Sous forme d'entretiens sans concession, John Gerassi reprend la biographie de Sartre là où Les Mots s'étaient achevés.

C’est un document inédit, rare et donc précieux que nous offre John Gerassi. Les 500 meilleures pages des deux mille et quelques jamais publiées, retranscriptions minutieuses des soixante-dix cassettes d’enregistrement, elles-mêmes transférées sur une douzaine de bobines vendues à la Beinecke Library de Yale lorsque, de retour d’Europe, il s’était retrouvé "sans le sou et au chômage". Cette incroyable somme documentaire est le fruit d’un projet biographique qui, à l’image de nombre d’ouvrages de Sartre, n’a jamais été achevé. Il faut dire que l’acte de naissance de ce projet est pure contingence. Au cours d’un déjeuner à la Palette, rue de Seine, Sartre et John Gerassi sont importunés par un inconnu, il souhaite savoir quand le philosophe-écrivain écrira la suite des Mots. Sartre et Gerassi passent alors un accord : Gerassi écrira sa biographie, Sartre lui en assure l’exclusivité, comme l’atteste la lettre écrite de sa main, sur la table de bistro, reproduite en ouverture des Entretiens avec Sartre. Dès lors, tous les vendredis ou presque, de novembre 1970 à novembre 1974, John Gerassi se rend chez Sartre et enregistre chacun de leurs entretiens.

Tenant son engagement, Gerassi débute ces entretiens là où s’achèvent Les Mots. Le séjour rochelais de Sartre après le remariage de sa mère est le point de départ de ces entrevues au cours desquelles Gerassi souhaite comprendre "comment un bon bourgeois qui ne s’était jamais rebellé contre sa propre classe avait pu se retrouver révolutionnaire."   Comme le Sartre autobiographe qui se refuse à n’être qu’un souleveur de couvercle, fidèle ainsi à la définition qu’il donnait dans L’Etre et le Néant – le passé n’est pas contenu dans une petite boîte hermétique ; il n’existe que par le projet actuel de l’écrivain -, le Sartre interviewé relit son passé à l’aune de sa nouvelle posture : celle d’un bourgeois devenu révolutionnaire ou d’un révolutionnaire anciennement bourgeois. "Je pense, dit Sartre à Gerassi en juin 1972, qu’il est extrêmement important de montrer que si un écrivain écrit et pense avec sincérité, il finira révolutionnaire."   Cette affirmation, Sartre ne peut la tenir qu’après avoir vécu le choc de 1968 qu’il n’intellectualise que deux ans après les événements, en 1970. Sartre comprend alors que "tout est politique" et qu’il n’est plus temps d’être un "petit bourgeois". Témoignages de cette révélation, les Entretiens avec Sartre s’inscrivent donc dans la logique autobiographique de l’écrivain, celle d’un dessaisissement de soi et d’une conversion. Chaque épisode d’écriture de soi chez Sartre correspond en effet à un moment existentiel particulier, à une crise et à un engagement. En 1939-1940, Sartre est mobilisé, découvre son historicité et écrit ses Carnets. En 1953, il se rapproche des communistes et écrit le premier chapitre de Jean sans terre. En 1963, enfin, c’est la fin de la guerre d’Algérie, il reprend son autobiographie, l’achève et change le titre, ce sera Les Mots, adieu définitif à la Littérature comme religion.

En 1970, nouvelle rupture donc. Cette fois pourtant il ne s’agit plus de s’écrire mais de se dire avec Gerassi ou de se jouer avec Alexandre Astruc et Michel Contat qui, parallèlement aux rencontres avec John Gerassi, entre mars et février 1972, tournent une suite des Mots. Après avoir tout d’abord refusé d’être filmé, Sartre se laisse convaincre par Simone de Beauvoir qui lui soutient que "la télévision, c’est important."  

Cependant, dans ce film, présenté à Cannes en 1976, le projet sartrien d’orienter son récit de son adolescence à ses soixante-sept ans pour montrer l’évolution nécessaire d’un intellectuel en politique est pollué par la médiation de la caméra. Alors que Alexandre Astruc et Michel Contat définissent leur film comme "un essai d’autobiographie filmée" et déclarent avoir cherché non pas à faire une interview de Sartre mais à "filmer une conversation"   , s’effaçant par là-même en tant que réalisateurs, le cadrage, le montage, les ajouts d’images et de sons extérieurs plombent la narration filmique et concourent à présenter non pas un Sartre par lui-même mais un "Sartre malgré lui-même"   qui loin d’être un "homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui"   se voit panthéonisé. L’écueil est évité par Gerassi qui, en conservant intacte la parole de l’écrivain-philosophe, nous donne à voir un Sartre sans tabou : potache, drogué, vulgaire. Il respecte le vœu de Sartre : ne pas s’attarder sur la philosophie - "Laissons ça aux universitaires" - et se concentrer sur "le vivant."   C’est réussi. Libre, vivante, la parole de Sartre n’est pas un écho, elle est là. Si pour la biographe de Sartre, Annie Cohen-Solal, Sartre par lui-même est une mise à mort symbolique de son sujet   , Entretiens avec Sartre nous le rend présent. Nous ne pouvons donc que louer l’échec de la biographie qui n’aurait sans doute pas permis la publication de ces entretiens entendus alors comme préparatoires et non comme finalité.
C’est aussi et surtout à l’interlocuteur de Sartre que nous devons la qualité des échanges. Contrairement à la caméra d’Astruc, il est sans concession avec son sujet. Sartre doit rendre des comptes sur son attitude en Italie en 1937   ou sur son aveuglement concernant la Russie   . Interlocuteur privilégié, Gerassi n’est pas extérieur à la vie de Sartre comme Michel Contat et Alexandre Astruc mais il n’est pas non plus un intime comme Simone de Beauvoir qui retranscrit ses entretiens avec Sartre dans La Cérémonie des adieux. Fils d’une des meilleures amies de Beauvoir, Stepha, et d’un des grands amis de Sartre, Fernando, il fait partie de la "famille" - non pas que sa filiation lui ait donné un droit d’entrée mais parce qu’il fait preuve d’esprit critique à l’encontre de Sartre   . Et c’est la vie de cet enfant de Sartre qui transparaît en filigrane dans ces conversations. Une vie trépidante faite de voyages et de rencontres. Une vie d’écriture et d’engagement