Un essai concentré mais efficace, qui allie analyse didactique et propositions concrètes pour faire de la démocratisation de l’économie le socle d’une refondation de la gauche.

Dans un contexte de renouveau de la réflexion sur l’économie sociale et solidaire (ESS)   , Jean-Louis Laville   spécialiste de sociologie économique et promoteur du concept d’économie solidaire   , livre un essai double articulant une analyse synthétique de la place et des enjeux liés à l’ESS avec des propositions de mesures concrètes pour faire de ce champ le levier qui permettra à la gauche de dépasser la société de marché. L’auteur part du constat que la gauche s’est trop longtemps laissée enfermer dans un cloisonnement entre sphères économiques et politiques conduisant à un assèchement des capacités de changement social de la social-démocratie. Il en appelle à un dépassement de la dichotomie entre économie de marché et Etat social par l’avènement d’une socio-économie plurielle, seule à même de respecter des finalités écologiques, sociales et culturelles.

Solidarité ou "social business" : les deux faces de l’ESS

Jean-Louis Laville ouvre son ouvrage sur un bref historique de l’ESS, revenant sur les espoirs de transformations sociales qui l’ont fondée, sans éluder les risques d’instrumentalisation dont elle peut être l’objet. L’auteur introduit d’abord ce qu’il nomme l’"associationnisme solidaire"   , qu’il retrouve dès le milieu du XIXe siècle, aussi bien dans les sociétés ouvrières en Europe que dans les associations de Noirs ou de femmes aux Etats-Unis. Cet associationnisme s’illustre par son recours à une démocratie participative concrète qui ne se cantonne pas à la politique formelle mais investit l’économique et le social dans une profonde remise en cause des hiérarchies sociales. Néanmoins, ce premier essor de la solidarité associative est confronté, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, à une reprise en main des élites au pouvoir et à la montée en puissance du capitalisme marchand. Les contestations apparues en réaction aux dégâts sociaux du capitalisme sont habillement détournées de leurs revendications égalitaires originelles. Aux velléités de luttes contre les inégalités, les élites économiques substituent la question de l’apaisement du paupérisme tout en circonscrivant le traitement de la misère au domaine, plus compatible avec leurs intérêts, d’une philanthropie qui ne s’encombre pas de remettre en cause les fondements économiques de la pauvreté   .

Les nouvelles organisations qui émergent à cette époque (coopératives, mutuelles,…) se retrouvent alors isolées dans une spécialisation économique qui contraint les aspirations au changement social. Par la suite, même la mise en place de l’Etat social, dans l’orbite duquel une partie de l’ESS va graviter, échoue à démocratiser une sphère économique décidemment bien imperméable aux revendications égalitaires.
Mais si leurs aspirations ont été contenues, mutuelles, coopératives, associations, ont su préserver leur modèle et l’ESS connait aujourd’hui un dynamisme attesté par les nombreuses créations d’emploi qu’elle génère. L’auteur pointe pourtant avec justesse les risques d’instrumentalisations dont l’ESS doit se prémunir pour éviter "une inféodation vis-à-vis de l’Etat social ou du capitalisme marchand"   . Ainsi, il enjoint les acteurs de l’ESS à prendre garde de ne pas se transformer en simple prestataires de service d’un Etat séduit par le ‘Nouveau Management Public’ et qui chercherait à externaliser ses missions sociales. "Dans ce cas, l’économie sociale et solidaire peut même avaliser le désengagement de l’Etat"   prévient Jean-Louis Laville. Le deuxième danger évoqué par l’auteur est l’évolution de l’ESS vers le modèle du "social business, entreprise qui a une finalité sociale mais opère à l’intérieur du système capitaliste comme une entreprise conventionnelle"   . L’ESS risque alors de servir de caution sociale à la relégitimation du capitalisme.
Ces dangers de doivent pas être ignorés. Selon l’auteur, ils ne doivent pas pour autant masquer le fait qu’une autre trajectoire est possible pour l’ESS car elle procède fondamentalement d’une vision démocratique qui porte en elle une alternative à la vision marchande de la société.

On notera cependant que l’auteur, bien qu’il prenne soin de mentionner les possibles instrumentalisations de l’ESS, ne s’étend pas sur les dérives qui ont pu la marquer et qui sont pourtant au cœur des discussions actuelles des experts de ce domaine   .
Contre les réductionnismes économiques et politiques
Pour Jean-Louis Laville, il ne pourrait y avoir de libération des "potentialités démocratiques" sans remise en cause des conceptions actuelles de l’économie et de la politique.

Premier maux à combattre selon lui, le réductionnisme économique. Trois éléments le caractérisent. D’abord la confusion entre marché et économie. Le marché est alors "posé comme principe premier, ce qui revient à faire ensuite de la redistribution un principe subsidiaire mobilisable dans les seuls cas d’échec du marché"   . Ensuite "l’identification du marché à un marché autorégulateur". Enfin, "l’identification de l’entreprise moderne à l’entreprise capitaliste"   . Ce réductionnisme conduit ainsi à une vision de la société dans laquelle "la recherche de l’intérêt privé réaliserait le bien public sans passer par la délibération politique"   .
Le deuxième réductionnisme, concomitant du premier, est politique. Il repose d’abord sur une confusion entre société civile et marché qui conduit à une conception de l’échange marchand comme "archétype des rapports sociaux en même temps qu’il est la forme naturalisée des rapports économiques"   . Il renvoie ensuite à une "subsidiarité de la puissance publique par rapport au marché" qui cantonne l’Etat "à fournir l’encadrement institutionnel approprié à l’expression des mécanismes marchands"   . Enfin, la démocratie est réduite à sa seule forme représentative et sa dimension délibérative est occultée.

Pour passer outre ces réductionnismes, les réponses de la social-démocratie ont certes permis des avancées, mais qui sont restées limitées et qui sont surtout en décalage avec la nouvelle réalité d’un capitalisme mondialisé ultra-financiarisé et de la prise de conscience des impératifs de la transition écologique. Car même si l’Etat providence régulateur et redistributeur a, pendant un temps, ralentit la logique de marchandisation de la société il a montré une trop forte "propension à considérer les usagers des services publics comme des assujettis […] et la parole des simples citoyens y est largement ignorée". Sans compter que sa "solidarité redistributive reste dans une dépendance à la croissance marchande"   .

Une social-démocratie radicalisée. L’apport d’une socio-économie plurielle

Pour Jean-Louis Laville, la persistance des réductionnismes économiques et politiques ne doit pas conduire à un renoncement à la social-démocratie mais au contraire à son approfondissement notamment par le renforcement du poids de la société civile comme dépassement du diptyque marché/Etat. Si la régulation publique et la garantie de droits sociaux sont indispensables, la social-démocratie ne doit pas se limiter, comme elle l’a longtemps fait, à ses deux logiques car elles ne lui permettent pas de s’extraire d’une "dépendance vis-à-vis de la croissance marchande qui est pourtant devenue à bien des égards écologiquement intenable"   .
Et l’auteur de défendre une démocratisation profonde de la société où la démocratie participative, non seulement investit le champ politique pour permettre une "co-construction des politiques publiques" mais infiltre pareillement la sphère économique pour que le pouvoir décisionnaire ne reste pas l’apanage exclusifs des apporteurs de capitaux. Des intermédiations délibératives engagées au sein "d’espaces publics de proximité" guideraient "la recherche explicite de […] bénéfices collectifs par exemples à travers une contribution en matière de justice sociale, de préservation environnementale ou de diversité culturelle"   . Surtout, Jean-Louis Laville insiste sur la promesse de dépassement de la logique marchande de l’économie que permettrait un renforcement de la dimension polanyienne de réciprocité   . Se dessine alors les contours d’une "socio-économie plurielle" dont la composante réciprocitaire – basée sur un fort lien social, des réseaux d’échanges non-monétaires et une solidarité démocratique – promet de "remettre l’économie à sa place, celle d’un moyen pour atteindre des finalités humaines"   .

Faire de l’économie sociale et solidaire une "force de transformation"


La force de l’essai de Jean-Louis Laville est d’avoir adjoint à une première partie réflexive sur le potentiel de renouvellement démocratique du modèle de développement de la gauche par l’ESS, une seconde partie déroulant des propositions concrètes d’actions opérationnelles, pour certaines au niveau national et pour d’autres au niveau local. Les perspectives développées dans cette partie s’inscrivent dans une démarche de réflexion collective impulsée par le "Labo de l’ESS" auquel l’auteur a pris part et dont ont déjà émergé à la fin de l’année 2009 une série de "50 propositions pour changer de cap"   . Les suggestions d’actions publiques présentées dans l’ouvrage par Jean-Louis Laville n’ont pas vocation à se substituer aux "50 propositions" mais doivent au contraire être considérées comme des compléments centrés sur l’émergence et la consolidation d’initiatives citoyennes à "forte capacité d’innovation sociale".

L’auteur détaille ainsi sur plus de vingt pages une douzaine de préconisations dont il explicite à chaque fois la justification et surtout l’objectif poursuivi. Les propositions sont regroupées en trois grandes catégories : la reconnaissance du droit à l’initiative, le renforcement des structures existantes dans une perspective de développement local et le soutien aux nouveaux services de la vie quotidienne   . S’il n’est pas possible de rendre compte ici de toutes les propositions, on citera à titre illustratif la création des "fonds territoriaux de développement" au bénéfice de l’ESS dont l’auteur se fait le chantre et dont la gestion pourrait être assurée, selon lui, par la mise en place d’un quatrième niveau de dialogue social rassemblant partenaires sociaux, élus et représentants de l’ESS au niveau d’un territoire   . Ce dispositif qui permettrait de cimenter les synergies sociales au niveau local grâce au mode de gestion qu’il préconise, vise concurremment à "sortir de la juxtaposition des initiatives institutionnelles" et recherche "la cohérence par la mise en place d’outils communs au service de principes clairs et affirmés publiquement"   .

Si l’ensemble des propositions séduit par sa recherche d’opérabilité immédiate et contribue ainsi indéniablement à un mouvement de renouveau programmatique de la gauche, quelques limitations qui tiennent pour partie à la nature de l’ouvrage doivent néanmoins être pointées. La première a trait au financement des mesures mises en avant. Un effort de chiffrage, ou tout du moins l’exposé de certaines grandes masses qui donnerait aux lecteurs une idée des sommes en jeu aurait indéniablement renforcé le sérieux du propos. Bien que l’auteur ne fasse pas mystère du caractère important des investissements publics nécessaires aux politiques qu’il préconise, son affirmation rapide que ces dépenses ne viendront pas alourdir les budgets publics car "elles peuvent être financées par transferts des sommes allouées à l’aide aux entreprises qui génère des effets d’aubaine ou de substitution importants"   n’est pas entièrement convaincante et mériterait au moins une démonstration un peu plus poussée.

Une autre objection tient au fait que de nombreuses propositions exposées nécessitent de profondes révisions des règles fiscales et des réglementions législatives en vigueur sans que l’auteur n’explicite clairement la difficulté des changements institutionnels que cela implique. Cette remarque ne doit pas être vue comme une critique au volontarisme affiché par l’auteur et dont ne saurait faire l’économie un projet de changement social si profond. Il ne sera cependant pas possible d’emporter l’adhésion à la transformation démocratique de la société par l’ESS sans passer, dans un premier temps, par une reconnaissance des pesanteurs institutionnelles et des puissants intérêts qui ne manqueront pas de s’y opposer, puis, par une plus grande explicitation des mécanismes politiques par lesquels ce changement pourra être mis en place. Enfin, si Jean-Louis Laville mentionne à plusieurs reprises dans la première partie de son essai le lien qui existe pour lui entre développement de l’ESS et transformations écologique de l’économie, cette dimension a disparu de la partie programmatique de l’ouvrage. Le rôle pivot de l’ESS dans le déploiement d’une transition écologique de la société   aurait pourtant pu fructueusement nourrir les propositions d’actions publiques de l’auteur.

Nonobstant ces quelques remarques, l’ouvrage de Jean-Louis Laville représente une synthèse stimulante des potentialités de démocratisation offerte par l’ESS et des perspectives de renouvellement de la pensée social-démocrate dont la gauche aurait tort de se priver. Il s’inscrit ainsi pleinement dans le regain d’intérêt pour l’économie sociale et solidaire comme réponse aux méfaits d’une mondialisation prédatrice et déshumanisante qui a conduit récemment Claude Alphandéry, Stéphane Hessel et Edgard Morin à porter dans une tribune publié dans le journal Le Monde ce message fort : "nous, citoyens libres égaux et fraternels, pouvons et voulons reprendre la main sur l’économie !"   .