S’appuyant sur le cas de New York, cet ouvrage illustre l’envers des théories du "manque", en révélant certaines des résistances à l’œuvre contre la privatisation et la destruction d’espaces populaires.  

Terrain de prédilection des chercheurs en études urbaines, les espaces publics new yorkais ont connu pléthore d’analyses et sont devenus des "cas d’école" cités à l’envi dans de nombreux travaux. D’où les possibles appréhensions qui viendront à l’esprit des lecteurs quand à l’intérêt d’une énième publication sur ce thème. Cependant, en dépassant une simple analyse de la "perte" de la dimension publique, et en questionnant l’espace public à travers les résistances dont il fait l’objet, l’approche de Greg Smithsimon et Benjamin Shepard, s’avère plutôt novatrice. Au delà du constat maintes fois établi d'une production néolibérale de la ville, ces jeunes chercheurs visent davantage à en questionner la réception sociale et les réactions citoyennes. Quelques mois après l’occupation démocratique du Zuccotti Park par le collectif Occupy Wall Street et sa dispersion autoritaire, cette réflexion sur l’usage citoyen des espaces publics s’avère d’une profonde actualité.

 

Des espaces publics "suburbains"

 

Dans la perspective de révéler les liens entre espace public et exclusion, les auteurs choisissent dans un premier temps de s'intéresser à la production des bonus plazas, ces espaces publics typiques de la métropole new-yorkaise. Il s’agit de ces places afférentes aux buildings et dont l'aménagement revient à la charge des promoteurs immobiliers. Cette prise en charge ne découle pas d’une quelconque volonté de servir l'intérêt collectif mais bien plutôt d’une négociation avec la municipalité pour l’obtention d’une autorisation de construire plus haut et d’acquérir ainsi des mètres carrés exploitables supplémentaires. Malgré une volonté municipale de faire de ces lieux des espaces publics conviviaux et de qualité, force est de constater que la plupart restent vides. Cette faible activité sociale a notamment donné lieu à plusieurs études   , vilipendant souvent la mauvaise volonté des architectes ou la recherche de petits profits. Les auteurs tentent alors dans cet ouvrage   de dépasser ces arguments en s’intéressant à l’ensemble des acteurs et de leurs objectifs, et révèlent que cette faible attractivité des bonus plazas ne découle pas simplement d’incidences non souhaitées mais bien d’actions intentionnelles. Résultant davantage d'un choix conscient que d'une paresse architecturale, cette faible activité sociale serait le résultat d'une volonté de limiter la présence de personnes indésirables en ces lieux, l'exclusion s’avérant finalement un but des différents aménagements. À travers des entrevues avec des architectes, des promoteurs et des acteurs municipaux, mais aussi avec l'accès à des plans, les auteurs montrent clairement que les architectes n'ont guère de contrôle sur les projets, et que c'est souvent sous la pression des promoteurs que des places publiques inhospitalières sont dessinées et conçues : "in an important sense, developers, the patrons, create the space - not architects"   . Cette analyse, dont le déroulement méthodologique est clairement détaillé, s’avère particulièrement intéressante dans la mesure où elle met à jour certaines formes discrètes de production privée des espaces publics et révèle l’impuissance des architectes face aux intérêts des promoteurs.

 

Les bonus plazas servent alors d’indicateur pour comprendre l’évolution des espaces publics de la métropole, et notamment les dynamiques exclusives qui les caractérisent. Privatisés dans les années 1970 sous l'influence d'un urbanisme libéral et sous le contrôle croissant des promoteurs, ces lieux deviennent alors inhospitaliers à l’ensemble des usagers et ne constituent même plus des espaces publics. Devenant progressivement des espaces filtrés (barrières, seuils, caméras, etc.) dans les années 1980, la sélection des usagers s’affine, permettant à ces espaces publics de redevenir des lieux d’activité sociale, pour une partie choisie des citadins. Ce type d'aménagement doit en effet se montrer agréable et attirer les couches moyennes de retour dans le centre-ville tout en se voulant dissuasif à l'égard des "indésirables". C'est l'époque où la théorie de l'espace défendable de Newman   fait des émules chez les aménageurs américains. Puis nous serions progressivement passés à ce que les auteurs nomment un aménagement "suburbain" des espaces publics, privilégiant le confort, la consommation et l’art public, et dont la fermeture serait moindre qu’auparavant. Sans signifier qu’il n’y ait plus de stratégie d’exclusion, cette ouverture marque au contraire l’aboutissement des processus d’éviction des minorités sociales, des "indésirables", vers l’extérieur de la ville   . Ce qui offre aux usagers de ces espaces publics l’illusion d’une sereine tranquillité, les filtrages se réalisant davantage aux marges de la métropole.

Résistances dans la ville

 

Ainsi, les espaces publics de la métropole deviendraient "suburbains" en lien avec les exigences des classes moyennes, "the era of suburban space has introduced the spatial and land-use homogenity of the suburbs but also the polarization of the global city"   . Cette homogénéisation des usages participe alors à distinguer et stigmatiser davantage les pratiques "déviantes" ou alternatives. À travers l’application de décrets qui visent à améliorer la qualité de vie, ou à limiter les rassemblements et les manifestations contestataires   , se révèle alors une lacune démocratique ; "if you can’t walk in the street, how can you be considered a citizen ?"   . Ainsi, les auteurs confirment et solidifient les hypothèses actuelles sur la production urbaine new-yorkaise et la prédominance d’intérêts privés au détriment des minorités sociales   . Pourtant, dans le même temps, certains mouvements résistent à cette tendance, à cette prédominance des intérêts capitalistes dans la ville. C’est l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage dans laquelle les auteurs soulèvent de nombreux exemples démontrant comment certaines formes de mobilisation, tant ludiques que politiques, parviennent à contrer certains projets tout en préservant le lien social et les usages populaires des espaces publics.

 

À l’instar des actions organisées par des collectifs tels que Reclaim the Streets   ou Time’s Up !, s’organisent certaines formes d’occupation collective de l’espace public visant à en révéler la valeur pour chacun des habitants ainsi que pour les minorités sociales de la ville. À l’instar de l’opposition du Lower East Side Collective à la destruction de jardins communautaires, ou encore avec le succès de la Critical Mass Bike Ride, les auteurs révèlent certaines pratiques de résistance mises en œuvre par les habitants pour préserver leurs espaces de vie. À travers des processions cyclistes dans la ville, l’occupation festive de jardins par des habitants ainsi que par des formes artistiques de mobilisation, de nouveaux espaces de liberté se dessinent dans une ville policée par une multitude de décrets. C’est notamment à travers ces pratiques partagées de l’espace public et ces mouvements spontanés qui sourdent sous la ville néolibérale, que l’espoir d’une ville ouverte à tous dépend.

 

Ainsi, les nombreux exemples analysés par les auteurs permettent de questionner la dimension publique des espaces publics de la métropole new-yorkaise tout en révélant l'existence d’oppositions à leur aseptisation et à leur "suburbanisation". En ce sens, l’intérêt porté aux résistances est particulièrement pertinent dans la mesure où il permet de décentrer le regard de l’exclusion pour observer les reprises de l’espace public et l’émergence de formes ludiques de mobilisation et de contestation politique. Loin d’une vision nostalgique dénonçant simplement la privatisation actuelle, les auteurs montrent avec justesse ce qui se joue dans les résistances urbaines. Car, à travers les pratiques de détournement et d’occupation des espaces publics s’ouvre la possibilité d’un renouveau démocratique