Un tour d'horizon mondial sur la pensée et les pratiques de la mise en commun de la connaissance à l'aube du XXIème siècle, touchant aux problématiques de la santé, de l'éducation, de l'industrie du logiciel, de la recherche scientifique, du droit, de l'environnement...

Coordonné par l’association VECAM   , l’ouvrage collectif Libres savoirs, les biens communs de la connaissance réunit vingt-six contributions écrites par trente auteurs vivant sur tous les continents autour de la problématique du partage des ressources et de la mise en commun des savoirs à l’aube du XXIe siècle.

Études inédites et articles de référence, pour une approche transversale

Le grand mérite de cette publication est, pour le lecteur qui souhaite s’initier à ces questions, comme pour celui qui voudrait en approfondir certaines, d’offrir un panorama d’études inédites et d’articles de référence pour la première fois traduits en français. L’approche est transversale, multipliant les coups de projecteur sur des secteurs aussi divers que l’agriculture, la santé, l’éducation, la génétique, la culture, la science, l’internet, l’industrie du logiciel... Il en ressort un ensemble d’expériences foisonnantes, articulées entre elles par les enjeux qu’elles partagent, notamment juridiques, philosophiques, pragmatiques et communicationnels. La perspective du temps long, historique, côtoie celle de l’actualité.
Dans le cadre de cette note de lecture, j’ai choisi de privilégier quelques thèmes et problèmes plutôt qu’une présentation exhaustive, par article et dans l’ordre du sommaire. J’adopte une double formule de notation des sources. Soit j’indique le(s) auteur(s) et le titre complet de l’article lorsque j’y consacre un paragraphe conséquent, soit je me limite au numéro de page, lorsque je puise une idée ou une citation ponctuelle. Pour les lecteurs intéressés par le sommaire complet de l’ouvrage, je renvoie à l’adresse suivante : http://cfeditions.com/libresSavoirs

La définition des « communs »
Les « communs » sont des ressources que les communautés humaines sont susceptibles de partager pour entreprendre une action, pour développer ou jouir d’un service, d’un produit, d’une liberté. Le mot à peser dans cette première définition est « susceptibles », car ces « communs » susceptibles de partage sont tout autant susceptibles de privatisation, d’exploitation marchande unilatérale ou de contrôle par un pouvoir centralisé. Il y a toujours une tension entre le « jardin enclos » et le « parc public » (p.163), entre « mon site » et « notre bien commun » (p.167). D’où « la double nature des communs » (p.49), entre enclosure et ouverture.
D’où, aussi, la définition que propose Charlotte Hess   : « Les communs sont des ressources partagées par un groupe de personnes et qui sont vulnérables aux dégradations et aux enclosures. Cette définition présente quatre composantes : elle met l’accent sur la relation entre les ressources et un groupe, une “communauté” ; elle désigne le partage comme étant le modus operandi ; elle souligne que la vitalité des ressources communes est fragile ; et qu’il existe une compétition pour leur usage et appropriation. Elle implique également la nécessité d’intégrer la protection et la durabilité des communs dans le choix de règles et de décisions sur leur usage et leur appropriation. »  
Cette définition et ses implications se retrouvent pour l’essentiel dans la formulation proposée par Frédéric Sultan : « Les biens communs recouvrent en même temps la substance du bien qu’il faut souvent préserver d’un accaparement, les règles qui en permettent le partage, et enfin l’organisation collective et démocratique qui les gouverne. Une part de la complexité de cette notion vient de cette imbrication. »  
Ainsi, les communs du savoir sont-ils souvent le résultat d’un choix alternatif, d’une forme de lutte ou d’une dérogation. Par exemple, le « fair use » d’une source protégée n’arrive que comme exception au droit d’auteur applicable en général ; ou encore, dans une société coopérative, le pouvoir de décision et le capital sont partagés entre les salariés, mais ce n’est pas le modèle dominant dans l’histoire du capitalisme.

Études de cas de biens communs

Voici, parmi d’autres, trois cas d’organisation en biens communs dont l’histoire et les enjeux sont approfondis dans le livre :
1- Dans la tradition agricole, l’évolution des semences se faisait au sein de communautés locales, dans le cadre d’échanges restreints à une petite portion. L’objectif, au-delà du partage créateur de richesse commune, était de renouveler la diversité et la variabilité des graines, adaptées à des conditions locales de production. Le système des brevets sur le vivant, des catalogues autorisés, du COV (Certificat d’Obtention Végétale, 1961) et, plus récemment, le « marquage moléculaire », entraînent, tout à l’inverse, une concentration à la fois des offreurs patentés et une homogénéisation des souches et des espèces commercialisées à l’échelle du globe.  
2- Le partage de la connaissance commence avec l’expérience de travailler avec des camarades de classe pendant les études. À l’échelle du monde, le pari est qu’avec bientôt sept milliards d’individus, « il serait vraiment étrange qu’il ne s’en trouve pas un pour avoir une grande idée pour faire quelque chose de différent avec le contenu de votre travail »   . Les exemples sont légions. Les études géologiques peuvent intéresser les historiens de la Crète antique comme les spécialistes des lézards des Îles Galapagos. Il n’est pas seulement question d’avoir accès sans contrainte aux documents, mais aussi de pouvoir les copier gratuitement dans un but non lucratif, et enfin de créer des travaux dérivés en utilisant tout ou partie de ces savoirs circulants, en les remixant ou les fusionnant. Cependant, la prolifération des licences, des langages informatisés de compréhension et d’écriture nécessitant une véritable éducation, et enfin des matériels incompatibles, contrecarrent ces réservoirs de créativité et de progrès, ou du moins en ralentissent la diffusion   .
Ici comme ailleurs, ce que mettent en évidence les auteurs, c’est, de manière générale, la « sous-utilisation de ressources intellectuelles due à l’excès de brevets » (p.41).
3- En 1215, en Angleterre, après un temps de révolte des pouvoirs locaux contre le roi, la Grande Charte et la Charte des forêts signent l’émergence du concept des communs. Elles établissent le droit de tout homme de connaître les raisons de son emprisonnement et d’être jugé, et ouvrent l’accès partagé aux forêts, en particulier au miel qui peut y être récolté, ou au bois de chauffage, indispensable aux plus nécessiteux. La descendance de ces textes est prestigieuse, de la Déclaration d’Indépendance américaine aux Constitutions des nations modernes. Mais les retours en arrière sont toujours possibles, par exemple avec la remise en question de la cueillette et de la chasse par les Indiens dans les forêts américaines à partir de 1880, jusqu'au Patriot Act de 2001 aux États-Unis   .
J’en viens maintenant à deux problématiques plus spécifiques.

L’information brute, numérisable, versus qualitative, contextualisée
Classiquement, deux visions de la communication peuvent être appelées pour penser l’information. Il y a d’une part l’information brute, réduite à un contenu codifié, qui vaudrait en lui-même, avec une certaine stabilité des effets du message dans le temps et dans l’espace. Il y a d’autre part une pensée de l’information plus qualitative, remise dans son contexte, dont le sens et les effets résulteraient d’une interprétation située, prenant notamment en compte une pluralité de lectures possibles et de communautés d’interprétation, échappant à toute stabilité universelle des codes.
Il est intéressant de retrouver cette problématique dans le contexte de l’étude des communs du savoir agricole. De quoi s’agit-il ? Une graine peut être réduite à son contenu d’information génétique. Un séquencement moléculaire brevetable signe telle ou telle semence. En poussant cette logique à son terme, « la biologie synthétique n’a pas besoin de graines vivantes mais uniquement des séquences génétiques numérisées, récupérables sur des graines mortes, et destinées à la reproduction par synthèse chimique : est-ce pour cela que les multinationales ont décidé de laisser mourir les graines des banques ? »   . La formule numérique consignée dans un ordinateur devient le passage obligé de la reproduction d’une espèce vivante. Conséquence radicale d’une conception de l’information enclose dans la brutalité du chiffrable et du numérisable.
L’information brute devrait-elle suffire à déterminer une politique et une éthique du vivant ? Non, répond Guy Kastler, et il évoque deux types d’arguments, qui valent tout aussi bien pour défendre, plus généralement dans toute situation de communication interhumaine, la conception alternative de l’information, qualitative et replacée dans son contexte. Une graine ne se réduit pas à son génome et sa morphologie simplifiée, consignable dans un catalogue. Elle inclut « ses caractères agronomiques, gustatifs, nutritionnels, culinaires, d’adaptation aux techniques de transformation, culturels, religieux, paysagers… tous issus de leur ancrage territorial, social et économique » (p.126).
Selon cette seconde conception de l’information, la graine devient le lieu d’inscription de savoirs explicites et implicites, produits d’une histoire et de relations au sein de communautés de production et d’usage. Ce que montrent avec fougue Adelita San Vicente Tello et Areli Carreón de la relation entre le maïs et le Mexique, où cette plante est plus qu'un aliment, mais un constituant essentiel de la collectivité et des humains qui y vivent   .
De même, sur les médias électroniques, l’information a-t-elle une histoire. Elle circule au sein de groupes qui l’ont produite, qui en relaient la diffusion, puis elle est reçue et interprétée par d’autres communautés qui la transforment par le seul fait du changement de contexte. Jamais l’information, fût-elle un code informatique, ne vaut détachée de son contexte d’écriture et de lecture, socialisé, interprétatif, pragmatique.
Dans le domaine particulier du logiciel libre, le code garde la trace du processus de production qui l’a enfanté. Ce principe n’est pas qu’éthique. Il se traduit juridiquement. La GPL (General Public Licence) « contraint celui qui s’appuie sur du code libre à rendre à la communauté les ajouts et corrections qu’il aura pu apporter. On parle de licence virale : tout logiciel qui utilise du logiciel libre doit lui aussi rester un logiciel libre. Cette invention juridique est fondatrice »   . C’est dire que le code ne se résume jamais uniquement aux performances qu’il accomplit. Comme la graine inscrite dans une communauté de production et d’usage (de lecture pourrait-on dire), il circule et se transforme en ayant, attaché à lui, un certain nombre de caractères qualitatifs et contextualisés, dont la force est d’avoir trouvé une formulation juridique.

Les ruses de la raison privative
Une autre problématique soulevée par le développement des biens communs est qu’il ne suffit pas d’affirmer un accès libre, public et universel au savoir pour assurer les exigences de partage. Anupam Chander et Madhavi Sunder soulèvent des objections à ce qu’ils appellent, selon le titre de leur contribution, « La vision romantique du domaine public »   . Ils notent que ce sont désormais les entreprises privées qui réclament que les arbres et les chants des Shamans tombent dans le domaine public. Pourquoi ? Parce que, dès lors, les savoirs traditionnels et les richesses de l’évolution naturelle sont appropriables, privatisables, exploitables par les grandes corporations, comme autant de champs pétrolifères. La conséquence de cette extension du droit de la propriété selon le modèle de l’Occident riche et développé est, entre autres, une inégalité immédiate des bénéfices et des échanges dans le contexte de la globalisation : « Pour reprendre les termes employés par James Boyle, “le curare, le batik, les mythes et la danse Lambada suintent en abondance des pays du Sud… dans le même temps le Prozac, les jeans Levis, les romans de Grisham et le film Lambada ! y sont massivement déversés…”   Les premiers ne font l’objet d’aucun droit de propriété intellectuelle, les seconds sont eux protégés. In fine, le régime international de propriété intellectuelle génère un transfert de richesse des pays les plus pauvres vers les plus riches »   .

Conclusion. Le laboratoire de la globalisation responsable

Si « les défenseurs des communs ne cherchent pas à construire une narration globale mais répondent à des besoins très concrets, souvent très locaux »   , force est de constater qu’un ouvrage comme celui dont il est question ici contribue à bâtir un discours et un engagement, des concepts et une ambition plus globales. Par-delà les secteurs et les expériences applicatives, il se dégage une utopie que Valérie Peugeot qualifie de « pragmatique » (p.13-19). Une espérance en acte qui, d’un seul geste, propose une éthique relationnelle, d’inspiration contractualiste, égalitaire et durable, et une reconnaissance des spécificités locales et des compétences propres à des groupes. Une utopie qui parvient à saturer en même temps le sens du commun, du partage, et la singularité, la diversité, la liberté d’innovation, sous condition de vraies négociations sur les rapprochements possibles et les différences valorisées. Une sorte de laboratoire de la globalisation responsable.
Les enjeux pour la science, elle-même globalisée, se retrouvent dans les disparités de traitement des articles, entre ceux qui ont accès aux revues internationales et ceux qui se contentent de « revues dédaignées et négligées par les grands centres de l’oligarchie, souvent en langue locale »   . Les idées, pour se croiser et se fertiliser mutuellement, ont besoin de questions ouvertes, venant d’horizons et manifestant des motivations diverses, puis de réponses largement diffusées pour espérer atteindre les lecteurs potentiellement intéressés. De ce point de vue, les revues en ligne, gratuites et pluridisciplinaires, participent à la circulation des communs du savoir.