les lieux filmés ou le corps de ses comédiens, mais bien sur son propre tournage. Cette expression empruntée à Jacques Rivette - et souvent galvaudée depuis - reprend, au fil des pages de ce livre, une nouvelle et étonnante vigueur : chacun des films abordés ici peut en effet être vu comme une proposition singulière, en actes, pour "improviser le cinéma"