Entretien avec l'historienne Annette Wieviorka à l'occasion de la parution de « L’heure d’exactitude. Histoire, mémoire, témoignage » (Albin Michel, 2011).

En octobre paraissait aux éditions Albin Michel un livre d’entretiens menés par Séverine Nikel, du magazine L’Histoire, avec l’historienne Annette Wieviorka. L’heure d’exactitude. Histoire, mémoire, témoignage revient sur l’œuvre et les ressorts du parcours intellectuel de l’historienne de la mémoire de la shoah. L’occasion pour nonfiction.fr de réinterroger avec elle ces notions autour du thème sans doute le plus brûlant de l’histoire publique de ces dernières décennies.

 

Nonfiction.fr – Vous expliquez dans votre livre  qu’en commençant à aborder historiquement le problème de la mémoire de la shoah, vous ne disposiez guère que des réflexions d’Halbwachs, qui distingue d’abord histoire et mémoire pour les "opposer". Pourtant il semble qu’on puisse dire sans hésiter que dans votre travail, histoire, mémoire et témoignage "travaillent ensemble" : en quoi vous semblent-ils pouvoir le faire ?

Annette Wieviorka – Il est important de comprendre que ce qu’on a appelé la "mémoire" est un sujet neuf pour les historiens dans les années 80. Quand je commence à travailler avec Itzhok Niborski à partir du corpus très particulier des Livres du souvenir   , nous n’avons quasiment rien à notre disposition comme écrits théoriques,  à part Les cadres sociaux de la mémoire de Halbwachs   et l’entretien de Pierre Nora avec J.-B. Pontalis, paru dans la Nouvelle revue de psychanalyse   et aujourd’hui republié dans le recueil Historien Public   . Les questions qui se posent immédiatement sont de savoir ce qu’est exactement la mémoire collective, si elle fonctionne de la même façon que la mémoire individuelle, et surtout, pour ce qui nous concerne plus particulièrement, de comprendre comment et avec quels instruments l’historien peut saisir cette mémoire collective. Les Livres du souvenir sont un merveilleux instrument pour la saisir, et les travaux d’Halbwachs nous ont rendus très sensibles à la façon dont ces livres avaient été produits et aux types de récits collectifs qu’ils donnaient de ce qu’avait été la vie des communautés juives de Pologne avant leur destruction.

Nonfiction.fr – Au-delà du constat que la mémoire peut et doit être historicisée, on perçoit que la relation entre ces deux notions dans vos travaux provient aussi du fait qu’à un certain moment se sont rencontrées d’un côté les aspirations des porteurs de mémoire à témoigner, et de l’autre celles des historiens ; ou, en d’autres termes, que votre volonté de faire l’histoire de ces communautés juives vient aussi de votre envie de renouer le fil interrompu de la mémoire…

Annette Wieviorka – Absolument. Quand nous avons fait ce travail sur les Livres du souvenir, j’avais une préoccupation personnelle, que je pensais aussi collective, celle de connaître ce monde détruit et dont on ne savait donc plus rien, pour ne pas envisager l’histoire des juifs de Pologne comme n’étant que celle de la destruction. C’est un vrai problème à la fois de mémoire et d’histoire : quand dans le présent, on n’a besoin de rien, d’aucun élément de l’histoire, cette histoire n’a plus de pertinence. Je cite notamment Jacob Schatzki qui a été l’historien des juifs de Varsovie et a pu publier plusieurs tome de cette histoire, mais qui n’a pas pu finir son œuvre car la Varsovie juive avait été détruite. Il disait qu’il n’y avait plus rien, plus aucune continuité entre l’histoire passée et ce qui faisait le présent des communautés juives de part le monde. On ne pouvait plus faire cette histoire, disait Schatzki. Il est d’ailleurs mort soudainement car il a eu le sentiment que son sujet d’histoire était mort. Cela pose le problème de la façon dont on fait l’histoire : peut-on faire de l’histoire quand le sujet qu’on aborde, quel qu’il soit, n’a plus aucune résonnance dans le présent ? Je pense que c’est très difficile, parce que les historiens parlent aussi de leur présent, présent dont ils partent pour interroger le passé, même très lointain, et pour dégager leurs problématiques. C’est un peu la même chose pour la mémoire : une mémoire n’est réactivée que si elle est capable de donner sens à quelque chose du présent.

Un exemple très simple : aujourd’hui, la tendance est à la global history, que l’on distingue de l’"histoire internationale" ou de l’"histoire mondiale". Or il est évident que cet intérêt vient du phénomène de globalisation dans lequel le monde est plongé aujourd’hui. Avec nos méthodes d’historien qui, elles, bougent peu, on définit donc les sujets d’histoires à partir des interrogations qui sont celles de notre présent.

Nonfiction.fr – L’objet d’histoire qui vous a le plus occupé, la mémoire de la shoah, est très singulier, par sa nature, son ampleur et par la place qu’il occupe dans l’espace public. Vous rappelez notamment dans votre livre que c’est un des socles de l’unification européenne. C’est donc un sujet particulier dans la cité comme pour les institutions politiques : cette singularité a-t-elle eu des répercutions sur le travail de reconstruction historique, sur les aspirations à témoigner ou sur les enjeux du témoignage ?

Annette Wieviorka – Absolument. Je pense néanmoins que cette situation peut aujourd’hui s’énoncer au passé. C'est-à-dire que la situation que vous décrivez valait très clairement pour la période qui va de la fin des années 1970 au début des années 2000, mais elle est dernière nous aujourd’hui. Dorénavant, c’est sur d’autres choses que portent les débats dans la sphère publique. Il n’y a par exemple aucun lien entre la question des révolutions arabes et celle de la mémoire de la shoah. La question des pays émergents en est elle aussi complètement déconnectée et il n’y a presque pas d’histoire des juifs en Asie, etc. On a aujourd’hui une configuration politique mondiale telle, que les questions d’histoire qui ont été au cœur de ces trente dernières années (le communisme, le nazisme, etc.) sont en quelque sorte rejetées à la marge des interrogations des historiens.

À l’inverse, la réception de mon travail a à l’évidence bénéficié de la situation qui prévalait dans les années précédentes. On a vu petit a petit émerger la question du génocide des juifs comme une réflexion quasiment centrale sur la Seconde Guerre mondiale et sur le fonctionnement des sociétés, avec cette idée qu’il fallait régler et apurer les comptes, et qu’il fallait le faire de tous les points de vue possible. Du point de vue judiciaire, on a repris les procédures arrêtées dans les années qui ont suivi la guerre, au niveau national comme international : cela a donné lieu en France aux procès Barbie, Touvier et Papon. Du point de vue politique, les années 1990 ont été les grandes années de repentance pour tous, à partir des demandes concernant les complicités dans le génocide des juifs. Ces demandes de pardon étaient d’ailleurs le plus souvent spontanées : je pense notamment à Willy Brandt s’agenouillant à l’emplacement du ghetto de Varsovie, au discours de Chirac en 1995 qui lui est politiquement plus construit, ou encore à la déclaration de Juan Carlos quant aux expulsions des Juifs d’Espagne. Du point de vue matériel enfin se pose aussi toute la question de la réparation. Et on pourrait dire que la question du témoignage se raccroche aussi à cette question des comptes que l’on veut apurer. Avec cette idée que ceux qui ont survécu à la shoah ont subi des traumatismes, que ces traumatismes vont se transmettre aux générations suivantes, et que la parole est un moyen de guérir, d’alléger ou de réparer le trauma qui a été subi. Ce qui est une sorte de vulgate psychanalytique.

Nonfiction.fr – Pensez-vous que le réveil de la mémoire de la shoah à ce moment-là, hâté par cet impératif du témoignage, ait eu un impact sur votre travail d’historienne ?

Annette Wieviorka – Il est très difficile de le savoir. Il faut d’abord distinguer cette influence de la possibilité que j’ai eue de faire connaître mes travaux dans l’espace public qui, elle, est bien évidement liée à l’intérêt général qui s’est développé sur ces questions-là. Mais il faut aussi savoir que j’avais déjà fait le gros du travail avant, ce qui me donnait une compétence que d’autres n’avaient pas quand ces sujets sont devenus à la mode. Quant à la question de savoir quels effets cela a eus sur mon travail, et si la rigueur historienne a été influencée par la demande sociale, la réponse est oui et non. Je vais donner deux exemples.

Dans le cadre de ma participation aux travaux de la mission Mattéoli   , on nous a posé une série de questions concernant les biens des juifs acquis par violence ou de façon sinon illégale, du moins illégitime, pendant la guerre : quels étaient ces biens, comment ont-ils été restitués, l’ont-ils été, etc. La question à laquelle nous avions la charge de répondre, nous ne l’avions donc pas élaborée nous-mêmes, et il est certain qu’elle a orienté nos travaux dans une perspective un peu "comptable" dont nous nous serions probablement passés si nous avions fait un travail sur l’aryanisation des sociétés. Pour autant, nous avons fait un travail d’historien : à partir d’un questionnement qui n’était pas le nôtre, nous avons respecté toutes les procédures qui sont celles du travail des historiens, et personne d’autre que des historiens n’aurait pu faire ce travail.
J’ai effectué un autre travail de commande, qui a consisté à concevoir une nouvelle exposition pour le pavillon français d’Auschwitz. La demande venait du premier ministre Raffarin, qui en avait fait la promesse lors du dîner annuel du CRIF, sans que cela ne lui ait été demandé   . Il faut dire que l’ancienne exposition qui datait de 1979, de l’époque où on redécouvrait l’histoire de Vichy notamment à la suite du livre de Paxton, proposait une vision peu claire et était complètement bricolée. Dans ce cadre, l’influence de l’époque s’est également fait sentir, notamment à travers cette décision de faire porter l’histoire d’Auschwitz par des personnes, de l’"incarner". L’exposition articule donc la présentation du sort de cinq personnes qui viennent incarner le destin des déportés d’Auschwitz : l’écrivaine Charlotte Delbo pour les résistants, un des enfants d’Isieu pour les enfants, Jean Lemberger pour les résistants des FTP-MOI, pour les "Israëlites" – c'est-à-dire ces hommes et ces femmes totalement intégrés – l’ancien sénateur Pierre Masse. Nous, les historiens, avons choisi ces personnes, mais l’idée que l’histoire devait être incarnée par des destins singuliers, était une idée de notre époque. Peut-être que dans trente ans, quand on refera le pavillon, on trouvera que cette idée n’est plus pertinente.

Nous subissons tous l’impact de notre société. Lorsque l’on regarde les nouvelles orientations de l’historiographie de 1914-1918, on remarque qu’elle est extrêmement influencée par les questions du traumatisme et de la violence. Dans les mois qui viennent, avec l’explosion des publications qui s’intéressent à la campagne de Napoléon en Russie, on va s’apercevoir aussi que les questions que l’on pose à cet évènement historique ont changé. Toute la recherche portant sur les témoignages et les correspondances de soldats provient de questions qui sont nées ces dernières années et qui irriguent toutes les historiographies. En riant, je me dis qu’on attend un livre sur "la guerre des Gaules comme première guerre totale" ou une étude sur le sort des civils pendant les guerres du Péloponnèse. On peut donc dire que les questionnements sont des questionnements au présent, et que la recherche d’une histoire dite par les personnes qui ont subi cette histoire ou qui en ont été les acteurs est aussi un signe de notre temps, qui est celui de l’hyper-démocratie. 

Nonfiction.fr – Finalement, cette façon d’interroger le passé n’entre-t-elle pas en contradiction avec l’objectivité à laquelle prétend la reconstruction opérée dans le récit historique ?

Annette Wieviorka – Je vais répondre oui et non. L’objectivité, cela signifie que si on utilise ces témoignages dans la perspective d’un récit historique, on les vérifie. Depuis que l’histoire à volonté scientifique existe, on sait comment critiquer les sources et comment utiliser un témoignage ou en récuser d’autres que l’on juge fautifs. C’est le B-A-BA du métier. Ce qui est contradictoire, c’est de penser que l’acteur va dire l’histoire. Or c’est ce qui se passe dans l’espace publique, et qui rend les choses difficiles pour les historiens ; c’est le fait qu’on donne le soin de dire l’histoire à des personnes qui peuvent dire "leur" histoire, mais qui ne peuvent certainement pas dire l’histoire.

Nonfiction.fr – Dans votre livre, effectivement, on observe parfois une tension assez forte entre l’aspiration du témoin à dire l’histoire et la voix quelquefois discordante des historiens…

Annette Wieviorka – Oui, et on est beaucoup plus sensible aujourd’hui à toutes ces sources intimes qu’on ne l’était. On utilise désormais abondamment les correspondances, les journaux intimes, etc. On recherche ces éléments, aux dépens de l’histoire qui devrait donner une vision générale et qui devrait prendre en compte les contextes, les politiques, tout ce qui fait qu’il y a une situation historique. Dans un autre domaine, quand vous ouvrez un journal sur la crise grecque, vous pouvez voir deux façons de l’appréhender : certains articles essayent de comprendre les mécanismes qui ont fait que l’on est dans cette situation-là, et d’autres s’attachent aux effets de la crise sur les populations. Il en va de même en histoire. Or que serait une histoire qui ne parlerait que des conséquences des faits sur les individus sans chercher à comprendre l’ensemble des mécanismes ? Je déplore pour ma part que la question de l’étude des mécanismes soit aujourd’hui laissée très largement de côté au profit d’une histoire qui serait celle des souffrances des victimes.

Nonfiction.fr – Ce phénomène n’est-il pas toutefois plus propre à la sphère publique que significatif d’une véritable évolution dans les officines des historiens?

Annette Wieviorka – Si, sans doute, mais si on regarde les programmes d’histoire en classe de Première, on voit bien que c’est plus diffus. Les nouveaux programmes n’étudient les guerres que selon les thèmes de la souffrance. On se dit donc que nos aïeux étaient vraiment très sots d'infliger ou de subir de telles violences dont a perdu le sens… On est beaucoup dans l’émotion, qu’on recherche plus que la compréhension dans l’histoire. Et cela contamine aujourd’hui jusqu’au métier, ce qui n’était pas le cas auparavant.

Nonfiction.fr – En publiant un livre d’entretiens à dimension fortement biographique, qui revient notamment sur les nombreuses ruptures de la transmission mémorielle dans votre famille, mais aussi sur l’engagement communiste de vos "années chinoises", ceci toujours en relation avec vos travaux d’historienne, vous assumez totalement la "subjectivité" de votre démarche scientifique, en tant qu’elle engage un sujet. Dans quels termes vous semble-t-il qu’on puisse parler d’une "subjectivité" de l’histoire, qui ne soit pas celle du témoin ou du porteur de mémoire ?

Annette Wieviorka – J’assume complètement le fait que l’histoire est faite par l’historien et que l’historien est de son temps. Comme disait M. Bloch : "l’historien ressemble plus à son temps qu’à ses pères". Cela je l’assume et j’ai fait, dans cet ouvrage, un essai de ce que P. Nora appelle "ego-histoire", c'est-à-dire un essai pour mettre en valeur ce qui dans ma vie a fait que j’ai été l’historienne que j’ai été. Cette démarche, la plupart des historiens sont d’ailleurs plus ou moins tenus de la faire, puisque maintenant, dans le mémoire d’habilitation à diriger une recherche, on demande de se livrer à ce genre de reconstitution, c’est-à-dire de retracer ce qui vous a amené à choisir ces sujets et de montrer la cohérence qu’il y a entre vos divers sujets d’études. C’est donc un exercice que l’ensemble de la corporation historienne désormais entreprend et assume, et non pas une originalité de ma part que je pourrais revendiquer, même si il est vrai que dans mon cas, la relation entre les sujets que j’ai traités et des éléments de ma biographie sont plus évidents que pour d’autres historiens. J’assume donc la subjectivité du choix de mes sujets. Et je montre aussi, ce qui n’est pas non plus original, que  lorsque l’on fait de l’histoire, on nourrit sa réflexion de son expérience, de ce que l’on a vécu, de ce à quoi on a été confronté… Quand Marc Bloch écrit sur les rumeurs, il a en tête son expérience de la Première Guerre Mondiale. Et c’est donc une subjectivité bien différente de celle qui consisterait à croire que ce qu’on a vu et perçu représente toute la vérité historique. Si vous utilisez votre expérience pour questionner d’autres sujets, ce n’est plus de la "subjectivité", c’est de l’expérience.

Un exemple : j’ai vécu en Chine pendant deux années dans des circonstances exceptionnelles, à une époque où il y avait très peu de Français dans le pays. Et malgré les œillères idéologiques, la curiosité ne nous avait jamais lâchés : on furetait en permanence. Dans mon livre, j’explique donc comment, même en furetant, on n’arrive pas à obtenir l’information. Cette expérience-là me sert à poser la question : "Qui savait quoi pendant le génocide ?" À aucun moment je ne dis : "Les juifs en France pendant l’occupation, c’est comme les Chinois pendant la révolution culturelle", ce qui serait stupide. Mais les mécanismes qui me permettent d’appréhender quelque-chose et de poser des questions, ils proviennent aussi d’une expérience. C’est pour cela que je crois qu’il n’y a pas de Mozart en histoire : avant que de sombrer dans la sénilité et le gâtisme, l’historien en général s’améliore plutôt en vieillissant, parce qu’il accumule de l’érudition, mais aussi parce qu’il accumule une expérience qui lui permet de mieux comprendre certaines choses. Ce n’est pas simplement en allant tous les matins aux archives qu’on peut faire de l’histoire. Il faut aussi avoir une petite expérience. Mais là encore, ce point de vue qu’on trouve déjà exprimé chez Marc Bloch est partagé par l’ensemble de la corporation.

Nonfiction.fr – Sans doute, mais cela rompt tout de même avec une certaine image d’Épinal : de même qu’on exagère souvent la subjectivité des philosophes, il n’est pas rare qu’on se représente l’historien comme une personne qui maîtrise des dates et des faits, définitivement établis et totalement extérieurs à lui-même…

Annette Wieviorka – Oui, absolument, mais quand on cherche à établir des faits, là, il y a une méthode, sur laquelle d’ailleurs nous sommes tous d’accord. Vous n’aurez jamais de débats entre les historiens pour savoir si l’attentat de Sarajevo a eu lieu, si le pacte germano-soviétique a été signé, s’il y avait un protocole secret au pacte germano-soviétique, si Staline a signé l’ordre d’exécution de Katyn… Aucun historien professionnel ou digne de ce nom ne discute ces faits que nous recevons tous. Ensuite arrive l’explication, et c’est là qu’il y a des divergences et des différences de subjectivité, de sensibilité, y compris politique. Mais il y a quand même ce socle qui fait que nous avons un métier, avec des règles, et que les subjectivités sont contenues dans ce cadre.

Nonfiction.fr – Cela rentre en résonance avec ce que vous disiez de la constitution des objets d’histoire dans le présent des historiens qui les pensent : l’histoire vous semble-t-elle être, ou devoir toujours être utile ?

Annette Wieviorka – Oui, il y a une utilité de l’histoire dans le présent, mais c’est très difficile aujourd’hui de dire laquelle. J’appartiens à une génération qui a été beaucoup formatée par toutes les obédiences marxistes, pour lesquels la connaissance de l’histoire non seulement avait "du sens", mais également avait "un sens" : on savait où on allait, où l’histoire allait, et on pensait qu’en connaissant bien l’histoire, on pouvait transformer le monde. D’une autre façon, l’histoire de France qu’on apprenait à partir de l’école primaire, le grand récit national, avait une fonction dans la construction de l’identité nationale. Aujourd’hui, les choses sont beaucoup plus compliquées parce qu’on peine à trouver un sens à l’histoire dans un monde qu’on peine aussi à analyser. Le chambardement est tel qu’il devient beaucoup plus difficile de définir l’identité nationale et de faire usage de l’histoire. Je reste persuadée que faire de l’histoire et qu’apprendre et transmettre ce qu’est l’histoire a une visée éducative très profonde : l’éducation sur le passé et sur la recherche de la vérité devrait permettre de se déprendre des idéologies et de se questionner sur ce qu’est le présent. Mais c’est vrai qu’on ne voit plus trop ce que sont les usages de l’histoire aujourd’hui, parce qu’on a une histoire très éclatée, et je crois que c’est significatif de notre perte de capacité à lire le monde aujourd’hui qui nous permet moins de distinguer les usages de l’histoire. Et je pense même qu’aujourd’hui il y en a moins. Si vous regardez par exemple les partis politiques il y a vingt ans : tout homme politique était formé à l’histoire de sa formation politique et de ses grands hommes. Les socialistes étudiaient l’œuvre de Jaurès. Aujourd’hui, c’est tout à fait terminé. Je crois que dans le monde actuel, pour reprendre le mot de François Hartog   , on sacrifie beaucoup au présentisme, ce qui empêche de bien distinguer les usages de l’histoire. Dans le domaine public, elle est puissamment prise en charge par des conseillers en communication, et ce sont les mêmes qui établiront les discours sur 14-18, sur les anniversaires des grandes luttes politiques, etc., ce qui ne contribue pas à mettre en avant l’usage critique de l’histoire.

Nonfiction.fr – La notion d’"utilité" étant polysémique, on a le sentiment que vous reconnaissez dans votre livre une utilité particulière non pas seulement à la connaissance historique, mais aussi à la méthode qui est celle des historiens, à un certain savoir-faire susceptible de répondre à des demandes, comme vous l’avez fait par exemple dans le cadre de la commission Mattéoli.

Annette Wieviorka – Oui, c’est certain. Je pense d’abord qu’il y a une éthique du métier d’historien et une méthode, ce qui est formateur pour tout. Dans le cas de travaux comme ceux de la commission Mattéoli, la recherche des archives et le traitement de ces données, personne d’autre que nous, historiens et archivistes, ne pouvait le faire. Ensuite, une fois déterminées les sommes qui étaient restées ici ou là, il a fallu déterminer ce qu’on voulait ou ce qu’on devait en faire plus de soixante ans après. Et là, ce n’est bien-sûr plus le rôle des historiens, au-delà du fait que les historiens sont aussi des citoyens et qu’ils peuvent avoir un avis comme les autres, sans plus ni moins de légitimité que n’importe qui d’autre, pour dire ce que doit être une procédure d’indemnisation. Ce sont là des choix qui relèvent du politique, et pas de l’historien.

Nonfiction.fr – Pour reprendre le problème sous un autre angle, on fait souvent un parallèle entre la reconstruction de la vérité par les juges et par les historiens, qui sont mus par des préoccupations différentes. À cet égard, certains ont pu soutenir que les historiens maîtrisent des procédures de reconstitution du passé irremplaçables…

Annette Wieviorka – Absolument, elles sont tout à fait irremplaçables, et dans ce sens là, l’historien est irremplaçable. C'est-à-dire, pour essayer de m’exprimer autrement, que chacun a un rapport avec le passé, à la fois individuel et collectif, et ce rapport avec le passé n’est pas forcément le rapport que l’historien dans son métier entretient avec le passé qu’il étudie. Chacun a la liberté d’établir son rapport avec le passé comme il l’entend. Ce serait une catastrophe si les historiens devaient dire : "Voilà, nous avons établi telle et telle vérités, et plus personne n’a le droit de parler autrement de la guerre d’Algérie, de la Seconde Guerre Mondiale, du mur d’Hadrien ou de ce que vous voulez." Il y a d’autres moyens de parler du passé : la littérature, la BD, le cinéma, la psychanalyse… Mais le régime de vérité qui est celui de l’historien, lui, est particulier. Il le partage peut-être en effet un peu avec les juges, de par ses méthodes qui consistent à utiliser des témoignages : le scepticisme de l’historien par rapport au témoin est le même que celui des juges, tout comme le soin qu’il met à recouper les témoignages. En général, l’historien a une méthode propre, mais cela ne veut pas dire qu’il ait la charge de dire un rapport officiel d’un pays ou des individus au passé.

Nonfiction.fr – Pour rester sur cette question de la liberté dans le rapport au passé, vous rapportez – et il est du reste bien connu – qu’un certain nombre d’historiens mais aussi d’anciens déportés se sont opposés au "devoir de mémoire". Cette question semble finalement assez emblématique des conflits qui peuvent naître des poussées politiques dans les usages du passé… 

Annette Wieviorka – Oui. Pour l’historien, l’idée d’un "devoir de mémoire" est parfaitement stupide. C’est Ricœur qui a le plus écrit là-dessus, et comme il l’exprime si bien, les deux mots sont presque antithétiques. La mémoire fonctionne comme elle fonctionne, mais surtout pas par devoir. Du reste, on peut aussi se demander à quoi sert le "devoir de mémoire" ? Qu’il y ait une nécessité de faire de l’histoire, et de l’enseigner aux jeunes générations, oui, mais pas ce "devoir de mémoire". Là encore, ma position n’est pas originale, et tous les historiens, comme tous les philosophes et intellectuels, récusent cette idée.
Ca a été une sorte de slogan et ce qui est très intéressant, c’est comment il est arrivé. Les survivants des camps ont dit : "Nous devons nous souvenir de nos morts", ce qui est en fait une sorte de devoir d’homme civilisé, de la même façon qu’on va sur les tombes le jour de la Toussaints pour les catholiques, pendant les jours du Yahrzeit pour les juifs. Dans nos civilisations comme dans les autres, on honore nos morts, et il n’y a pas de civilisation sans rites funéraires ni sans façons d’honorer, aussi différents soient-ils. Après la libération, les survivants actent donc un devoir de se souvenir de leurs morts ; et ils le font, en mettant des plaques, en rajoutant des noms aux monuments aux morts, etc. Puis c’est au moment du procès Barbie en 1987, qui a été un grand événement, qu’a été popularisée l’idée sortie de son contexte qu’il y avait un devoir de mémoire ; un devoir de mémoire dont on n’a jamais trop su ce qu’il était, sauf qu’il fallait "empêcher que ca recommence". Et comme en même temps, chaque fois qu’on veut comparer des situations, par exemple au moment de l’expulsion d’enfants sans papiers ou à la suite du discours de Grenoble de Nicolas Sarkozy, on hurle : "Attention !  On ne les emmène pas à la chambre à gaz ! Il ne faut pas comparer ! C’est obscène de comparer !", on se demande à quoi peut servir ce devoir de mémoire, puisque la mémoire pour la mémoire, ca n’existe pas. Il devient du rien. Le "plus jamais ca", ce n’est rien du tout non plus, puisqu’il n’y a finalement jamais de réflexion pour savoir comment ne plus jamais faire ca, et que bien plutôt, on charge le ressenti de vacciner contre la fébrilité future. Or on sait très bien que les hommes se décivilisent très facilement. C'est-à-dire que si on ne s’entre-tue pas dans la rue, si on ne vole pas le voisin, si il y a un certain nombre de choses qu’on ne fait pas, ce n’est pas seulement parce qu’on est bon, mais c’est tout simplement parce que la société nous l’interdit et qu’on obéit à ses interdits. Dans les périodes de guerre,  on s’aperçoit que ce qui est de l’ordre du fait divers devient la norme, et on sait que c’est parce que la situation l’autorise. Donc ce n’est pas en éduquant les élèves en leur disant : "Attention si tu ne connais pas bien ton Primo Levi tu vas devenir un petit nazi" qu’on empêchera que ces situations se reproduisent. Car c’est seulement en veillant à ce que le monde ou la société dans laquelle on vit ne crée pas une situation ou tout le vernis de la civilisation éclate. Je viens de lire dans Books un article de quatre-cinq pages absolument passionnantes sur une étude faite à partir d’écoutes de conversations de prisonniers de guerre allemands détenus en Angleterre, qui se raconte leurs faits d’armes. Par exemple, des aviateurs racontent comment ils visent leurs cibles et comment ils s’éclatent en poursuivant une femme qui court dans la rue et en l’explosant. Et la conclusion de l’article est celle que je viens de vous donner et avec laquelle je suis bien-sûr d’accord. Dans toute société, disent-ils, il y a 5% de personnalités sadiques, etc., mais ce n’est pas ceux-là qui vont commettre tous ces crimes : c’est parce que la société les autorise.

Nonfiction.fr – Dans un autre genre, on ne peut qu’être fasciné par la position de Ruth Klüger qui a rejeté de façon très virulente l’assignation à témoigner, et qui a refusé de revêtir une identité exclusive de déportée. Pensez-vous que ces positions qui viennent casser des demandes émergeant du champ civique puissent être reçues d’une manière ou d’une autre par l’historien "à son établi" ?

Annette Wieviorka – Oui, et c’est ce que j’ai voulu montrer dans plusieurs de mes travaux, notamment dans L’ère du témoin   . Après la guerre, vous avez deux cent témoignages, qui disent à peu près tous la même chose, et qui sont tous construits pareils. Quarante ans après, vous reprenez les témoignages du même événement, et vous avez une autre construction du témoignage. Quand vous écoutez les témoins parler à la télévision ou des collections de témoignages, la plupart d’entre eux racontent la même chose. C'est-à-dire qu’en témoignant, sans pour autant mentir bien-sûr, ils font le récit qu’on leur demande. Il y a par exemple des expressions comme "j’ai été traumatisé" que je vous mets au défi de trouver dans les témoignages des années 1940-1950, mais qui sont systématiques dans les années 1990. Donc vous avez une façon d’aborder le témoignage qui est en fait conforme aux attentes de la société dans laquelle le témoin énonce son récit. Tout le monde raconte la même chose tout simplement parce qu’il y a une uniformisation des discours : le discours politique est uniformisé, le discours du témoin l’est aussi. Quand des personnes particulières comme Ruth Klüger   ou Anne-Lise Stern   cassent ce discours, cela oblige à réfléchir, notamment l’historien. Mais tout dépend aussi de ce qu’il cherche. Dans L’ère du témoin, j’ai essayé de faire une histoire du témoignage, d’historiciser la figure du témoin.

Dans son dernier livre qui a eu beaucoup moins d’écho   , Ruth Klüger raconte qu’au moment de prendre sa retraite d’enseignante, elle se fait effacer son numéro de déportée. Elle  vivait sur la côte ouest des Etats-Unis où pour des raisons climatiques on porte souvent des manches courtes. À ce moment là, reprendre sa liberté, cela veut dire effacer le signe visible d’Auschwitz.  Quand je vois l’été Henri Borlant, qui est un ami très proche, et qu’il est en chemise, je ne peux pas m’empêcher de regarder son numéro. Je serais presque portée à le toucher. Dans l’espace public, on ne peut pas s’empêcher de regarder et de se demander quelle est l’histoire de cette personne. C’est comme un stigmate, comme une étoile jaune. Aussi difficile à interpréter qu’il soit, ce geste dit sans doute lui aussi quelque chose de la figure du survivant.

Nonfiction.fr – À la suite de Marc Bloch, vous en appelez à une "heure d’exactitude" qui semble faire écho à la fois à l’indifférence et aux multiples formes de concurrence dont peut souffrir la connaissance historique : si cet appel semble un peu désabusé, ne fait-il pas aussi écho, paradoxalement et heureusement, au fait que le "récit de vérité" que l’histoire ambitionne d’être est de plus en plus abondant, et accessible ?

Annette Wieviorka – Ce titre vient d’un texte conclusif pour un volume collectif, Qu’est-ce qu’un déporté ?   , qui reprenait les actes d’une journée d’étude, et dans lequel j’avais utilisé cette expression utilisée par Marc Bloch au sujet des nomenclatures. Car lui-même était confronté à ces questions-là dans ses analyses de la féodalité par le fait que tous les concepts qu’il mettait au point n’arrivaient jamais à passer la barre du milieu des historiens. Il se demandait donc pourquoi "l’heure d’exactitude" tardait tant à venir, et si jamais un jour elle viendrait. C’est Séverine Nikel qui a eu l’idée de prendre cette expression comme titre, et je crois qu’il y a plusieurs façons de l’entendre. "L’heure d’exactitude", c’est celle qu’on attend quand on est historien, en recherchant la vérité mais aussi les mots pour la dire. Parce que la question de comment on écrit est aussi très importante. Or, par leur façon de circuler dans l’espace public, ces mots à usage politique perdent leur sens. Pensons aux notions de "crime contre l’humanité", de "génocide", etc. 

Un certain nombre de mots ont acquis une force telle que certains groupes les revendiquent pour obtenir leur reconnaissance. La difficulté que les historiens ont, quand ils ont établi une vérité, à la faire passer dans le grand public, c'est-à-dire à changer les lignes, tout le monde la ressent. Quand Jean-Jacques Becker étudie comment les Français sont entrés dans la guerre et qu’il montre qu'ils ne se sont pas tous précipités à Berlin une fleur au fusil, il convainc les historiens, mais  n’empêche pas le vieux mythe de perdurer. Le travail qui vise à établir une vérité historique et à la faire s’imposer dans l’espace public pour mettre un terme aux idées reçues aboutit rarement. C’est un peu décourageant, parce qu’on aurait souhaité qu’on parle autrement de l’événement qu’on a travaillé, mais il demeure exceptionnel qu’on arrive à déplacer les lignes. Ce n’est pas pour cela qu’il faut renoncer

Propos recueillis par Ainhoa Jean et Pierre-Henri Ortiz

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