* Najat Vallaud-Belkacem, porte parole de François Hollande pour la campagne présidentielle et Jean-Loup Amselle, directeur d’études en ethnologie et anthropologie à l’EHESS répondent aux questions de nonfiction.fr autour du thème culture et diversité, deuxième volet de la série Cultures en débat.


Nonfiction.fr - Vous avez publié en septembre dernier dans Le Monde une tribune sévère, remarquée, intitulée " la guerre des identités ". Dans quel contexte l'avez-vous rédigée ?

Jean-Loup Amselle - J'avais été malmené dans Le Monde par Louis-George Tin, qui était à l'époque vice-président du CRAN et venait de faire son entrée dans Le Monde des livres. J'avais débattu avec lui au mois de Juillet, dans le cadre des rencontres de Pétrarque organisées par France Culture sur les fractures du peuple, et nous avions eu un petit accrochage. J'estimais que le CRAN ou d'autres organisations comme le CRIF ou les Indigènes de la République, étaient des entreprises identitaires, des entreprises d'ethnicité et de mémoire, qui avaient pour effet de " créer " des groupes qui n'existaient pas et auxquels ces organismes donnaient consistance. Par exemple, qu'est-ce que " les Noirs " ? Ça n'existe pas ! Il y a des Antillais, des Africains, certains sont Français, d'autres ne le sont pas. Ces entrepreneurs d'ethnicité et de mémoire créent des communautés (noires, maghrébines, musulmanes, juives, arméniennes, etc.) qui sont en réalité des ensembles discrets de gens qui se revendiquaient à un moment ou un autre de tel ou tel groupe, mais qui peuvent se revendiquer de plusieurs groupes simultanément ou successivement... Dans sa tribune, Louis-George Tin me reprochait – puisque j'avais mis en cause d'une part le racisme d'État de Sarkozy et que, d'autre part, je disais que ces entrepreneurs d'identité, sans être racistes, créaient des communautés – de frôler moi-même le racisme et de ne pas tenir compte de la spécificité des différentes cultures. Ma tribune était une réponse à cette critique. J'ai essayé de montrer dans mon livre   et dans cette tribune que ces communautés sont des créations qui résultent du travail de personnes qui appartiennent à l'élite. À la direction du CRAN se trouvait Patrick Lozès, un pharmacien ; Louis George-Tin est un universitaire... Ce sont des gens qui prennent la parole au nom de la communauté noire. C'est une minorité qui parle au nom d'un groupe beaucoup plus large dont elle prétend défendre les intérêts et dont elle formate l'existence.

Nonfiction.fr - Dans la tribune précitée, vous constatez qu'un transfert des luttes s'opère du domaine économique vers le domaine culturel. Est-ce qu'on peut dire que le choc des cultures a remplacé la lutte des classes ?

Jean-Loup Amselle - C'est une formule lapidaire, mais qui résume bien le virage qui a été opéré par certaines organisations politiques, et notamment par le PS, qui a délaissé la classe ouvrière et les milieux populaires pour s'intéresser davantage à ce que j'appelle les fragments qui seraient les gays, lesbiennes, ou les minorités visibles. Je crois qu'il y a eu un changement d'orientation qui tient au fait que maintenant, le Parti socialiste vise une clientèle que j'appellerais ethno-éco-bobo, parce qu'il considère, dans la foulée de la fondation Terra Nova, que la classe ouvrière serait passée, armes et bagages, au Front national. Puisque cette classe ouvrière a en outre " trahi " au profit du Front national, occupons-nous des nouvelles couches urbaines, des intellectuels, des classes moyennes ou d'électorats particuliers, singuliers...
Ce qui est frappant, c'est qu'une des premières visites de François Hollande, depuis qu'il est candidat, ait été faite à des sourds-muets – avant les ouvriers. Il est certes allé voir les ouvriers d'Alstom avec Arnaud Montebourg, mais sa première visite a été pour les sourds-muets. Je n'ai évidemment rien contre les sourds-muets, et il est tout à fait important de s'occuper d'eux, mais ce choix est tout de même significatif.

Nonfiction.fr - La revendication croissante des particularismes culturels est-elle à mettre au compte d'une cohésion nationale insuffisante ou est-elle le résultat d'une politique concertée de défense et valorisation de ces identités ?

Jean- Loup Amselle - Je crois qu'il faut remonter à mai 68, qui a vu le déclin de l'universalisme, du sentiment républicain, de la laïcité, sous l'impact de plusieurs phénomènes. Ça a été notamment ce qu'on appelle la fin des " grands récits " : les Lumières, le récit hégélien, marxiste, etc. et la montée d'idées alternatives comme les cultural studies aux États-Unis, le post-colonialisme, le post-modernisme, les idées new age, qui ont traduit un changement d'orientation intellectuelle. Ce phénomène s'est accentué avec la chute du mur de Berlin en 1989 et la chute du communisme et du socialisme réel en 1991. L'idée était qu'on était arrivé à quelque chose comme une fin de l'Histoire, et qu'il n'y avait plus de principe-espérance tourné vers l'avenir. Le communisme ayant fait long feu, le capitalisme était devenu la vérité indépassable de notre temps. Il s'est opéré une espèce de repli sur des identités singulières, des particularités culturelles, de genre, de race, des fragments – ce que j'appelle des "entailles verticales " au sein du corps social – qui se sont substitués aux découpages horizontaux de classe qui prévalaient pendant les Trente Glorieuses. Il y a eu une sorte de redistribution des cartes culturelles, identitaires, politiques. Il y a quelques semaines, Télérama a fait un article qui recense un certain nombre de livres, dont le mien, qui s'appelle Gauche prolo contre gauche bobo . Cette tendance est très présente dans les médias, y-compris et surtout dans les médias de gauche. Regardez le Libération d'aujourd'hui, qui met l'accent sur le fait que le PS donne toute sa place à la diversité dans les candidatures aux prochaines élections législatives   Mais Libé ou Le Monde c'est pareil ! Ils sont tous deux pour les statistiques ethniques, pour la discrimination positive, etc. Pour la gauche ethno-éco-bobo, la question sociale est moins glamour que les particularismes culturels.

Nonfiction.fr - On trouve donc selon vous des apôtres identifiés de cette idéologie dans la gauche ethno-éco-bobo, comme vous dites, aussi bien que dans la société civile ou les médias ?

Jean-Loup Amselle - C'est presque une idéologie dominante, maintenant. Mes idées sont fortement combattues, parce que ceux qui les portent sont rejetés nécessairement à la droite ou à l'extrême droite. Aujourd'hui, républicain et laïc veut dire islamophobe – ce qui n'est évidemment pas mon cas. Il est difficile de se dire républicain, laïc, et de gauche. Ça paraît complètement ringard, dépassé. Or je crois qu'il faut ramer à contre-courant de cette idéologie dominante qui est une espèce de diversion, notamment pour ce qui concerne la discrimination positive, le respect de la diversité ou des issus de la diversité. En outre, ça ne veut strictement rien dire : qu'est-ce que ça veut dire, " être issu de la diversité " ? C'est un non-sens total ! Il faut lutter contre cette idéologie parce que cette diversité est une gigantesque arnaque qui a pour effet de masquer les inégalités économiques croissantes qui existent au sein des pays occidentaux. Il suffit d'observer les statistiques des économistes, qui montrent le fossé qui se crée entre les plus riches et les plus pauvres, en Europe, ou aux Etats-Unis... C'est cette question, et non pas celle de la diversité, qui doit être appréhendée. Il y a un livre d'un auteur américain que j'aime bien, Walter Benn Michaels, traduit en France en 2009, qui a pour titre La Diversité contre l'égalité   . Le problème est que la diversité a pour effet de masquer les inégalités croissantes de nos sociétés. C'est une espèce de dérivatif, de diversion, d'attrape-nigauds. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de discrimination ; mais en mettant l'accent sur ce thème, la gauche et la droite s'en tirent à bon compte. Par exemple, ça ne coûte pas plus cher à l'État d'embaucher des flics blacks et beurs, que des flics " français de souche " : ça donne bonne conscience et ça fournit une espèce de certificat de " correction politique " (au sens de la political correctness).


Nonfiction.fr - Vous écrivez qu'en réaction aux revendications des différentes minorités, une identité culturelle majoritaire,  " blanche et chrétienne ", se cristallise. Comment peut-on la décrire et comment se manifeste-t-elle ?

Jean-Loup Amselle - Face à l'énonciation de ces identités des minorités visibles par des organismes comme le CRAN, les Indigènes de la République, les Indivisibles, il se produit une réaction en retour. Cette réaction donne consistance à l'identité "française de souche " défendue par la droite populaire et le Front National. Ce qui est significatif, c'est qu'il y a une symétrie parfaite entre l'extrême-droite et l'extrême-gauche multiculturelle et post-coloniale : d'un côté le Front National utilise la notion de " Français de souche " ; de l'autre côté, vous avez les " souchiens " des Indigènes de la République. Houria Bouteldja   utilise ce terme pour désigner ceux qui ne font pas partie des minorités visibles. Il est troublant que l'extrême-droite et l'extrême-gauche utilisent les mêmes termes ! Il y a une espèce de connivence – autrefois, on aurait dit une " alliance objective " – entre la droite populaire et le Front national d'un côté, et de l'autre l'extrême-gauche et la gauche multiculturelles et post-coloniales.
La " guerre des identités " – c'est le titre de la tribune du Monde que j'ai signée, choisi par le journaliste Nicolas Truong, mais que j'assume tout à fait – a lieu en France comme en Europe, que les pays soient républicains, comme la France, ou multiculturalistes, comme l'Angleterre, la Hollande ou l'Allemagne. Partout, il y a ce durcissement de l'identité blanche et chrétienne. En Angleterre par exemple, les récentes émeutes qui ont embrasé le pays sont analysées par David Cameron en termes culturalistes et non en termes ethniques. Il ne dit pas la même chose que ce qui a été dit en France après 2005 (" ces émeutiers étaient des enfants de familles polygames issues d'Afrique noire, dans lesquelles il y a de profonds déséquilibres psychologiques, etc. "), il dit : " c'est la culture africaine, antillaise, etc. qui a déteint sur les blancs des banlieues ; il y a une sorte de culture de la délinquance qui s'est développée ". On retrouve ce discours culturaliste aujourd'hui dans le monde entier. L'explication en termes sociologiques est en déclin.

Nonfiction.fr - Au moment du débat sur l'identité nationale, c'est cette lecture culturaliste de la France et des Français qui a prévalu ?

Jean-Loup Amselle - L'identité nationale, telle qu'elle a été énoncée par Sarkozy, c'était : " nos églises, nos châteaux ", c'était une identité catholique, en réalité. Dans son discours de La Chapelle-en-Vercors, j'ai été frappé par cette formule. Cette vision culturelle de l'identité nationale tend à être dominante à l'échelle européenne puisque l'identité européenne est elle-même de plus en plus conçue comme une identité chrétienne. Il y a un rabattement de l'identité européenne sur la civilisation chrétienne, une restriction de l'identité européenne à un socle chrétien.


Nonfiction.fr - Vous avez plusieurs fois lié les adjectifs " multiculturel " et " post-colonial ". Pourriez-vous revenir sur cette association ?

Jean-Loup Amselle - Les signes identitaires récupérés par l'extrême-gauche et les organisations déjà citées sont en fait des stéréotypes coloniaux. Ces catégories ethniques ont été créées par les colonisateurs. Ce sont des stigmates qui résultent de l'imposition d'un savoir-pouvoir colonial sur des populations disséminées mais que l'on a agrégées, fétichisées, dont on a durci l'identité. On divisait les populations en ethnies pour mieux les contrôler. Par un phénomène classique de retournement de stigmates, ces stigmates coloniaux ont été réappropriés par les populations elles-mêmes et par les organisations qui prétendent parler en leur nom. Les identités défendues sont prétendument libératrices mais procèdent en fait d'une mise en forme coloniale. Par exemple, le terme de " nègre ", raciste, colonial, réapproprié par Césaire est devenu la " négritude ". Césaire a conçu ce concept de " négritude " sur une ethnologie coloniale complètement raciste ! L'arsenal idéologique colonial a été inversé.

Nonfiction.fr - En 2007, le candidat Sarkozy s'élevait contre la logique de repentance. La gauche devrait à son tour, selon vous, cesser de brandir ces " stigmates " et, pour ainsi dire, faire son deuil de la repentance ?

Jean-Loup Amselle - Il y a quelque chose de commun entre le discours contre la repentance et l'injonction de mémoire. L'un est le pendant de l'autre. On est engagés dans une guerre des identités, qui est aussi une guerre des mémoires. Je suis contre le discours de Sarkozy sur les bienfaits de la colonisation ; mais il faut aussi être contre l'injonction de mémoire relative à l'esclavage et la colonisation, parce que, comme le disait Renan, une nation repose aussi sur l'oubli. Il faut oublier la Shoah, l'esclavage, la colonisation. Sinon on n'en sortira jamais ! Ce n'est pas la peine de raviver les plaies qui ont existé à l'époque, entre protestants et catholiques, entre juifs et non-juifs, entre maîtres et esclaves, etc. Pour tisser du lien social, il ne faut pas se tourner vers le passé, mais vers l'avenir


* A lire aussi sur nonfiction.fr :

- Collectif, Gender mainstreaming. De l’égalité des sexes à la diversité ? , par Emmanuel Da Silva

- Réjane Sénac-Slawinski, Femmes-Hommes, des inégalités à l’égalité ? , par Aurore Lambert