Le point de vue d’un magistrat sur la représentation des procès dans le cinéma français et anglo-saxon. Une leçon stimulante, mais désorganisée.

Le point de vue d’un professionnel de la justice

Cette lecture d’un genre cinématographique aussi important que relativement peu étudié est le point de vue d’un ancien maître de conférences à l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) et doyen des juges d’instruction à Nice. Partant du constat que les représentations américaines ont forgé la culture judiciaire du public français, Christian Guéry s’inscrit dans une perspective proche de celle de l’ouvrage de Barbara Villez sur les séries judiciaires américaines, centré en particulier sur le personnage de l’avocat   : il s’agit de montrer comment ces représentations forment le citoyen qu’il y a derrière tout spectateur. Centré essentiellement sur le cinéma, le livre de Guéry se donne deux objectifs principaux : le premier est de différencier les procédures française, anglaise et américaine ; le second d’aider à percevoir le réalisme de films qui ont la particularité d’être des représentations de cette autre représentation qu’est la justice   . Puisque le sujet des films est déjà une forme de spectacle, l’ouvrage de Guéry distingue ainsi les éléments spectaculaires qui correspondent aux rituels et procédures réels des inventions des scénaristes.

Les chapitres sont chacun centrés sur un film, qui sert en fait de prétexte à une "leçon" sur un ou plusieurs points et se prête à de multiples comparaisons. Cela évite le cloisonnement d’une juxtaposition de cas particuliers que laisse redouter la table des matières. Ainsi, le plan réel de l’ouvrage n’apparaît pas entièrement à travers les titres de chapitre et pourrait aussi se présenter de la manière suivante : chap. I (Le Juge et l’assassin) les conflits entre les relations "professionnelles" lors d’un procès et les formes de séduction individuelle ; II (Douze hommes en colère et Justice est faite) les différences de fonctionnement entre un jury populaire français et un jury américain ; III (Jugé coupable) la peine de mort aux États-Unis, vue sous l’angle de la pratique (enjeux de pouvoir, détails de la procédure, rebondissements de dernière minute) ; IV (le téléfilm L’Affaire Dominici), la relecture télévisée d’un fait divers, mais aussi le rôle du juge et le langage de la justice ; V (Témoin à charge) la question de la culpabilité, le decorum de la justice anglaise et la valeur du témoignage ; VI (Erin Brockovich) l’avocat américain et la "class action" ; VII (Garde à vue) l’interrogatoire et l’aveu ; VIII (L’Ivresse du pouvoir) la question du pouvoir du juge ; IX (Un coupable idéal et Soupçons), la procédure accusatoire et la notion de vérité judiciaire ; X (Délits flagrants et 10e chambre, instants d’audience), la justice française au quotidien.

Pourquoi ne pas avoir regroupé les films tirés de faits réels (chap. IV et VIII) ou ceux qui sont centrés sur la question de la culpabilité et des erreurs possibles (III, V et IX) ? Beaucoup de thèmes importants surgissent en fait en filigrane. Au lecteur de construire des ponts entre les analyses, mais Guéry lui donne des pistes.

Le choix de ces films est présenté comme en partie arbitraire. Il l’est moins que leur ordre. Certes il y en aurait d’autres   , mais on peut noter que la sélection est relativement éclectique et cohérente avec les enjeux du livre. On notera ainsi qu’elle laisse par exemple de côté des procès extrêmement stylisés comme dans Les Sentiers de la gloire de Kubrick, ou des procés rapportés sur le mode du faux documentaire, introduisant des confusions entre réel et fiction, comme Close Up de Kiarostami ou Punishment Park de Peter Watkins.

Fouillé, précis, nourri de nombreuses lectures, le propos est très riche. Les explications quelquefois assez techniques ne sont jamais rébarbatives dans la mesure où elles sont profondément inscrites dans des histoires aussi bien fictives que réelles   . Ajoutons, sans aucune nuance péjorative, que pour un magistrat, Christian Guéry parle bien de cinéma. Il a recours (très ponctuellement, mais efficacement) à des analyses stylistiques, appuyant son propos sur des cadrages très précis   .


La question du réalisme

Guéry mesure ainsi l’adéquation des faits représentés, en particulier des coïncidences et coups de théâtre, avec la réalité des procédures judiciaires. L’auteur distingue ce sujet de l’esthétique des films. Seule l’intéresse la transposition de faits réels ou de procédures judiciaires à l’écran et l’ouvrage est parfaitement cohérent de ce point de vue. Cela explique qu’il emploie des arguments parfois proches pour attaquer des films aux parti-pris formels aussi différents que L’Affaire Dominici et L’Ivresse du pouvoir de Chabrol   . L’ouvrage répond ainsi aux principales questions que se pose le spectateur, dont la première réaction face à ce type de films est généralement d’évaluer sa conformité au réel, avant qu’intervienne tout autre critère d’appréciation.

La principale démonstration de Guéry est que les films de procès sont, à quelques exceptions près, assez réalistes, y compris quand il sont invraisemblables. C’est la justice qui est théâtrale et dramatique. Ainsi que l’annonçait l’introduction, "Le cinéma se satisfait mal du banal, de l’ordinaire. Il est assez logique qu’une histoire de justice soit une histoire de justice extraordinaire. Le cinéma américain installe couramment une telle histoire dans une procédure réelle. Le cinéma français, lui, ne se suffit pas d’une histoire extraordinaire : il a tendance à penser que la justice doit être présentée dans une situation extraordinaire pour intéresser, d’où la compléte inadéquation entre l’image qui en est rendue et la réalité"   . Ainsi, la grâce miraculeuse de Jugé coupable et les rebondissements de dernière minute sont représentatifs de cette procédure américaine.

Sur ce point, on regrette l’absence d’une analyse fouillée de The Practice, série du créateur d’Ally McBeal, fondamentale pour qui s’intéresse à la représentation des procès et que l’on pourrait situer quelque part entre Corneille (pour ses dilemmes évidemment) et Preminger (pour sa manière de dramatiser la parole filmée). Cette série, sans doute moins connue en France, fonde en effet très souvent ses scénarios sur caractère extraordinaire du quotidien.


Les limites de l’analyse

Un des fils directeurs de Guéry est de sans cesse différencier la procédure anglo-saxonne (accusatoire) et la procédure française (inquisitoire). C’est effectivement indispensable d’un point de vue français, dans la mesure où l’on ne cesse de constater que la culture de la plupart des gens est en ce domaine forgée par des représentations anglo-saxonnes. Une conclusion s’impose pour l’auteur, la procédure anglo-saxonne est plus "cinématographique". Peut-être aurait-il pu étoffer davantage cette affirmation, qui se présente ici comme un constat, et aller plus loin dans la réflexion sur le lien fondamental entre le dispositif judiciaire et le dispositif cinématographique. Le chapitre sur Jean-Xavier de Lestrade   aurait pu apporter des éléments de réponse, puisqu’il évoque l’oeuvre d’un Français sur les procédures judiciaires américaines. Mais au bout du compte, c’est, avec le chapitre sur Depardon, l’un des moins convaincants de l’ouvrage. En effet, le discours de Guéry est beaucoup plus descriptif sur les documentaires que sur la fiction et ne parvient pas vériablement à produire un discours distinct des films eux-mêmes   .

La deuxième faiblesse de l’ouvrage est la réflexion qu’il promet sur cette double représentation. Ce n’est finalement pas exactement celle qui est traitée et on trouvera davantage d’éléments dans les écrits d’un autre magistrat qui s’intéresse à la question, Antoine Garapon, qui montre comment le cinéma déforme nécessairement la théâtralité propre au rituel judiciaire, en lui donnant un sens différent : le fait de passer à une représentation cinématographique contribue ainsi souvent à transformer un rituel institutionnel en relation interpersonnelle   .


Le cinéma comme prétexte... et tant mieux

Finalement, c’est en prenant le cinéma comme prétexte à une réflexion sur la justice que Guéry s’avère le plus convaincant. Parmi les multiples questions qu’il soulève, dont beaucoup sont d’actualité, l’auteur rappelle l’inévitable présence de préjugés sociaux, cuturels, religieux dans le fonctionnement de la justice   . Cela a beau sembler un cliché, ce n’en est pas moins le moteur de beaucoup d’arguments présentés lors du procès comme des arguments plus "rationnels". Guéry développe aussi une réflexion très stimulante sur les éléments ludiques qui interviennent lors d’un procès   , ou sur la nécessaire relativité de la vérité judiciaire et sur la résistance à l’accepter   , dans la mesure où elle semble souvent dépendre de la relativité de points de vues subjectifs et de témoignages. Le spectateur fait ainsi l’expérience devant ces films, de la difficulté à arbitrer qu’il pourrait rencontrer s’il devait faire partie d’un jury   .

Enfin, il défend à plusieurs reprises l’idée selon laquelle la justice ne saurait se confondre avec l’adoption du point de vue des victimes : Garde à vue de Claude Miller, révèle ainsi  comment "la réparation d’un tort fait à la victime devient peu à peu plus importante que la sanction"   . Guéry ne le dit pas de cette manière, mais il est implicite que le cinéma, en tant que forme spectaculaire, est particulièrement apte à rendre les spectateurs conscients de ce problème : puisque l’enjeu pour les magistrats, est la capacité de prendre de la distance par rapport aux émotions impliquées, le spectateur de cinéma peut à son tour, dans les films de procès, faire cette même expérience d’oscillation entre l’absorption dans l’émotion et une position plus analytique. Les films les plus aboutis sont en fin de compte ceux qui rendent nécessaire d’avoir un esprit critique.


> Sur Depardon, voir aussi Une leçon de nuance, de modestie et d'exigence.


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