Le prix Sade de l’essai 2011 couronne une analyse, irrévérencieuse et passionnante, du magazine Playboy. Une ré-invention de l’histoire de la masculinité, de l’espace et du design.
 

* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.

 

Approcher le bazar des rêves collectifs

Après nous avoir livré un Manifeste contra-sexuel où elle faisait un brillant et hilarant éloge du godemiché   , après avoir rendu compte de son protocole d’intoxication volontaire aux hormones mâles dans un bouillonnant récit à mi-chemin entre la théorie et la fiction   , Beatriz Preciado – activiste et intellectuelle queer – nous revient aujourd’hui pour se lancer dans la réécriture de l'histoire américaine de l'après-guerre, à partir d'une analyse, aussi détaillée qu’intelligente, du magazine érotico-pornographique sans doute le plus connu au monde : Playboy.

Mieux vaut savoir d’emblée que Preciado applique à ses propos une logique rigoureusement foucaldienne. Critiques acerbes du bio-pouvoir, passez votre chemin : ce livre vous déplaira ! Défenseurs de l’Histoire et des Faits, pour qui les enjeux du pouvoir ne peuvent se déplacer des décisions prises du sommet de l'exercice politique, ne lisez pas ce texte ! Amateurs du politiquement correct, cet ouvrage n’est décidément pas pour vous. Ici, Preciado nous invite à plonger dans les eaux troubles et confuses d’un pouvoir diffus, obscur, qui s’exerce par le bas, c'est-à-dire à même nos corps. Pour Preciado, à la suite de Foucault, nos subjectivités sont façonnées par des normes qui corsètent nos chairs par le biais des médias, de l'architecture, voire même, du design !

Dans ce nouvel ouvrage, mais c’était peut-être aussi déjà le cas dans les deux premiers, Preciado ne nous donne donc pas précisément à lire une interprétation de la réalité ; elle forge plutôt un artifice en mesure de cerner le réel du monde tel qu’il se construit. Elle avance d’ailleurs prudemment sa pensée sous l'égide d’un extrait de La fille aux cheveux étranges  de David Foster Wallace qu’elle met en exergue : "Ces textes sont de pures fictions. Certains d’entre eux projettent les noms de "vraies" figures publiques dans des personnages et des situations inventés. Les noms d’entreprise, de médias et de personnalités politiques ne sont utilisés ici que pour représenter des personnages, des images, tout le bazar des rêves collectifs (...)"   . Prendre le risque du détour par l’affabulation, par l’excès de la fiction, par les déformations et les gauchissements dont elle peut se parer, c’est certainement s’avancer vers un monde dont l’aspect est encore moins respectable et encore plus effrayant que celui des "vraies figures publiques". En s’enfonçant dans ce que l’on pourrait appeler, avec Nietzsche et Deleuze, les puissances du faux, l’auteure renonce peut-être à l’exactitude historicisante du savoir mais elle réussit à toucher au plus près du "bazar des rêves collectifs".

Or, de fait, avec Pornotopie, Preciado plonge sa plume dans une encre vénéneuse qui renverse les certitudes positivistes pour inventer une autre Histoire, pour la queeriser : rendre aussi folle que bizarre   la lecture que nous pouvons avoir des rapports entre la construction des identités, la sexualité et l’architecture depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bref, Preciado relit le réel de nos existences à l'aune de ce qu'il revêt à la fois de plus dérisoire et de plus secret : un magazine porno.

Avec une écriture à la fois drôle et limpide, l’auteure défend une thèse pour le moins originale qui risque de fasciner autant que de déplaire. Le magazine Playboy et ses dérivés (films, chaînes télévisées, mais aussi appartements, penthouses, clubs, hôtels, meubles) ont contribué à inventer un nouveau type de masculinité. Celui-ci se traduit dans une réorganisation de l’espace domestique et des plaisirs sexuels.

Pornotopie et naissance du régime pharmaco-pornographique

Généalogiquement, le terme "pornotopie" découle tout droit de la célébrissime Utopie de Thomas Moore (lieu bel et bon mais sans existence concrète) et prend la relève de ce que Foucault pointait, dès Les mots et les choses   , comme une hétérotopie (espace autre pourvu, cette fois, d’une existence concrète, capable de contrer les normes en vigueur dans une société   .

La pornotopie est donc un lieu où viennent se connecter espace et sexualité. L’empire médiatique que Hugh Hefner  – le père de Playboy – bâtit à l’effigie d’un lapin, constituerait donc la première pornotopie marquant le passage à ce que Preciado appelle la société de l’ "hyper-modernité" où le contrôle de nos corps s’exerce, d’abord et avant tout, par l’entremise d’un régime pharmaco-pornographique. Sous ce régime, les décisions des "rois", la crainte de la loi, la peur de la prison ou même le respect d’un quelconque règlement perdent de leur aura assujettissante (au double sens de soumettre et de rendre sujet de raison). En revanche, ce qui s’y impose avec de plus en plus de consistance, c’est la façon dont les corps jouissent aussi bien à travers des connexions médiatiques (réseau, téléphone, télévision, caméra de vidéo-surveillance, webcam, tablettes) devenues de véritables prothèses somatiques qu’à travers l’absorption régulière d’une pharmacopée dont l’étendue va de la plus simple aspirine aux hormones les plus puissantes en passant par toute une série de drogues diverses et variées. Playboy, la revue, mais aussi le style d’architecture et de vie qu’elle laissait miroiter au fil des pages et des innombrables constructions de son père fondateur, aurait réussi à insuffler "de nouvelles pratiques de consommation de l’image par le biais de nouvelles techniques de production et de diffusion et, au passage, de codifier un ensemble de rapports inédits entre image, plaisir, publicité, sphère privée et production de subjectivité"   .

Mais, plus précisément, en quoi la vie du playboy, homme volage passant ses journées en pyjama et peignoir de soie sur un lit rotatif, entouré de jeunes et jolies femmes-objets constitue-t-il un nouveau paradigme dans la représentation de la masculinité ? Preciado explique qu’au moment où Hefner lançait sa revue : "Le capitalisme de guerre mutait vers un capitalisme de consommation et d'information qui plaçait le corps, le sexe et le plaisir au centre de la gestion politique"   . Playboy correspond ainsi à une cristallisation symptomatique de cette mutation vers un capitalisme que l’auteure n’hésite pas à qualifier de "chaud".

Depuis sa création, la revue a promu, en effet, un style de vie s’opposant radicalement au modèle traditionnel en vigueur dans l’immédiat après-guerre. Préciado explique : "Playboy exalte une sorte de masculinisme qui s'oppose simultanément  aux valeurs dominantes de la famille hétérosexuelle et de la masculinité héroïque, et à la critique de la domination masculine et des institutions hétérosexuelles qui commence à s'articuler au sein des mouvements féministes et homosexuels émergeant "   . Le magazine aux couvertures et illustrations coquines et aguicheuses proposait aussi de nombreux articles sur le design et l’architecture où l’on pouvait observer un abandon du modèle du guerrier militaire allant faire la guerre à l'extérieur et revenant faire l'amour à sa femme en banlieue pour la valorisation du modèle de l'espion au temps de la guerre froide, faisant l’amour à ses maîtresses en solitaire, dans un luxueux appartement aux meubles et aux décors raffinés : un passage d'une virilité perçue comme naturelle à une virilité sophistiquée et construite.

Preciado analyse alors avec esprit l’ensemble des accessoires et des espaces que les lecteurs et, plus tard, le succès de Hefner croissant, les membres des clubs Playboy ouverts un peu partout dans le monde, étaient conviés à utiliser. Elle en retient le mécanisme giratoire au service d’un libertinage rigoureusement hétérosexuel, capable de tout camoufler et de tout transformer pour assurer son plaisir. Les lits, les portes des cuisines, les miroirs sans teint, les espaces de la maison se distribuent autour d’une réversibilité et d’un jeu de vision qui permettent au playboy de mener sa vie libérée des fardeaux de la vie conjugale et qui se retrouvent au sein même du dispositif de lecture à l’œuvre dans la revue. "La pornographie et les rayons X vont faire partie, pendant les années 1950, d'un même dispositif de représentation du corps, d'une machine de production de l'intériorité comme image et  du sexe comme vérité du sujet"   .

La publication de l’intime

Or, c’est bien là où se situe, selon Preciado, la principale transgression opérée par Playboy vis-à-vis du modèle de masculinité jusqu’alors en vigueur aux U.S.A. : dans l’intrusion dans l’espace domestique du playboy, dans la vision même de l’intérieur des maisons, dans le déplacement de la frontière entre espace public et privé et dans l’observation de la mise en spectacle de l’intimité. Avec Playboy tout est prétexte à la pénétration par le regard, tout vient à s’effeuiller devant le lecteur excité face à la publication – au double sens du terme – d’espaces privés. "L’espace intérieur de l’appartement se déploie devant le lecteur tout comme s’était auparavant déployé le corps des pin-up. Ainsi l’action de tourner les pages ouvre et referme les portes ou les fenêtres, traverse les murs et crée des transparences, invitant à un voyage incessant entre sphère privée et sphère publique"   . Avec Playboy le plus intime s’offre au regard et, en cela, il s’impose comme l’ancêtre de toutes les mises en scène et de toutes les prothèses spectacularo-pornographiques que nous offre le contemporain : téléréalités, clips MTV, magazines people, webcams, réseaux sociaux … autant d’appareils pour livrer notre quotidien dans ses moindres détails au regard d’un Autre supposé capable de faire consister le vide de nos existences.

Les propos de Preciado pourront sembler accorder une valeur excessive à des faits qui, somme toute, ne sont pas forcément reliés les uns aux autres. D’aucuns lui reprocheront peut-être la rapidité avec laquelle elle prend Sade en otage dans sa démonstration pornotopique. Certains condamneront encore le manque de références à des données historiques sortant de la vie du magazine et de son créateur. D’autres encore la jugeront comme purement et simplement outrancière quand elle s’amusera, en un court paragraphe des plus jouissifs, à envisager le célèbre chanteur pop Michael Jackson et son parc d’attractions Neverland comme une sorte de fils illégitime du lapin Playboy et du Mickey de Disney. Pire, on lui reprochera, sous couvert des puissances du faux, d’affirmer n’importe quoi !

Pourtant, la lecture de Preciado, aussi singulière et aussi outrée qu’elle soit, n’en cesse pas moins d’éclairer quant à un certain régime du monde actuel. Et on ne peut que la suivre dans ses raisonnements quand elle nous invite à percevoir les choses et les espaces non pas comme des matières inertes posées face à nous, dont nous pourrions disposer selon notre bonne volonté, mais comme autant de signes de ce qui nous forme et nous façonne au plus profond de notre être, à l’heure du capitalisme globalisé et de l’impérialisme de la culture des loisirs et du spectacle virtuel. Reprenant les thèses de la philosophe américaine Judith Butler, elle envisage la sexualité non pas comme une action choisie et délibérée mais comme un enjeu de pouvoir sans cesse performé à travers des espaces de mise en scène de soi. Autrement dit, un "ordre sexuel se produit de façon performative à travers la répétition de conventions architecturales : en créant des cadres de visibilité, en permettant ou en interdisant des accès en distribuant des espaces, en générant des segmentations entre public et privé... "   .

Eléments pour une queeranalyse ?

De manière paradoxale, mais ce n’est pas le moindre mérite de l’ouvrage, quand Preciado nous fournit ses instruments pour inventer une généalogie du présent, elle flirte, malgré elle (?), avec certaines positions psychanalytiques. Ainsi, en mettant en perspective la structure performative de Playboy, l’auteure saisit comment nos affects et nos désirs n’existent pas naturellement mais sont toujours pris dans un jeu de constructions où priment des images relayées par les machines et les flux du capitalisme. Elle nous enseigne aussi que les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être : derrière un journal polisson se cache un relais pour la construction d’un nouveau type de masculinité, derrière le design d’une cuisine se terrent des bouleversements quant à la symbolique de l’espace domestique, derrière la forme d’un lit se love l’apparition d’une nouvelle forme de subjectivité. Par ailleurs, alors qu’elle revendique la sexualité comme une construction (micro)-politique, elle finit par offrir une nouvelle modulation du célèbre pansexualisme freudien. C’est le cas notamment lorsqu’elle évoque le lien entre la force de vente et de consommation à l’œuvre dans Playboy et la propagation du désir sexuel propre aux pages du magazine contaminant "de façon indiscriminée, du jazz aux plateaux en formica des bureaux dont on faisait la publicité (…)"   . Pareil élan sexuel enjoignant à la consommation, coûte que coûte, n’est pas sans rappeler l’incontournable libido freudienne capable d’investir n’importe quel objet   . Mais, plus profondément encore, c’est la question du retournement du regard vers l’intérieur, du plaisir éprouvé devant la perception de l’intime et de la découverte d’une vérité du sujet à travers la publication de son intimité qui viennent utilement relancer le dispositif psychanalytique.

Les réflexions de Preciado – parce qu’elles permettent d’envisager comment les technologies du capitalisme post-industriel ou du capitalisme "chaud", pour reprendre son expression, influencent la formation du  "nouveau sujet prothétique ultraconnecté et les nouveaux plaisirs virtuels et médiatiques de l’hypermodernité pharmaco-pornographique (…)"   – s’imposent comme autant de pistes pour aider le sujet contemporain face aux affres du sexuel. Ainsi, loin des vérités historiques, par-delà Freud et Foucault, dans une éblouissante construction intellectuelle, Preciado réinvente l’histoire de l’architecture, du design et du corps pour nous aider à repenser ce que nous sommes et ce que nous pourrions devenir