Distinction, reproduction, habitus, capital culturel… l’appareil conceptuel bourdieusien permet-il encore de penser la hiérarchie culturelle ?

La sentence de divorce entre le Pouvoir et la Culture a-t-elle été prononcée ? Telle est en tous cas l’intuition partagée par nombre d’observateurs de la vie publique des années 2000. A tel point que certains d’entre eux, pour qui « la dévalorisation relative des ressources culturelles serait consubstantielle à leur diffusion »   par la massification scolaire, en viendraient à regretter les mystifications de l’idéal « méritocratique » qui justifiait la rareté de l’accès à0a l’éducation,  jusqu’à ce la sociologie bourdieusienne n’en démonte les rouages dans les années 1970-1980. Au reste, « la société française n’a (…) pas radicalement changé au cours des dix dernière années »   , constate Philippe Coulangeon, considérant qu’il est donc temps de dresser le bilan des approches théoriques comme des entreprises politiques – éducatives et culturelles – qui ont visé à dépouiller la culture de sa force de hiérarchisation pour n’en faire qu’un instrument d’émancipation individuelle accessible à tous, en les confrontant à l’analyse empirique de la « structure des inégalités » au XXIe siècle.

La fin de la distinction ?

S’il est un maître-livre de la sociologie culturelle, c’est sans doute La distinction. Critique sociale du jugement (1979), dans lequel Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont tenté de démontrer l’importance du « capital culturel » dans la structuration des hiérarchies sociales. Les deux auteurs observaient que dans la France des années 1960-1970, une certaine hiérarchie des connaissances mais surtout des goûts et des façons d’être, établie par la simple instauration comme « culture légitime » de l’arbitraire de la culture dominante, recouvrait largement celle des inégalités économiques, tout en autorisant une lecture de la structure sociale plus fine, car plus différenciée verticalement, que ne le permettait la théorie des classes. Dans le contexte des Trente Glorieuse, et à rebours des théories anticipant une homogénéisation de la société par le milieu, Bourdieu relevait toute l’importance de la culture   dans la reproduction de l’ordre social par les classes dominantes : la haute culture, la maîtrise des valeurs véhiculées par l’Ecole, les manières d’être et de parler et plus généralement le « goût »   constituaient autant d’armes permettant à certains groupes sociaux d’imposer leur domination par l’exercice d’une « violence symbolique » consistant symétriquement à disqualifier la culture et les valeurs « populaires », violence d’autant plus redoutable qu’elle menait les dominés à « reconnaître » leur propre infériorité culturelle.

Aux yeux de nombreux prophètes de la « moyennisation des pratiques et des attitudes culturelles »   , la massification de la culture, la démocratisation de nombreuses pratiques et le rapport toujours changeant des individus « postmodernes » aux objets auraient dû sonner le glas de cette modalité de la structuration sociale: l’analyse de données empiriques telles que les budgets et la fréquence des pratiques de loisirs montre qu’il n’en est rien. Notamment en raison de l’envolée des coûts du logement, l’écart entre la part du budget accordé aux dépenses culturelles par les ouvriers et par les classes supérieures s’est même accru. Enracinée dans la permanence des inégalités économiques, la permanence de fortes différences sociales se manifeste également dans le fait significatif que seul le groupe des cadres supérieurs fait exception à un recul généralisé de la fréquentation des musées. Du côté des pratiques domestiques enfin, l’intensité des pratiques les plus « nobles » mais aussi les plus « savantes » telles que la lecture où l’écoute de musique classique est toujours aussi fortement corrélée à l’identité socio-professionnelle, et symétriquement opposée au temps consacré au loisir illégitime par excellence, la télévision, dont un glissement a accentué « la centralité (…) dans le style de vie contemporain des familles ouvrières »   ) désormais plus tournées vers l’intérieur du foyer. Pourtant, on observe que ces activités requérant de lourds investissements en temps et en « efforts » sont en recul dans l’ensemble de la société, et de façon plus marquée encore parmi les classes supérieures, tandis que les « goûts » musicaux – les plus « classants » de tous – semblent être de moins en moins exclusifs. Ainsi, si de nombreux facteurs contribuent au déclin de certaines lectures   , on n’en observe pas moins un désintérêt des groupes dominants pour « les pratiques soustraites aux regards et plus conformes à l’image d’une certaine ascèse culturelle »   , contrastant avec l’accentuation des pratiques les plus visibles « qui peuvent du reste tout aussi bien s’accompagner d’un rapport assez superficiel à leurs contenus, comme on le voit dans les manifestations les plus pures du snobisme culturel ou de la fréquentation des lieux emblématiques de la sociabilité bourgeoise, comme l’opéra. »  

Les politiques d’émancipation : des débats, un bilan

Ni la technologie, ni l’évolution des modes de consommation, ni surtout les politiques publiques favorisées par la critique sociologique n’ont donc mis un terme à la structuration de la société par les inégalités culturelles. Doit-on pour autant conclure à l’échec total de ces dernières ? Philippe Coulangeon ne le pense pas, en dépit de la série d’attaques qu’ont subis les deux volets de l’action publique en matière d’égalité culturelle, celui de la politique éducative abordé dans le 2e chapitre, et celui de la politique culturelle qui est l’objet du suivant.

En un peu plus de trente ans et par volontarisme politique, le bac qui était l’exception est devenu la norme, sans que les nouveaux bacheliers accèdent aux positions auxquelles pouvaient prétendre leurs prédécesseurs. Comme le rappelle l’auteur dans une section au demeurant très discutable de son livre, cette évolution a donné lieu à un ensemble de discussions : « controverses sur la « valeur » sociale des diplômes » posées dans les termes d’une « inflation des diplômes » d’abord, mais également « controverses sur le niveau des compétences et des connaissances transmises par l’enseignement de masse »   . Discutable, le propos de Philippe Coulangeon l’est ici à plusieurs titres. D’abord, parce que poussé par la volonté de défendre la démocratisation de l’enseignement secondaire contre les assauts dont elle est régulièrement l’objet, il cède à une confusion d’abord entretenue par ces assaillants-là entre une relative dévalorisation sociale des diplômes devenus normaux et l’éventualité d’un amoindrissement de leurs contenus   . Or il est d’autant plus urgent de distinguer rentabilité sociale et contenu objectif des diplômes que ceux-ci constituent l’un des moyens privilégiés de l’ascension sociale   . D’une autre manière, en s’attachant longuement à réfuter à juste titre « le pessimisme culturel des contempteurs de la baisse du niveau » aveugles, selon lui, au développement d’autres sortes de compétences et au gain que représente la simple multiplication des élèves, l’auteur tend à négliger l’affaiblissement des compétences langagières des élèves du XXIe siècle qu’il ne peut s’empêcher de constater, alors même qu’il se fonde sur des données déjà relativement anciennes   .

Toujours est-il que l’Ecole contemporaine, désormais massifiée et destinée à favoriser l’employabilité des élèves, s’est vue redéfinie aussi bien dans ses présupposés culturels que dans son action et ses effets dans ce domaine. Ainsi, si on observe toujours une forte corrélation entre niveau d’éducation, pratiques culturelles et orientation du « goût », on observe que les générations issues de la massification « manifestent une distance beaucoup plus grande que leurs aînés aux hiérarchies culturelles portées par l’institution scolaire »   dont le lien à la « culture légitime » s’est distendu alors qu’elle s’ouvrait à « une multitude d’influences extérieures, principalement inscrites dans les réseaux de sociabilité informels de l’enfance et de l’adolescence »   : en définitive, le mimétisme culturel en vertu duquel certains enfants d’ouvriers des années 1970 s’engageaient avec ferveur dans la lecture s’est inversé à la faveur d’un basculement de la démographie des écoliers, au point que les enfants des beaux quartiers imitent aujourd’hui certaines modes (vestimentaires, musicales et langagières) issues des classes populaires, dans un mouvement d’homogénéisation culturelle apparente. Aussi la massification qui a indéniablement ouvert les perspectives professionnelles des enfants des classes populaires sans pour autant leur donner les moyens d’entrer véritablement en compétition avec le « mérite » – en réalité les acquis familiaux mystifié par la fable de l’égalité des chances – des « héritiers » a également eu pour effet secondaire de détacher ces nouvelles générations de la « culture populaire » sans les rattacher à la culture dominante   dont les classes supérieures conservent d’autant mieux le monopole qu’elles semblent s’en affranchir en renonçant à ses éléments les plus « savants » et en s’ouvrant à la précédente. Acculturation inachevée, l’ « émancipation » par l’école aura donc eu pour corollaire de dénouer la solidarité de classe et sans doute de nourrir certains ressentiments à l’égard d’une institution qui demeure le lieu d’exercice d’une violence symbolique sur des étudiants d’origine populaire qui y demeurent en position d’ « infériorité » culturelle et matérielle.

Avec la politique éducative, la politique culturelle a constitué le deuxième terrain d’action de la puissance publique dans son combat contre les inégalités culturelles : leur persistance en accuse donc le profond échec au point de remettre en question son existence même. Force est d’abord de constater que la subvention de la production de biens a d’abord profité aux populations déjà fortement dotées en « capital culturel », tandis que comme le rappelle l’auteur de façon insistante, une stratégie inverse visant à stimuler chez les autres un même goût pour ces biens « légitimes » serait tout-à-fait contestable. D’autre part, l’effort stimulé par la recherche sociologique et visant au contraire à « s’attaquer à l’autorité des hiérarchies culturelles établies »   a conduit au développement d’une politique différenciée de « démocratie culturelle » qui, « s’appuyant sur un certain relativisme culturel »   , revenait à prendre acte de la fragmentation culturelle de la société et à l’encourager. Or l’auteur rappel très éloquemment qu’une certaine désirabilité s’attache aux pratiques en fonction de « l’efficacité qui leur est, à tort ou à raison, prêtée dans d’autres secteurs de la vie sociale »   . A cet égard, les études les plus récentes confirment la force des « héritages » mise au jour par Bourdieu et Passeron dans la perception des échelles de valeur : il est toujours plus probable de rencontrer au musée d’Orsay un médecin fils de médecin qu’un médecin fils d’ouvrier. Pour autant, ces héritages composent avec les positions sociales : il est ainsi encore plus probable d’y rencontrer un médecin fils d’ouvrier qu’un ouvrier fils de médecin   . Ceci n’empêche d’ailleurs pas que la complexification des parcours individuels et la « pluralité (des) influences entraîne(nt) une volatilité du système social des goûts » se manifestant par une reconfiguration de l’échelle des pratiques et des biens réglant l’expression symbolique de la domination.

Les nouvelles formes de la distinction

Dans le quatrième chapitre, le moins polémique et peut-être le plus intéressant, Philippe Coulangeon plonge enfin au cœur de ce qui nous tient en haleine depuis le début de la lecture et dessine un croquis succinct, nuancé et tout-à-fait convaincant des « nouveaux territoires de la domination symbolique » ré-agencés sous la triple influence de la démocratisation scolaire, de la diffusion des produits de la culture de masse et du recul des pratiques les plus savantes et les plus austères.

Depuis les années 1990 s’est en effet imposé le constat que plutôt qu’un idéal de distinction, les classes dominantes cultivaient dans leur majorité l’idéal de l’« omnivore », mangeant aussi bien au râtelier de la culture savante qu’à celui de la culture populaire : comprendre que le bourgeois nouveau certes écoute toujours Mozart et Miles Davis, mais aussi du rock et de la variété. « Eclectisme et exotisme font ainsi bon ménage »   résume l’auteur   . Pour autant, on observe également que cette ouverture des dominants à la culture dominée n’est pas réciproque : ainsi les représentants des classes populaires écoutent toujours (presque) exclusivement des musiques populaires, les préférences de styles à l’intérieur de cette catégorie (variété, rap, etc.) étant avant tout déterminées par l’âge (et le genre   ).

Finalement, le décloisonnement apparent des cultures dominante et populaire n’est en aucune manière significatif d’une abolition des frontières culturelles. En effet, on constate d’abord que les membres des catégories socio-professionnelles supérieures se tiennent à distance des goûts et pratiques les plus populaires : quoique disposé à écouter Moby ou les Strokes, un jeune avocat sera ainsi toujours aussi peu enclin à écouter du rap ou du métal, ou à avouer regarder de la télé-réalité (à défaut de ne pas en regarder). Mais surtout, on observe que les classes supérieures se distinguent au sein même des pratiques partagées, dédaignant au cinéma des films estampillés « culture populaire » (Camping) tandis que les classes populaires sembleraient plutôt ignorer que repousser les produits culturels destinés aux classes dominantes (Le secret de Brokeback Mountain) : dans cette « stratification sociale du rejet »   , les vertus « classantes » de la culture se voient d’autant plus fortement confirmées que l’échange entre les différents registres de la culture, maîtrisé par les classes dominantes, contribue à masquer cette dissymétrie fondamentale   . Ainsi redéfinie, la nouvelle culture légitime n’apparaît pas tant comme un « capital de distinction » que comme une accumulation de ressources de valeur inégale, mais mobilisables dans un nombre étendu de situation sociales   , et dont l’acquisition est elle-même soumise à un certain nombre de ressources sociales et économiques.

Revenant pour finir sur le débat ouvert par Bourdieu et Passeron relatif à l’importance du capital culturel dans la reproduction des structures sociales, Philippe Coulangeon conclut en effet qu’en dépit d’une importance indéniable, le capital symbolique n’en est pas moins secondaire par rapport au capital social et surtout économique. L’accroissement des inégalités « par le haut »   qui s’est traduit par un accroissement de la ségrégation sociale des territoires a d’abord eu pour effet de rappeler mécaniquement chacun à son identité sociale. Il a ensuite renforcé « le rendement relatif des formes objectivées – ou « manifestées » – du capital culturel »   (la possession d’objets d’art, la fréquentation du théâtre…), reflets d’autant de goûts fondamentalement soumis à des ressources économiques qu’ils donnent à voir, intentionnellement ou non, tout en en dissimulant la nature ((p. 139-140). A cet égard, en mêlant les nouveaux riches aux anciens et reléguant hors des territoires privilégiés les déclassés, la ségrégation spatiale accélère l’acculturation résultant de la mobilité sociale en même temps que le renouvellement et la pluralisation de la culture légitime par les apports des nouveaux arrivants ((L’anoblissement du jazz ou les nouvelles formes d’art bénéficiant du mécénat à côté de formes plus traditionnelles illustrent ces évolutions.)). Enfin, les vertus « classantes » de l’internationalisation (par le travail ou par le loisir) manifestent elles aussi le primat du capital économique alors que le prestige social et les bénéfices culturels et linguistiques de la mobilité occupent une place toujours plus importante dans la hiérarchisation sociale, aux dépens des pratiques savantes traditionnelles, moins directement reliées aux ressources financières.

On voit ainsi que les mutations de la légitimité culturelle s’inscrivent dans l’histoire globale des structures sociales. Ces évolutions de la hiérarchie symbolique sont en effet fortement corrélées à celles de la hiérarchie des professions. Plus profondément, elles manifestent l’inversion structurelle et historique de la valeur du travail et de celle du loisir : à une culture classique enracinée dans l’idéal antique de l’otium (« oisiveté », « loisir ») aristocratique s’est substitué une culture pragmatique et directement rentable, organisée autour d’un idéal du travail érigé en lieu privilégié de l’accomplissement de l’individu – animal social   .

A ceux que tenterait une pensée du déclin, cette bonne introduction critique à la sociologie culturelle tente donc de rappeler les apories de la nostalgie qui ne reviendrait qu’à souhaiter un retour aux anciens modes de la distinction. Le niveau monte, les hiérarchies et les inégalités se maintiennent : tel est le constat empirique, devant lequel le pessimisme apparaît comme la convulsion d’élites traditionnelles parfois déclassées, dans tous les cas concurrencées