Une analyse magistrale de la forme Atlas à partir des travaux d'Aby Warburg

Cet automne on trouve dans les librairies deux nouveaux ouvrages issus de l´admirable chantier de Georges Didi-Huberman : Écorces, un bref et surprenant récit-photo sur un voyage à Auschwitz-Birkenau, prolongement du séminal Images malgré tout (2003), et Atlas ou le gai savoir inquiet, troisième volet de la série L´œil de l´histoire et objet du présent article.

La série L'œil de l´histoire marque un tournant politique dans la pensée de Didi-Huberman, tournant anticipé par la virulente polémique déclenchée par la publication d'Images malgré tout, qui a opposé, d´un côté, ceux qui défendaient une interdiction de regard et une injonction de silence sur la Shoah (notamment Claude Lanzmann et Gérard Wajchman), et, de l´autre, la critique philosophique de l'inimaginable réclamée par l´historien de l'art. Pour Didi-Huberman, c´est l´image qui rend lisible l'histoire et le temps, raison pour laquelle L´œil de l´histoire s´attèle à la tâche de comprendre ses enjeux et de parvenir à formuler une politique de l´imagination. Si ses premiers travaux, comme par exemple Devant l´image (1990), entamaient une critique de l'iconologie panofskyenne - puisqu’elle réduisait les images à une simple illustration des concepts -, la découverte de la notion de lisibilité chez Walter Benjamin lui a montré comment on peut discerner dans les images, comprises d'un point de vue dialectique et en tant que multiplicités complexes, des effets de connaissance et des prises de position où s´entrelacent le regard et la critique, le voir et le savoir.

Une image n'est jamais unique, voilà comment se formule la première hypothèse de travail de L´œil de l´histoire. C´est dire que dans cette série les images sont toujours au pluriel et que les penser revient à savoir s'inscrire dans la logique de leur agencement, de leur montage. Ce concept est fondamental : "Le montage serait une méthode de connaissance et une procédure formelle nées de la guerre, prenant acte du 'désordre du monde'. Il signerait notre perception du temps depuis les premiers conflits du XXe siècle : il serait devenu la méthode moderne par excellence"   . Le montage tisse peut-être le principal fil rouge des recherches de L'œil de l´histoire : si Quand les images prennent position (2009) l´étudiait à partir du Journal de Travail et du ABC de la Guerre de Bertolt Brecht, si Remontages du temps subi (2010) se consacrait aux images du camp de Falkenau filmées par Samuel Fuller aussi bien qu´aux films de Harun Farocki, maître du montage cinématographique, ce troisième tome revient à Aby Warburg – déjà objet de la monographie L'image survivante – Histoire de l´art et temps de fantômes selon Aby Warburg (2004) – pour poser la question du montage à l´intérieur d´une des ses plus importantes sources : l'atlas Mnémosyne, élaboré par le grand historien de l´art allemand entre 1924 et 1929.

Dans ces pages, Didi-Huberman s'intéresse moins à une lecture planche par planche de Mnémosyne, tâche sans doute inépuisable, qu'à la façon dont sa forme constitue "une machine de lecture"   où on peut "lire ce qui n´a jamais été écrit"   , forme qui se sert du montage pour faire advenir un savoir là où il n'y avait que la profusion illimitée de l´archive. Remarquons en passant que l´auteur ne se limite pas à étudier le montage à partir d´un angle uniquement théorique, mais qu'il le pratique dans son écriture même, procédant par "gros plans", usant de sa si belle érudition  pour monter et démonter la forme Atlas à partir d´une archéologie qui convoque tour à tour Atlas le titan mythologique, les affinités électives de Goethe, le foisonnement des listes chez Borges commenté par Foucault, la peinture de Goya ou le gai savoir de Nietzsche, entre beaucoup d'autres références qui, n´étant jamais gratuites, produisent des montages de concepts et d´images à fort valeur heuristique.

Divisé en trois parties, l´essai s´attarde initialement sur la forme poétique de l´Atlas, nommée Disparates à la suite de Goya. Il y est question de la façon qu´a l´imagination, comprise d´un point de vue baudelairien, de découvrir les "rapports intimes et secrets de choses"   , en exposant le savoir au risque du sensible. Les planches de l'Atlas Mnémosyne sont ainsi, pour Didi-Huberman, des tables où se recueille le morcellement du monde, des lieux où le désordre des choses s´expose, se monte et se remonte, dans un exercice qui, respectant l´inépuisable, l´hétéroclite, l´ouvre par ce même geste à des nouvelles configurations, dessinant des constellations (astra) en dépit du chaos viscéral des monstra.

La deuxième partie s´occupe de la forme anthropologique de l´Atlas. Le savoir mis en images de Mnémosyne est un savoir tragique : Atlas, le titan mythologique, porte traditionnellement en fardeau les souffrances du monde et sert à Didi-Huberman pour construire le modèle d´un "savoir par le souffrir (pathei mathos)"   dont Aby Warburg lui-même serait l´exemple paradigmatique. En effet, suite à une crise psychiatrique provoquée par les catastrophes de la Grande Guerre, l´historien de l'art a été interné dans un sanatorium entre 1921 et 1924, et Mnémosyne peut donc être lu, selon Didi-Huberman, comme une tentative de réponse aux désastres causés par ce conflit de proportions jusque-là inconnues. S´appuyant sur Nietzsche et son hypothèse d´un gai savoir, ajoutant la dimension de l´inquiétude présente dans les Lieder de Schubert, débusquant chez Goethe les affinités électives qui pour chaque morceau du monde cherchent le principe morphologique à l´origine de leur singularité, Didi-Huberman esquisse une théorie de l´imagination qui trouve dans la célèbre gravure  de Goya (El sueño de la razón produce monstros) son emblème par excellence, l´image où se dialectiseraient, sans synthèse, les caprices de l'imagination et le travail de la raison, les ténèbres du monde et la réponse inquiète du gai savoir.

Dans la dernière partie s´interroge la forme politique de l´Atlas. Mnémosyne est envisagée, de ce point de vue, comme la réponse warburgienne à la crise historique et culturelle du monde moderne. Au démontage du monde Mnémosyne oppose un montage qui n´illustre pas un savoir préalable mais recueille plutôt la dissémination des symptômes, rendant possible une nouvelle modalité du voir : un regard que Didi-Huberman appelle embrassant (Übersicht), inséparable d'un "empirisme supérieur" (Deleuze) où les relations prolifèrent et ne se réduisent jamais à ses termes. L´archéologie des images se transforme ainsi dans un dispositif pour voir le temps, la mémoire inquiète de l´Atlas devient une critique et une clinique de l'histoire.

L'interrogation de longue haleine que Georges Didi-Huberman pose depuis longtemps aux images l´a conduit dans des directions que ses débuts ne laissaient pas soupçonner. Empruntant ses propres mots, on pourrait simplement ajouter que ce livre poursuit infatigablement la recherche de la "loi secrète des images dont aucune théorie ne possède le fin mot – ou le surplomb, ou la synthèse – puisqu´elle s´invente, s´incarne et se transforme à chaque nouvelle affinité, á chaque nouveau conflit"   . Loi qui se fait et défait comme une vague à chaque planche d´un atlas, à chaque montage des concepts et des images, loi qui laisse pourtant sa trace dans le sable toujours mouvant de la page

 

A lire sur nonfiction.fr : 

- Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L'oeil de l'histoire, 1, par Camille Renard. 

- Aby Warburg, Miroirs de faille, par Nuno Carvalho.