L'un des thèmes majeurs de la science politique revisité au travers de cet ambitieux mélange de conceptualisation et de matériau empirique varié.

L’Anatomie politique de la domination est l’ouvrage de synthèse (voire un "manuel libre") qui permet d’en finir avec une lecture "exceptionnaliste" des régimes autoritaires en même temps qu’avec des sottises presque toujours présentes lorsque les phénomènes politiques sont décrits. Béatrice Hibou assemble d’une manière humble des études de cas approfondies, portant sur une grande variété de régimes autoritaires et totalitaires, et en met au jour les convergences théoriques. Ses propres analyses de la Tunisie de Ben Ali, celles d’A. Lüdtke sur la RDA ou d’A. Tooze sur l’économie de guerre nazie, mais aussi de nombreuses autres explorant le fonctionnement quotidien du Portugal de Salazar, de l’Union soviétique, de l’Italie fasciste, etc., viennent ainsi traduire mais aussi prolonger les intuitions de Foucault, Certeau, Dobry, Veyne et Weber, sur le rapport ordinaire au politique et ses conséquences sur la fabrique de légitimité. B. Hibou revendique "un travail de conceptualisation des rapports et de l’exercice de la domination à partir d’expériences totalement hétérogènes dans le temps et dans l’espace" (p. 10). Elle l’inscrit dans une économie politique wéberienne au sens large (incluant la "sottise humaine", c’est-à-dire la réalité non conforme à la théorie économique), qui s’attache à la dimension économique de la vie quotidienne en même temps qu’aux techniques économiques de domination politique.

 

L’ouvrage défend un parti pris en voie de consolidation dans les sciences sociales du politique : ces dernières doivent normaliser les régimes autoritaires (la catégorie inclut ici les régimes ailleurs distingués sous la catégorie totalitaire). La normalité des régimes "dominateurs" doit être entendue dans un double sens : d’une part, le fonctionnement de ces régimes est normalisé en regard de la référence démocratique (ce qui ne signifie pas que l’une et les autres sont confondus, on y reviendra) ; d’autre part, ce fonctionnement est ancré dans la banalité des vies quotidiennes des gens plus ou moins "ordinaires" Cet ancrage dans le quotidien s’appuie sur une hypothèse qui, sous ses airs d’évidence, bouscule beaucoup de certitudes notamment scientifiques. "Très majoritairement, les gens cherchent à vivre sans heurt, dans les "règles", quelles qu’elles soient, et à ne pas se faire remarquer" (p. 25). Ils veulent "vivre à l’accoutumée" (B. Hibou traduit ici une expression portugaise).

 

Si c’est ce désir de normalité -  cet "apolitisme naturel" selon l’expression de Veyne – qui prédomine, le rapport ordinaire au politique est moins fait d’adhésion sincère, de croyance en l’idéologie du régime (ou contre elle), que d’accommodement. Les gens s’arrangent avec la réalité d’un pouvoir pour donner les signes d’une adhésion. Ils se mettent en conformité (en imitant et en faisant en sorte d’être imités) plus qu’ils ne sont passivement conformistes. L’indifférence et la distanciation prédominent. B. Hibou ne nie pas qu’il existe des croyants ("beaucoup de gens prenaient au mot les discours", p. 98), mais s’attarde assez peu sur leur cas - on aimerait qu’elle le fasse. S’il n’est pas l’unique moteur possible du rapport au politique, le souhait de "vivre à l’accoutumée" est un invariant, quasi-universel. Il emprunte même des formes très convergentes dans les situations explorées par l’auteure. Si le désir de normalité est politique, si les régimes autoritaires peuvent en faire une ressource pour leur légitimation, c’est notamment parce qu’il est désir d’ordre, désir d’Etat et désir de modernité. La normalité inclut le plus souvent une attente de bien-être économique. Les comportements politiques n’en sont pas pour autant renvoyés à un déterminant économique réduit à l’appât du gain matériel. B. Hibou évoque la quête d’une ratification plus large tenant notamment à la perception de soi   . Surtout, de cette recherche de bien-être à son résultat politique, il y a loin.

 

La recherche du bien-être économique, aussi universelle soit-elle, ne peut ainsi tenir lieu de raison aux régimes autoritaires. B. Hibou mobilise ici   de passionnantes explorations des politiques économiques de l’Allemagne nazie et de la Tunisie de Ben Ali, et critique des facilités de lecture bien installées. Elle montre qu’aucun régime autoritaire ou même totalitaire n’a jamais été assez maître de son économie, ses marges (l’économie informelle) incluses, pour "acheter" l’obéissance de sa population. Même très dominateurs, les Etats sont "myopes", et pris dans des interactions complexes avec des groupes très divers   . La domination s’accommode de "complications", franchit des "zones grises", emprunte des "chemins buissonniers"   qui s’imposent tout autant aux présumés opposants. Même lorsque la domination est incontestable, l’ordre est négocié.

 

Et l’opposition naît tout autant que la conformité de cette négociation, d’une interaction avec le pouvoir. On ne "naît" pas résistant ou collaborateur, le contexte, les interactions font qu’on le devient, ou, plus exactement, qu’on est perçu comme tel (ce qui peut nous amener à le devenir plus encore). L’opposant, qui n’est pas toujours un croyant, le devient au fur et à mesure que son comportement est perçu comme tel. L’absence de contrôle ne fait pas forcément d’ailleurs, symétriquement, la fragilité des régimes, comme le montre l’exemple de l’Etat soviétique finissant par jouer des inimitiés suscitées par les logements communautaires. En amassant les indices empiriques, B. Hibou bat en brèche de manière efficace l’illusion de l’intention et du volontarisme politique, ainsi que son corollaire, l’approche du politique par ses résultats, ou pour le dire comme l’auteure selon une logique du "parce que". Les autorités courent le plus souvent après les événements.

 

Le rapprochement de ces diverses expériences de négociation entre le pouvoir (lui-même conflictuel) et une société plurielle, permet à B. Hibou de tirer deux conséquences théoriques fortes. D’une part, la normalisation des modes de légitimation des régimes autoritaires implique une redéfinition de l’idéologie : celle-ci n’est plus une pure idée mais un élément du quotidien qu’il convient de saisir dans les usages qui en sont faits (leur capacité à organiser des réseaux clientélaires, par exemple) davantage que pour son contenu ; dans certains cas même (le réformisme dans la Tunisie de Ben Ali), l’idéologie n’a pas de contenu, et c’est ce qui fait sa valeur. "Le langage est efficace non parce qu’il fait croire, mais parce que les gens agissent en conséquence" (p. 60).

 

D’autre part, B. Hibou propose une redéfinition de la légitimité. Celle-ci "est moins synonyme d’adhésion, de soutien, de participation active que d’accommodement ; elle reflète avant tout un jugement relatif et intermittent parce que les individus ne se demandent pas constamment si l’Etat ou le gouvernement sont légitimes" et parce qu’ils évaluent la normalité à partir de hiérarchies de valeurs différentes voire contradictoires (p. 25). L’analyse par les sciences sociales de la légitimité ne peut en effet ignorer le fait que le pouvoir est interaction, en négociation, avec des groupes divers, du "haut" comme du "bas", des "constellations d’intérêts" (B. Hibou s’appuie ici sur l’analyse de Weber par M. Dobry) dont on ne peut même pas dire qu’ils sont constants dans leurs "valeurs". Quoique mue presque toujours par des désirs robustes (de normalité, d’ordre…), la politique est affaire de contingence.

 

Ramenés à la réalité banale d’ordres toujours négociés, les régimes autoritaires se rapprochent des démocraties. L’ouvrage d’ailleurs évoque des passerelles concrètes entre les uns et les autres. L’ingénierie internationale du développement en est une : elle est à la fois une charnière entre les régimes (et très prosaïquement un moyen pour les régimes autoritaires de capter des ressources fournies par des démocraties, ressources qui sont susceptibles de les contraindre en retour) et l’emblème d’une tendance commune à la dépolitisation, voire au gouvernement "sans le peuple"   . Mais les pages finales du livre démentent cette possible conséquence. Il semble qu’il y ait bien pour B. Hibou une différence de nature, ou à tout le moins un palier notable, entre démocraties et régimes autoritaires. La coercition n’y est pas de même nature. Les modes concrets d’articulation entre dispositifs diffèrent (ce qu’illustrent les relations de travail).

 

Ces deux pistes pourtant ne suffisent pas à répondre à la question. Le rôle de la violence dans les régimes autoritaires est ailleurs nuancé (et normalisé), et le critère des dispositifs semble renvoyer à une différence des cadres juridiques, qui n’est pas explicitée. On ne sait pas davantage comment les uns et les autres s’inscrivent dans l’histoire. On ne sait pas non plus comment intervient le changement lorsqu’il ne prend pas la forme de petits décalages et "fissures" d’une logique de domination. On ne sait pas, enfin, quel statut est donné à la différenciation sociale : l’auteure souligne ici et là la pluralité des groupes (ethniques, sociaux) en interaction, et le poids des logiques sectorielles, mais sans proposer de systématisation (dans la mesure où il y a "indéfinition des sphères", p. 233). Quoiqu’en dise B. Hibou, en prévenant systématiquement le reproche de décontextualisation, ce sont bien les convergences et les continuités qui sont soulignées dans l’ouvrage. Il y a là matière à un second ouvrage – qu’on lira