Actes d’un colloque qui s’est tenu en 2011, le recueil rassemble, dans une démarche originale, des articles critiques sur quelques écrivains de Bossuet à Prigent, sur la difficulté de traduire et sur la pratique théorisée d’enseignants, autour de la question si problématique de la langue.

Quoi de commun entre Proust, Césaire, Bossuet et Prigent ? À première vue, rien. Sauf à les penser du point de vue adopté, dès l’ouverture du recueil, du “sens de la langue”. Chacun de ces écrivains manifeste, à sa façon, qu’il a le “sens de la langue”. Pour autant, l’expression problématique ne résout rien, a priori. Elle n’établit pas, de son usage courant, son fondement. C’est pourtant cela qui a stimulé le désir d’investigation de Chantal Lapeyre, d’Isabelle Poulain et de Jérôme Roger, qui ont réuni des professeurs, des chercheurs, des traducteurs, tous pris au piège de la langue. En effet, le “sens de la langue” est-il le même pour un écrivain, un professeur de lettres, un étudiant, un élève de maternelle ou un locuteur bilingue ? De même, que signifient des expressions telles que “sentiment” ou “génie” ou “beauté” de la langue, ou “voix d’un auteur” relevées dans quelques articles ?

Le lecteur y perçoit un sens, qui résiste, cependant, à une définition précise. En arrière-plan, la question toujours actuelle de la langue, objet de la linguistique depuis Saussure. J’ajoute depuis La Logique de Port-Royal. Pour autant, la démarche des auteurs ne se veut pas historique, même si Humboldt, Benveniste, Culioli sont convoqués. De même Lacan. Elle est plurielle. C’est là son originalité. Pas de dogmatisme, mais des approches diverses – Montaigne aurait dit des “essais” – une mise à l’épreuve de la pensée de la langue dans les textes réunis autour de trois pôles de recherche. Le premier Du côté de chez l’autre consacré à l’écriture littéraire. Le deuxième Du côté de la classe consacré à la langue dans l’institution scolaire. Le troisième Du côté de Babel consacré à deux langues en face à face dans l’exercice de la traduction. Trois laboratoires de la langue, pourrait-on dire, comme des espaces de médiation entre des univers culturels hétérogènes. De là, deux grands axes de réflexion se dessinent : d’une part, la langue comme mise à l’épreuve du sujet parlant dans l’institution scolaire et dans l’exercice de la traduction. D’autre part, la langue des écrivains, non comme modèle, mais comme un écart par rapport à une norme hypothétique et, pour le moins, discutable.

Première approche de la problématique complexe de la langue : son apprentissage à l’école et au lycée avec une première question : que faire de la norme linguistique que tentent d’imposer les instructions officielles (IO) dans l’enseignement de la langue ? Dans son article “Embarras de langues”, qui ouvre la deuxième partie du recueil, Chantal Lapeyre souligne que le mérite de la norme, que représentent ou que tentent d’institutionnaliser les IO, est d’exister. Comme toute règle, elle permet de se situer par rapport à elle et d’entrer dans une relation critique avec elle. Dans son article “Donner du sens à l’enseignement de la langue”, Sandrine Larraburu-Berouet adopte un point de vue différent. Elle interroge le statut de la norme dans les IO et dans les différentes grammaires scolaires ou universitaires. La norme y est le reflet des préoccupations linguistiques propres à une période. Il apparaît, en effet, que, évoluant au gré des IO, depuis la IIIe République jusqu’à nos jours, l’exigence normative, liée à des moments historiques, est d’autant plus forte que le politique se donne pour mission, par le biais de l’enseignement entre autres, d’assurer la cohésion de la nation.

Depuis quelques décennies, la norme se décline dans les exigences de “compétence linguistique”. Ainsi, selon la terminologie officielle, injonction est faite, à chaque enseignant, de faire en sorte que les élèves “maîtrisent” la langue. Ce qui signifie qu’il faut enseigner à ces derniers la langue selon des règles et des normes. En clair, un ensemble de contraintes. Cela revient, pour S. Larraburu-Berouet, à enseigner une “langue figée”. Non-sens, en fait, puisque la langue française n’a d’intérêt, et plus particulièrement dans sa phase d’apprentissage, que si elle est vivante. (J’ajoute que la langue “morte” des IO ou des grammaires est tout aussi théorique et hypothétique que l’élève chargé d’en acquérir la “maîtrise”. Ni l’un ni l’autre ne se rencontrent dans le quotidien d’une classe.) S. Larraburu-Berouet propose, pour rendre vie à la langue, de donner aux élèves la possibilité de l’entendre dans ses variations. Pour cela, il leur faut “écouter” et “comparer” différents énoncés. Autrement dit, faire de la langue un objet dont ils se saisissent pour la faire leur.

La démarche de Serge Martin est à rapprocher de celle de S. Larraburu-Berouet. Dans son article “La voix comme sujet-relation”, il préconise, au sein de la classe, des “rencontres vocales” à partir de la lecture des textes. Leur mise en place est, à première vue, difficile. Mais on en pressent la fécondité, dans le cadre d’une classe où se parlent, en fait, de multiples langues. En clair, il s’agit, pour le professeur, de permettre aux élèves de construire leur propre langue à partir de l’écoute de l’imprévisible qui surgit dans sa profération. Serge Martin cite pour exemple, un maître qui, en 1720, avait le plaisir de voir ses élèves comme “enchaînés […] par la bouche et les oreilles” après qu’ils l’avaient écouté lire une fable de La Fontaine. Serge Martin fonde sa recherche sur les analyses de W. von Humboldt dans Introduction à l’œuvre sur le kavi, qui a pensé la langue, non comme quelque chose de fait, mais comme en train de se faire par chaque sujet parlant, installant ainsi la différence entre langue et langage. De là, en opposition aux “instrumentalistes”, Serge Martin propose d’“aiguiser le sens du langage” par ce qu’il nomme la “relation de voix”, qui n’est pas seulement ce que couramment on appelle la voix d’un auteur mais l’échange des voix entre sujets parlants, dans la mesure où la voix est le vecteur de leurs émotions, de leur vécu. Dans la mesure où, intimement liée au corps, elle suscite le “plaisir d’une écoute”.

Seconde approche de la problématique de la langue : sa confrontation à une autre langue dans la traduction. Gilles Philippe repense, en ouverture du volume, la question qui s’est posée historiquement en France et qui ne manque pas de surprendre : “Peut-on écrire de la poésie en français ?” Andrew Eastman, traducteur, aborde la question du “sens de la langue” à partir des analyses de ce que Culioli nomme les “opérations énonciatives”. Si chaque langue a son “génie” propre et chaque locuteur son “sentiment de la langue” (les notions mériteraient d’être interrogées), si elle est si différente de toute autre langue, traduire est-il une gageure ?

Autre aspect du problème : qu’est-ce qui permet d’affirmer qu’une traduction est meilleure qu’une autre ? Ou, comme l’analyse Joachim Zemmour, traducteur de Tennyson, comment traduire ce qu’il appelle de “beaux vers” (caractérisation, en soi, problématique au demeurant) ? En clair, le traducteur est-il au service du texte ou en est-il, en quelque sorte, le “re-créateur” ? Peut-il s’accorder, face au texte d’arrivé, la même liberté d’écriture que l’écrivain ? Les deux points de vue s’affrontent et se discutent. Ils mettent en lumière ce qui fait la spécificité de chaque langue, ses idiomes, ses tropes, sa morphologie, ses concepts. Sandy Pecastaing répond, à sa façon, à J. Zemmour à partir d’une étude très précise de la traduction par Baudelaire des Nouvelles fantastiques de Poe. Elle démontre que Baudelaire a su, dans sa traduction de certains mots clés de Poe, être fidèle jusqu’au scrupule voire jusqu’à la maladresse et à la faute (par exemple, l’usage du mot “rêve” dans Ligeia). Il a su également, travailler l’œuvre de Poe dans la perspective de sa propre visée, en recourant à sa propre prosodie voire à son lexique, comme en témoigne sa traduction de philosophy par “méthode”. L’analyse de Sandy Pecastaing montre que le traducteur, dans sa traduction, transporte plus ou moins et plus ou moins consciemment son moi, sa culture, la position à partir de laquelle il parle.

Point de vue approfondi par Isabelle Poulin, enseignante et traductrice, dans son article “Langues brisées et sujets en miettes”. Elle se demande, à partir des questions que posent la traduction de Dostoïevski par André Markowicz et celle d’Homère par Philippe Brunet, si l’enjeu de la fidélité au texte n’est pas fallacieux. Elle répond à la question en citant H. Meschonnic “on oublie […] que ni le lecteur ni le traducteur n’ont accès direct au texte”. Autrement dit, traduire suppose de se poser la question de la place qu’occupe l’écrivain par rapport à sa langue, de sa place de sujet parlant dans sa propre langue et dans le texte source. Comment rendre compte, en traduisant, de la “voix” d’un auteur ? Ou encore, qui parle dans Les Carnets du sous-sol de Dostoïevski, traduits par André Markowicz ? Quelle fiction construisent les variantes entre “‘auteur’, ‘mot’, ‘personnage’, ‘caractère’”, se demande Isabelle Poulin ? De là, l’idée féconde de la langue en tant qu’elle “délimite une culture” et qu’elle est, face à l’autre langue, son “point d’arrêt” à entendre comme l’“irréductible de l’autre langue”. De là, enfin, l’idée de la traduction “au croisement du poétique, du politique et de la didactique”. C’est en ce lieu que se situe l’expérimentation conduite au sein d’une classe par Paul Boucher, professeur d’anglais, professeur dont la discipline le voue, comme tout professeur de langue étrangère, à être constamment entre deux langues.

Dans son article ”Narration et apprentissage des langues“, Paul Boucher construit son analyse à partir études de chercheurs d’Amérique du Nord sur le bilinguisme. Une langue, quelle qu’elle soit, n’est pas une. Elle est parlée par des locuteurs infinis, au service de productions écrites, elles aussi, infinies, parce qu’elle met en jeu, constamment, l’identité du sujet parlant. À noter : apprendre une deuxième langue, voire une troisième, quel que soit le moment de l’apprentissage, pose des difficultés semblables à l’apprentissage d’une première langue. En effet, être bilingue – Paul Boucher met bien en valeur cet aspect du problème – c’est devoir constamment construire son identité en se situant entre deux cultures, deux sociétés à l’histoire et aux affects différents.

C’est aussi être constamment en mesure de produire un métadiscours sur les deux langues. Pour faciliter l’apprentissage d’une seconde langue, Paul Boucher démontre, dans la pratique de la classe, la “valeur thérapeutique” de la narration. Les élèves, dit-il, en écrivant leur narration, selon un déroulement séquentiel précis et selon les possibilités créatrices de la langue qu’ils acquièrent, retrouvent une nouvelle sécurité identitaire, mise à mal, dans un premier temps, par l’apprentissage de cette seconde langue. Ils ont, par le biais de la narration qu’ils ont écrite, le sentiment d’être les acteurs de leur langue, qui ne cesse de se construire, en exerçant face à elle leur responsabilité. Ce que S. Larraburu-Berouet a exprimé, elle aussi, à partir de la question de la norme. Apprendre une langue (ou deux ou trois), la traduire, l’écrire, c’est sans cesse négocier, avec soi-même, sa sensibilité, sa personnalité, sa culture. C’est s’en rendre maître.

De quoi est-il nécessaire, cependant, que professeurs et élèves se rendent “maîtres”, alors que les classes sont devenues, dans leur grande majorité, de véritables tours de Babel selon Chantal Lapeyre ? Elle interroge, à partir de ce constat, l’exigence de “maîtrise de langue” dans le cadre de la classe en prenant en compte le fait que le français parlé n’est pas un et particulièrement en classe. Point n’est besoin d’enseigner dans les banlieues des grandes villes pour savoir qu’au sein d’une classe de primaire ou de maternelle – c’est aussi vrai en collège et au lycée – la langue française se décline en de multiples langues. Quelle conduite, alors, à tenir pour les professeurs qui se doivent d’enseigner cet objet insaisissable – la langue française – dont le sens ne semble évident que dans les IO et qui, de surcroît est au contact (ou en conflit) avec de nombreuses langues maternelles étrangères parlées par les élèves ? D’où, en bref, la question que pose Chantal Lapeyre : quelle langue enseigner ? Selon ses propres termes, ce n’est ni “la langue des grands textes, de Saint-Simon, de Bossuet”, par exemple ; ni la “langue morte des grammaires” et encore moins un “idéal de langue, singulier ou collectif”.

Face à ce constat, que peut faire l’enseignant, si l’enseignement de la langue est sans objet précis ? C. Lapeyre répond à cette question qui divise les tenants d’une forme de purisme de la langue ou ceux qui, comme Evelyne Charmeux, conteste toute “légitimité” à la règle. Elle propose de travailler sur ce qui est, précisément, l’enjeu du recueil, à savoir le “sens de la langue”, à partir d’une réflexion conduite dans les deux champs de la littérature et de la psychanalyse. Le “sens de la langue” est à entendre à partir du concept lacanien de la “langue” en ce qu’elle est l’expérience que peut faire tout locuteur de sa langue, de la langue qu’il se forge, en tant que sujet, à partir des matériaux que lui offrent la langue, son vécu et sa culture. C’est ce qui fonde sa parole dans son énonciation tout autant que dans son énoncé. Le sens de la langue est, dans cette perspective, ce que fait entendre la littérature quand elle est conçue, dans le cadre de l’enseignement, non comme une sorte de langue idéale ni même comme une langue en apparence proche du langage parlé, comme le peut être la langue de Céline.

C’est la littérature considérée comme une expérience de la langue dans laquelle le lecteur, le professeur, l’élève peuvent y exercer leur “responsabilité”. Chantal Lapeyre redonne à ce mot sa vigueur étymologique. La “responsabilité” est une “réponse à apporter” à appel. Elle est la prise en compte d’un écart par rapport au matériau de la langue, son lexique, sa syntaxe, des idiomes, ses figures. Il est, alors, fructueux de penser l’enseignement de la langue à partir de l’expérience littéraire, conçue, non comme un modèle, mais comme le reflet des infinies possibilités offertes à chacun dans la pratique de la langue dans laquelle il est né et/ou dans laquelle il vit. Ou encore comme la distance nécessaire du locuteur face à la langue, telle que la précise le grammairien Ieurre dans Carus, le premier roman de Pascal Quignard. Chantal Lapeyre cite les paroles de Ieurre à propos d’un éventuel respect face à la langue : “À la vérité, si respectueux [des règles] il y a c’est l’écart dans lequel je me tiens, ou plutôt la distance très respectueuse que je mets entre moi et la langue dont je dispose.”

C’est précisément cette notion d’écart que mettent en lumière les analyses de la première section du volume consacrées à Bossuet, à Proust, à Prigent, à Césaire et à Baudelaire, écrivains que ne rapprochent ni leur époque, ni leur culture, ni leur origine sociale, ni leur place dans la société de leur temps. Les points de vue exprimés ici ont, pourtant, une visée commune : la langue de chacun de ces écrivains est l’expression d’un écart de la langue littéraire avec l’usage commun de la langue, l’usage de la communication. C’est en ce sens que l’on peut parler de la “langue” de tel ou tel écrivain. Écrire, pour un écrivain, c’est écrire en dehors de la norme qu’offre la langue. Ainsi, dans son article “Bossuet et le naturalisme de la langue”, Jean-Michel Delacompté, analyse la langue du prédicateur, réputée être l’archétype de la langue classique, de façon quelque peu inattendue. Renouvelant, par sa prise de position critique, le geste de l’écart, il rappelle que Bossuet écrivait des prêches donc des discours destinés à être oralisés. Leur fonction n’était pas de plaire mais de convaincre de la pertinence de son propos les participants à l’office. De façon qui peut paraître paradoxale, l’auteur s’attache à montrer le naturel de la langue de Bossuet, naturel qui est, en fait, le résultat d’un travail extrêmement précis sur la langue, non sur son dispositif rhétorique, mais sur tout ce qui l’apparente à l’écriture romanesque, qui se développe au moment même où Bossuet – qui affirmait ne jamais lire de romans – écrivait et prêchait. Écriture du “suspens”, de l’attente, de la dynamique propre aux événements. Écriture qui n’avait rien à envier à ses lointains modèles antiques, Cicéron ou Démosthène.

Cette expérience de l’écart est tout autant poétique que politique chez Césaire. Dans une démarche aussi singulière que celle de Jean-Michel Delacomptée, Jérôme Roger interroge le mot de francophonie qui vient à l’esprit pour analyser l’œuvre de Césaire. Le mot même tait ou suggère que la voix est l’“objet d’un silence théorique” selon lui, dans l’étude de Cahier d’un retour au pays natal. Dans le poème de Césaire, Jérôme Roger met au jour la recherche d’un écart maximal entre la langue française, que l’écrivain a travaillée sur les bancs de Normal Sup, avec sa “langue matricielle”. La recherche de Césaire est également politique dans la mesure où elle se veut en réaction contre la pression ambiante, à son époque, de “donner à la conscience française son chant”, comme l’a exprimé Aragon. Césaire, lui, se donne pour mission de faire jaillir la langue, sa langue à partir de son fonds culturel. Il cherche en quelque sorte à “défranciser” le français, selon le mot de Sartre. Il s’agit pour le poète de se réapproprier sa langue et, par ce biais, sa culture dont la colonisation l’a spolié. Pour cela, il lui a fallu sans cesse creuser l’écart entre les deux langues.

Ou encore, faire ce que Proust n’a cessé de faire, comme le montre Marie-Corinne Baron dans l’article qu’elle consacre à la Recherche, de “repousser”, à leurs limites, les contraintes de la langue. Marie-Corinne Baron montre, dans son étude, à partir de l’exemple très connu des clochers de Martinville, comment Proust est passé de l’instantanéité du perçu à la temporalité du dire, de l’impression à l’écriture, par la médiation de la mémoire. Passage dont le linguiste Guillaume avait déjà analysé le mécanisme pour montrer, dans une perspective proche de la phénoménologie, comment le senti peut s’inscrire dans la langue. Passage qui s’est opéré chez Proust au fur et à mesure qu’il a pris la mesure de son œuvre en train de s’écrire en puisant dans tout le matériau de la langue dont il disposait pour affûter la pointe de son style. Proust, en ce sens, a appliqué la règle qu’il s’était fixée, comme le rapporte Marie-Corinne Baron. Dans une lettre à Madame Strauss, il avait affirmé que “la seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer”. Avec pour ambition de l’écrivain, de faire “éprouver une autre réalité” au lecteur ou encore du “jamais-encore perçu”. C’est le point de vue que développe Chloé Laplantine dans son article “La langue de Baudelaire avec Benveniste”. Elle a conduit ses recherches, qu’elle vient de publier, à partir de manuscrits de Benveniste sur une poétique de Baudelaire. En mettant en cause l’application de la règle structuraliste d’analyse au poème, qui, selon lui, ne prend pas en compte la position du sujet, le linguiste y jette les bases d’une linguistique nouvelle adéquate à l’analyse des textes littéraires dont le fonctionnement diffère de celui du langage de la communication. Ce qui est particulièrement vrai pour la langue du poème qui dit autre chose que ce que les mots semblent pouvoir dire.

C’est aussi cela que met en lumière Hervé Castanet dans son article “La parole est une modalité de la jouissance”, consacré à la poésie de Christian Prigent. À la suite du poète, il pense la création poétique à partir de la composante pulsionnelle de la langue. Les écrits de Christian Prigent portent la trace de la “langue” telle que Lacan l’a conceptualisée, c’est-à-dire une langue contenant les traces de la pulsion. L’écriture de Prigent est “agencée comme ces montages pulsionnels” décrits par Lacan à propos d’un montage surréaliste. Prigent, qu’Hervé Castanet cite longuement, cherche à écrire ce qui, dans la langue, en quelque sorte fait “trou”, c’est-à-dire “là où le sens s’arrête”. Comme quelque chose qui aspire le sens. La langue est, alors, l’expression d’une jouissance. Cependant, Prigent – Hervé Castanet le montre – n’écrit pas contre ou avec les concepts linguistiques, ni contre ou avec la psychanalyse mais dans une sorte de corps à corps avec la langue. En ce sens, pour Hervé Castanet, dans la langue de Prigent, dans son écriture, comme l’a dit Lacan “se lit un effet de langage”, qui conduit à penser, à la suite du poète, la question des “genres” littéraires, comme des postures d’énonciation.

En conclusion, un regret : le volume aurait pu faire place aux nombreuses expériences innovantes conduites par des enseignants pour que leurs élèves se confrontent à la langue, en utilisant, par exemple, les ressources multiples de l’informatique, les nouvelles technologies qui peuvent s’avérer être un outil efficace pour s’approprier une langue, comme l’est l’apprentissage de la narration pratiqué par Paul Boucher. Un exemple entre autres : Jean-Michel Le Baut, dans un lycée de Brest, imagine d’étudier Lorenzaccio en créant, avec ses élèves, un blog pour un jeu de rôles   . Il est possible de “s’attaquer” à la langue en utilisant les possibilités des traitements de textes et des outils informatiques. Cela se fait depuis de nombreuses années   . Depuis, la technologie a considérablement évolué. Elle n’est pas la panacée mais elle permet souvent de poser les questions de façon nouvelle.
À cette réserve près, l’intérêt de ce recueil très dense est triple. Le premier est l’originalité de sa démarche. La théorie et l’analyse de l’écriture littéraire sont ici partie prenante de ce qui se joue dans l’enseignement de la langue aujourd’hui. Les points de vue développés sont différents, mais souvent se répondent, se complètent voire s’opposent. À noter : la plupart des auteurs sont des enseignants en charge de former de jeunes professeurs, qui se posent dans leurs études et auxquels va se poser dans la pratique quotidienne de la classe, à un moment donné, la question cruciale du rapport de chacun des élèves à la langue, à sa langue, qu’il soit en maternelle, au lycée ou à l’université.

Le deuxième intérêt est une tentative d’élucidation du fait linguistique. Certes, la visée est ambitieuse, mais elle considère, avec la même attention, tout locuteur face à l’obligation de se servir de la langue – ce matériau extraordinaire dont il hérite à sa naissance – et, progressivement, de la circonvenir et d’exercer son emprise sur elle. De faire de la langue, non plus un simple outil fonctionnel de communication, mais une partie de soi. Le troisième intérêt du volume est dans la diversité de ses lecteurs potentiels. Il peut trouver, en effet, un écho auprès de non spécialistes, locuteurs bilingues ou trilingues, qui ont, dans leur pratique quotidienne, à négocier sans cesse entre plusieurs langues. Le volume s’adresse également aux professionnels de la langue, traducteurs, écrivains et professeurs et plus particulièrement à tous les nombreux enseignants à l’écoute de leurs élèves et soucieux que ceux-ci ne soient plus en situation d’étrangeté par rapport à la langue parlée par eux-mêmes, mais qu’ils soient en mesure de construire leur propre langue. “Madame, vous parlez comme Dom Juan”, m’a dit un jour une élève de seconde. Elle nommait ainsi parfaitement la distance entre ses capacités linguistiques et ma pratique de la langue dans le cadre de la classe. C’est bien de cet écart dont traite le recueil.

En bref, hier comme aujourd’hui, l’enjeu de la langue est le même et toujours à repenser, à travailler. La mission des enseignants est toujours aussi difficile. Il faut que la langue soit, pour l’élève, le lieu d’interrogations multiples et un espace où l’erreur soit féconde. Il faut, également, faire en sorte que chaque élève, par son travail sur la langue, contre elle et avec elle, puisse, un jour, suivre les traces de Proust (cité dans l’introduction du volume) qui préconisait de "faire sa langue comme chaque violoniste est obligé de faire son "son" ". Pour cela, Chantal Lapeyre, Isabelle Poulain, Jérôme Roger, les initiateurs du projet, l’affirment dans leur introduction : il faut rendre à la langue son énergie, c’est-à-dire la “force d’invention du langage” pour que, in fine, chaque locuteur, chaque élève, grâce à elle, y structure son identité, devienne soi-même dans la société et soit à même d’y exercer, à son tour, pleinement son sens critique.