Toutes les tribunes de l’auteur et activiste Alaa El Aswany publiées dans la presse au cours des trois années précédant la révolution égyptienne de 2011.  

On connaissait déjà Alaa El Aswany pour ses fresques sociologiques de la société égyptienne contemporaine, que ce soit chez elle (L’Immeuble Yacoubian, J’aurais voulu être égyptien) ou à l’étranger (Chicago). Si l’on a pu découvrir son engagement politique au cours de l’année 2011, on ne connaissait pas encore ses prises de positions publiques, publiées depuis plusieurs années dans les journaux égyptiens. C’est désormais chose faite avec ce recueil. Parmi les centaines d’articles publiés par l’auteur au cours des trois dernières années dans les colonnes des quotidiens El Shourouq et Al Masry Al Youm, déjà édités en arabe, Actes Sud en a sélectionné quarante-cinq, traduits et préfacés par Gilles Gauthier.

Disons le tout de suite, les choix de l’éditeur d’un classement thématique (" La Présidence et la succession ", " Le peuple et la justice sociale ", " Liberté d’expression et oppression politique "), et surtout de l’omission des dates de parution des articles, ne servent pas le recueil. Le néophyte en politique égyptienne aura grand mal à situer les événements référencés. Quel dommage pour un ouvrage qui se propose d’apporter plus de profondeur historique à la " Révolution Egyptienne" en exposant la continuité des maux et des luttes depuis plusieurs années ! Certes, on sort de cette lecture avec de nombreuses clefs de lectures qui permettent de mieux comprendre la logique interne des événements de février et, surtout, de les dissocier du seul effet domino tunisien, mais le repérage diachronique de la phase de gestation que nous décrit El Aswany nécessite des recherches ultérieures.

Le regroupement des articles, qui devrait en théorie accommoder la lecture, n’évite pas l’écueil de la répétition – écueil souvent inévitable dans cet exercice d’assemblage de textes indépendants destinés à une publication périodique. La segmentation des thèmes semble d’autant plus inutile que le combat est ciblé et cohérent : la lutte contre la dictature, contre l’obscurantisme religieux, pour les droits de l’homme et la démocratie. D’ailleurs, une seule et unique signature marque de manière indifférenciée la grande majorité des articles de chacune des trois sections : " La démocratie est la solution ".

Chroniques du despotisme

Car, convenons-en, le propos de l’auteur est d’une clarté mécanique et d’une indéniable efficacité. Cela commence souvent par une anecdote, un fait divers, un souvenir - où l’on retrouve les talents de romancier réaliste d’El Aswany - et puis le ton monte en généralisation, la plume se fait amère et dure. Paragraphe après paragraphe, elle s’aiguise, et finit par frapper, toujours au même endroit : la dictature du régime Moubarak. L’auteur, qui de son aveu construit ses chroniques sur une base émotive, ne perd jamais sa cible de vue : le régime dictatorial est la cause de tous les maux de l’Egypte. La chronique s’achève par quelques lignes d’espoir, d’appel à l’unité, à l’engagement, à la manifestation, et finalement à la révolte. Avant de conclure inlassablement par ces quelques mots " La démocratie est la solution " - expression parodiant volontairement le slogan des Frères Musulmans " L’Islam est la solution ".

L’ingénuité démocrate peut faire sourire au départ. Elle a pourtant tout son sens dans le contexte de l’Egypte dictatoriale, qu’El Aswany dépeint avec une clairvoyance surprenante.

L’image qui persiste sur notre rétine à la fermeture du livre est celle d’une gangrène. Une gangrène politique faite de corruption, d’élections truquées, d’incompétences gouvernementales, de clientélisme d’Etat, de courbettes monarchiques, de transmission dynastique, d’écartement des cerveaux, de violence policière, de torture d’activistes et de complaisance américaine. Une gangrène systémique et exponentielle, qui prend pour nom le " système ", et dont le principe viral est, nommément, le Président Hosni Moubarak.

Ses conséquences sont dévastatrices. Tout d’abord, un Etat social qui ne se manifeste que par le biais de ses échecs : la moitié de sa population vivant sous le seuil de pauvreté, des services de santé défaillants, des logements croulants, des moyens de transports vétustes et surpeuplés, emportant dans les flammes ou sous les eaux des milliers d’âmes.

Ensuite, ce système malade conduit sa population à l’exil. Un exil qu’El Aswany nous invite à voir double. Le premier, le plus attendu, est l’exil géographique. Celui des " talents " égyptiens faisant carrière en Europe, aux Etats-Unis ou dans le Golfe. Il est aussi l’exil tragique des déshérités qui se noient dans les barques meurtrières des passeurs méditerranéens, et l’exil des domestiques réduits en état de quasi esclavage au sein des maisonnées saoudiennes. Le second exil est " historique " : le refuge dans l’Âge d’Or mystifié des premiers temps de l’Islam. Il prend l’apparence de la barbe, de la galabieh blanche, d’un épais calot de corne sur le front provoqué par les génuflexions, et du niqab.


C’est là le second combat d’El Aswany qui transparaît à la lecture de ce livre : son combat contre l’obscurantisme religieux, contre une vision essentiellement rituelle d’une religion à laquelle on a ôté ses valeurs d’égalité, de justice et de liberté. Si la critique des mouvements salafistes et de leur soutien wahhabites est si récurrente et cinglante c’est qu’El Aswany discerne en eux un autre visage de la dictature. Leur existence d’abord, doit beaucoup à la complaisance du régime, soucieux de voir émerger d’autres forces islamistes à même de concurrencer la puissante confrérie des Frères Musulmans. Leurs valeurs ensuite, sont symptomatiques d’une perte de repère et d’une décadence civilisationnelle, portées par l’injustice et l’humiliation quotidienne.

De nombreuses lignes sont ainsi consacrées aux effets de la dictature sur les mœurs : religion d’apparat, infiltration de la corruption dans tous les secteurs de la vie économique, mais aussi harcèlement sexuel quotidien quand il n’est pas collectif et émeutier…

Cette investigation dans les entrailles du despotisme rencontre une forte résonnance chez l’observateur présent, tant les héritages désastreux de la dictature sont visibles dans l’Egypte transitionnelle.

Engagement

Ni dictature, ni despotisme religieux : El Aswany se bat pour la démocratisation de son pays. Il est d’ailleurs plus que probable que ses chroniques aient joué un rôle dans le déclenchement du soulèvement de février. Ne serait-ce que par sa persévérance à vouloir montrer la possibilité du changement, en décrivant à la fois le délitement du système, les catastrophes personnelles et les héroïsmes individuels. L’inébranlable confiance qu’El Aswany place en sa nation et ses capacités est déroutante. Elle contient déjà, sans nul doute, les principes de libération et de dignité retrouvée qui animeront les 18 jours de révolte de l’hiver dernier.

D’ailleurs, on ne peut s’empêcher de sourire, et de reconnaître les qualités prédicatrices de l’auteur, quant il annonce l’arrivée proche d’un jour où des millions d’Egyptiens sortiront pour réclamer leurs droits, et que ce jour-là le personnel politique responsable des tragédies humaines du pays seront jugés. Pourtant, l’histoire récente nous amène à condamner l’optimisme béat d’El Aswany sur d’autres sujets. Sa sincère foi nationale, que venait confirmer l’unité de Tahrir, l’empêche de voir l’existence d’une autre Egypte, celle-là même qu’il dénonce comme produit de la dictature. Les salafistes prédicateurs, qu'il dit financés par l’argent du pétrole, ont depuis décidé de faire porter leur voix en politique. Le parti Al Nour, leur principal représentant dispose depuis le 23 janvier de 121 sièges (soit environ 24%) à l'Assemblée du Peuple. Quant aux Frères Musulmans, qu’El Aswany dénonce pour leur collusion avec la dictature et leurs manœuvres politiques en désaccord avec leurs valeurs affichées, ils ont confirmé leur rôle de première force politique du pays en obtenant 235 siègessur 498 (soit environ 47%) La réalité d’aujourd’hui est loin des minimisations des forces de l’islam politique à laquelle se livre El Aswany – de toute évidence le plus sincèrement du monde.

L’exercice même de la tribune hebdomadaire, analyse sur le vif, émotive et réactive, explique ces " erreurs " de prédiction. Il s’agit donc, à tout moment, de garder à l’esprit la nature subjective et partisane des textes combinés ici. El Aswany représente une frange spécifique de la société égyptienne, celle de la classe moyenne du centre ville du Caire, élevée dans les lycées français et les universités américaines, polyglotte, largement acquise aux valeurs de la démocratie libérale occidentale, et proche des milieux politiques de gauche. Ceci explique d’ailleurs l’accessibilité de ses textes, et donc leur publication à destination du public francophone.

" La Révolution n’est pas terminée "

La dernière partie, consacrée à des articles écrits depuis la révolution et rassemblées sous le titre " La Révolution n’est pas terminée " s’ouvre à nous comme une résolution : tout ce qui était annoncé dans les pages précédentes est arrivé, le régime est tombé. A la lecture, pourtant, et à la lumière des événements actuels, c’est une autre histoire qui commence. Celle de l’émergence de forces imprévues, Frères Musulmans et salafistes en tête. Celle de la complexification du jeu politique mettant fin à l’union sacrée des manifestations de février. Celle d’un pays en transition, miné par la mainmise d’une armée, à la fois pilier d’un Etat autoritaire vieux de cinquante, et garante auto-proclamée d’une révolution populaire. Les violences croissantes des forces armées vis-à-vis des manifestants depuis la résignation d’Hosni Moubarak, de plus en plus visibles et outrageantes au cours des derniers mois de l'année 2011, viennent confirme la pertinence de l’engagement continu de l’auteur en faveur de la démocratisation.Quant à la célébration du premier anniversaire du premier jour du soulèvement ce 25 janvier, partagée entre l’acclamation générale, sans équivoque et soutenue par l’armée, et l’amertume de l’inaboutissement des demandes adressées depuis un an au Conseil Suprême des Forces Armées, elle nous rappelle que, plus que jamais, " la révolution continue"